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Critique de film
Le film
Affiche du film

Âmes à la mer

(Souls at Sea)

L'histoire

Taylor, un marin, a été contacté, en raison de son passé, par les autorités pour infiltrer le milieu des esclavagistes. À bord d'un navire, il a une altercation avec un sympathisant des négriers, à la suite de laquelle le bateau prend feu. Il organise l'évacuation et ordonne à l'équipage de sauter. La femme qu'il aime le dénonce alors...

Analyse et critique

Ames à la mer est une production Paramount pensée pour surfer sur le succès des Révoltés du Bounty (1935) de Frank Lloyd. Tout comme ce dernier, il repose sur un drame maritime réel, à savoir le naufrage du « William Brown » en 1841, drame qui vit Alexander Holmes, un membre de l’équipage, abattre des passagers afin d’assurer le maintien d’un canot de sauvetage. L’affaire donna lieu à un procès retentissant qui vit Holmes payer une amende et effectuer six mois de prison. Ces éléments occupent le début du film de Henry Hathaway avec le procès qui débouche sur un long flash-back, puis la fin où a lieu l’impressionnante scène de naufrage. Entretemps, le scénario change les noms des protagonistes et s’autorise des détours plus romanesques dans ses péripéties et ses thèmes.

Le film s’ouvre sur une impressionnante évocation de la traite d’esclaves avec une scène au sein d’un navire négrier. Hathaway filme frontalement la cale exiguë où s’entassent les malheureux, et la bande-son se baigne de leur chant tribal et funèbre jusqu’à ce qu’ils aient l’opportunité de se venger d’un capitaine sadique. C’est un drôle de cadre et une curieuse manière de caractériser Nuggin Taylor (Gary Cooper), le héros de l’histoire. L’érudition qu’il montre face à son ami plus rustre Powdah (George Raft) suffit pourtant à nous le faire ressentir comme extérieur à ces pratiques, ce que nous confirmera le récit. Nuggin est un farouche abolitionniste investissant les bateaux négriers pour libérer les esclaves. L’histoire ne développera malheureusement pas plus son passé et les motivations l’amenant à cet engagement, tandis que Powdah, pourtant un vrai esclavagiste, est adouci et rendu sympathique à la demande de George Raft qui avait initialement refusé le rôle - qu’il acceptera après avoir été suspendu par le studio. Le charisme des deux stars compense ces raccourcis/édulcorations et le récit, qui s’éloigne de ce sujet initial, va alterner entre romance et suspense.

Tout se joue lors d’un nouveau périple maritime vers les Etats-Unis où se nouent dans enjeux intimes et collectifs. Nuggin poursuit sa croisade incognito en surveillant un officier anglais (Henry Wilcoxon), qui a une activité secrète de négrier et dont notre héros va s’amouracher de la sœur Margaret (Frances Dee). Nuggin, entaché d’une réputation douteuse factice, se confronte à la lutte des classes ainsi qu'à des préjugés face à un nanti corrompu. Hathaway s’appuie sur le charisme de sa star dont la beauté et la droiture qu’il inspire valent tous les dialogues justificatifs ; Margaret s’interroge mais ne doute jamais de lui, à la manière du spectateur qui ne peut imaginer un Gary Cooper négatif. Le traitement est finalement plus intéressant pour Powdah, également sous le charme de Babsie (Olympe Bradna), une ancienne femme de chambre partie chercher fortune aux Etats-Unis. A travers eux, Hathaway déploie un dessein plus collectif de ces passagers laissant leur passé, leurs maux et les inégalités qui les entravaient en Angleterre pour se racheter une virginité dans le Nouveau Monde. On le ressent dans certains dialogues de Babsie, dans la manière qu’a Hathaway de filmer toutes les couches sociales du navire. Certains montages alternés annoncent très clairement le Titanic de James Cameron lorsqu'on passe du bal habillé et guindé des nantis aux danses plus libérées des couches pauvres du navire. La scène de naufrage participera aussi de ce sentiment de réminiscence mais tout cela reste plus survolé, est moins évocateur dans le film de Hathaway qui file plus droit, parfois trop. Le film avait apparemment une teneur de prestige, plus épique, dans son objectif initial et l’exploitation commerciale qui devait en être faite. Le montage est finalement réduit à 92 minutes et se révèle plus alerte et direct pour le meilleur, mais manque de complexité dans ses événements et la caractérisation de ses personnages pour le moins bon.

Néanmoins, le talent de Hathaway pour croquer et rendre un protagoniste attachant en un rien joue à plein avec les deux personnages féminins. Babsie est très touchante dans les aspirations modestes qu’elle vise aux Etats-Unis, et trouve à travers Powdah une âme sœur propre à l’aimer et la soutenir. C’est d’autant plus touchant lorsque intervient le naufrage et son lot de terribles sacrifices dans lesquels Hathaway mêle son impressionnant savoir-faire spectaculaire à une noirceur où il n’hésite pas à faire mourir une enfant. La qualité de la séquence vient en partie, et comme souvent, des velléités réalistes de Hathaway qui sort des studios et filme les passages maritimes en extérieurs aux abords de l’île Catalina. Le film y gagne en immersion et le montage alterne habilement avec les intérieurs studio. Ce que le script rend parfois trop simplifié ou mécanique éclate donc dans le naufrage final et le fameux moment « héroïque » où Taylor abat certains passagers pour maintenir le canot de sauvetage. L’acceptation du récit trouve en contrepoint la brutalité assez frontale et choquante de Taylor telle qu’elle est filmée sans ambages par Henry Hathaway. Cela donne donc un beau film d’aventures, parfaitement à cheval entre la contrainte des conventions et l’audace de sa mise en scène.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 12 octobre 2022