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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Gars du large

(Spawn of the North)

L'histoire

En Alaska, l’activité principale est la pèche au saumon. C’est entre autres celle de deux amis d’enfance, Tyler Dawson et Jim Kimmerlee. Si Jim a réussi à s’offrir son propre bateau et prospère, Tyler rêve, lui, de s’offrir son propre schooner sans y parvenir. Envieux de la réussite de son entourage, il va petit à petit se laisser convaincre par des voleurs de saumons menés par le pirate Red Skain de s’associer à eux, au risque de voir Jim se dresser contre lui, et de menacer l’équilibre de la petite communauté locale.


 

Analyse et critique

En 1937, Henry Hathaway connaît le succès avec Âmes à la mer, un film d’aventures maritimes mettant en scène Gary Cooper et George Raft. Dans une logique toute hollywoodienne, la même recette est donc reprise pour son film suivant : des bateaux et George Raft pour une production présentée comme une déclinaison non officielle de son succès récent. Ce sera Les Gars du large, un nouveau film d’aventures qui se déroule dans les décors sublimes de l’Alaska et se distingue par de nombreuses scènes spectaculaires. Etonnamment, le film s’ouvre sur des séquences que l’on croirait tout droit issues d’un documentaire animalier, décrivant l’écosystème du grand Nord, et particulièrement la vie du saumon. Une manière d’éduquer le public, de situer pour lui la réalité de l’Alaska qui n’est alors pas encore un Etat (il deviendra le 49e Etat de l’Union en 1959, quelques mois avant Hawaï), un monde encore sauvage qui met en évidence l’existence d’une frontier encore vivante, cette notion typiquement américaine qui marque la limite entre la civilisation et le monde sauvage, que l’on se doit de conquérir et de convertir.


Par cette introduction, Les Gars du large se fait de manière assumée le continuateur du western, présentant l’Alaska comme la dernière frontier. La loi se crée sous nos yeux, comme dans ces territoires sur le point de devenir un Etat que l’on voit régulièrement dans le genre. Plusieurs parallèles se font alors évidents. Il n’y a pas de barbelés posés sur la prairie, mais des pièges sur l’océan, qui protègent le poisson des pêcheurs les plus riches et sont sur le point de faire émerger une caste de propriétaires puissants, qui dessine la structure de la société à venir. On y retrouve également une dimension pastorale traditionnelle du western, avec l’océan pour prairie et le charme des montagnes illustré par la scène durant laquelle Jim fait sentir des fleurs à Dian, sa fiancée. Hathaway n’hésite pas à intégrer les éléments classiques du genre, avec le journal de la communauté, son hôtel-saloon, sa fête traditionnelle et même des Indiens en toile de fond, bien qu’ils ne jouent aucun rôle dans l’intrigue. Et puis il y a évidemment Jim, l’homme droit qui va apporter la loi dans le territoire et transformer l’Alaska en une terre civilisée, à même d’être un membre à part entière des Etats-Unis d’Amérique. Cet homme qui incarne l’avenir et la justice, il est évidemment interprété par Henry Fonda, qui représente dans l’esprit de tout cinéphile ce rôle et qui semble ici préparer, en mineur, son interprétation de Lincoln dans Vers sa destinée l’année suivante.


Mais loin d’être un western maquillé, Les Gars du large fait en réalité deux choses en même temps et embrasse également une forme bien plus contemporaine, en s’inscrivant également dans le registre du film de gangsters. Cette fois dimension apparaît en observant le récit du point de vue de Tyler, un homme de volonté mais qui ne peut pas accéder au rêve américain, faute de moyens. Autour de lui certains ont réussi, et lui voudrait faire pareil. Alors, sous la mauvaise influence du pirate Red Skain, il devient un gangster de la mer, d’abord à petite échelle en volant quelques poissons puis en grimpant l’échelle sociale par son versant le plus négatif en s’associant à Red Skain pour voler les pièges. C’est la bascule classique de tous les anti-héros de ce que l’on a appelé le cinéma social, rarement présentés comme des personnages intrinsèquement néfastes, mais plutôt comme des ambitieux qui voient le rêve américain inaccessible et empruntent la seule voie qui leur reste disponible pour s’accomplir, celle du crime. Un personnage plus subversif que le héros de western traditionnel, qui démontre que la société américaine porte, dans son idéal même, le crime. Dans Les Gars du large, le discours de Tyler s’inscrit parfaitement dans le genre. Mais pas seulement, on en retrouve également certains codes visuels, notamment lors de la grande fusillade du film, sèche et ultraviolente, qui est bien plus proche de celle d’un Scarface que de la confrontation d’un sympathique film d’aventures. Et puis, bien sûr, il y a l’évidente utilisation de George Raft, parfois trop souvent réduit aux rôles qu’il refusa au profit de Bogart (La Grande évasion, Le Faucon maltais) et qui démontre ici sa grande aisance dans le registre, en trouvant en Tyler ce qui est probablement l’un de ses rôles les plus convaincants. Certes, l’amitié qui lie Jim à Tyler - et le fait que le film soit tourné en 38 et pas en 33 -, fait que ce dernier « rachètera son âme » - dixit le journaliste - à la fin du film. Mais il ne faut pas se tromper, jamais Hathaway ne filme Tyler comme un anti-héros, ou comme le faire-valoir de Jim. Au contraire, il lui donne la même importance et le même droit à la parole, mettant à niveau la société américaine idéalisée, celle de Jim, et son pendant réel, celui de Tyler.


Ainsi, Henry Hathaway associe dans Les Gars du large deux figures typiques de l’Amérique. D’une part Jim, l’homme de la morale et de la loi, en avance sur son temps, qui construit la civilisation et marche vers une utopie. De l’autre le gangster, Tyler, qui est confronté à la réalité de cette civilisation et se dirige involontairement mais inexorablement vers le crime. Le héros légendaire et l’anti-héros moderne sont associés, ils sont proches l’un de l’autre comme le démontre leur amitié, sur laquelle le cinéaste insiste largement dans la première moitié du film et qui finalement, sera le socle de la construction de la communauté dans sa conclusion. C’est cela l’Amérique de Hathaway dans Les Gars du large, l’idéal et son versant obscur, indissociables l’un de l’autre pour construire la société.


Le défi pour Henry Hathaway était de réaliser un film cohérent à partir de ce récit semble-t-il composite. Il y réussit parfaitement. Le cinéaste a toujours brillé par sa maîtrise technique et il le démontre à nouveau, offrant un spectacle passionnant, y compris dans une première partie plus légère. L’otarie de Tyler notamment, qui sert de ressort comique, pourrait paraître totalement incongrue mais l’ensemble fonctionne, et l'on rit même souvent de bon cœur devant ce récit qui se distingue pourtant avant tout par ses aspects dramatiques. Le talent de Hathaway se met aussi évidemment en évidence dans les séquences les plus complexes, qui nous offrent plusieurs moments extrêmement spectaculaires. Les scènes autour des icebergs et de leurs chutes, ainsi que la grande fusillade font à elles seules que Les Gars du large vaut le détour. Les effets spéciaux du film lui vaudront d’ailleurs un Oscar d’honneur mérité lors de la cérémonie de 1939 et un succès public majeur, au point que le film connaîtra un remake en 1954 (Alaska Seas de Jerry Hopper). En bref, voici un divertissement extrêmement solide, typique du cinéma de Henry Hathaway, doublé d’un propos particulièrement intéressant sur le rêve américain.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 31 octobre 2022