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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Funérailles des roses

(Bara no sôretsu)

L'histoire

Tokyo, fin des années 1960. Eddie, jeune drag-queen, est la favorite de Gonda, propriétaire du bar Genet où elle travaille. Cette relation provoque la jalousie de la maîtresse de Gonda, Leda, drag-queen plus âgée et matrone du bar. Eddie et Gonda se demandent alors comment se débarrasser de cette dernière...

Analyse et critique


« Je suis la pluie et le couteau, je suis le soufflet et la joue... »

« ...Je suis les membres et la roue, et la victime et le bourreau », citation tirée du poème L'Héautontimorouménos de Charles Baudelaire (titre grec signifiant « bourreau de soi-même ») ouvre Les Funérailles des roses et porte en elle, déjà, les germes de l'œuvre. L'ouverture, après la Seconde Guerre mondiale, du premier bar gay de Tokyo dans le quartier de Shinjuku ne tarde pas à en faire le lieu de réunion des populations LGBTQ+ de l'époque. Moins réprimé que dans d'autres territoires (même si pas complètement accepté non plus), le milieu gay de Tokyo est l'un des plus vivaces de l'époque dans les années 60. Rapidement appelé les « Gay Boys », les drag-queen ou travestis (même si une certaine distinction entre les deux peut exister depuis) en sont une partie intégrante et bénéficient d'une certaine visibilité au sein de la société Japonaise. Ils sont présents dans les médias, la culture, et sont parfois même engagés afin de remplacer des hôtesses d'accueil. Maruyama alias Akihiro Micua, citée en exemple dans le long-métrage, est une star transgenre et jouera notamment dans une adaptation de la pièce de Mishima, Le Lézard noir. Matsumoto va choisir de raconter l'histoire du quartier de Shinjuku et de ces gens.


Né en 1932, il est rapidement attiré par le cinéma expérimental et les formes. Cinéaste plasticien, il réalisera plus de 40 courts-métrages expérimentaux mais aussi des films documentaires qui mettront en avant divers métiers japonais. Cherchant un véritable travesti pour le premier rôle, il erre dans plus de 200 bars de Shinjuku avant de rencontrer Peter, 17 ans. C'est le coup de foudre, Peter sera Eddie et Eddie est Peter. Déjà, la réalité et la fiction s'entremêlent. Matsumoto le souhaite bien évidemment et il va d'ailleurs se faire un plaisir de jouer constamment entre les lignes. A plusieurs reprises, dans le long-métrage, sont interrogés les propres acteurs du film. Ces courtes séquences contrebalancent la fiction puisqu'elles dressent un portrait différent des acteurs/personnages. Si Peter valide la ressemblance avec Eddie, la tenancière qui tient un rôle d'antagoniste se révèle beaucoup plus sympathique dans son « vrai » rôle. Flash du cinéma-vérité de Godard, le réalisateur interroge aussi des anonymes sur leur sexualité. Ceux-ci s'expriment face caméra et racontent leurs histoires. Certains sont gays depuis toujours, d'autres le sont devenus il y a deux mois parce qu'ils « aiment ça ».


Ces séquences racontent avant tout une libération. Libération des mœurs et de la parole. La libération des peuples, elle aussi, est au centre des préoccupations des années 60 dans de nombreux pays de monde. Matsumoto, lui, avait déjà montré des images de révoltes et de répressions policières dans son court-métrage de 1969, For My Crushed Right Eye (sorte de long trailer du film susnommé) et va faire de même dans Les Funérailles des roses, inscrivant son film dans une dimension politique et contestataire. C'est alors l'apanage des cinéastes de la nouvelle vague japonaise. Ôshima avec Journal d'un voleur de Shinjuku (sorti lui aussi en 1969 et partageant comme décor le quartier de Shinjuku et une mise en avant de la sexualité) ou L'Empire des sens va chercher à choquer la société japonaise et éveiller les consciences. Matsumoto partage aussi des idéaux anarchistes et révolutionnaires avec Terayama et son essentiel Jetons les livres et sortons dans les rues, en 1971. L'un des personnages du long-métrage s'appelle d'ailleurs Guevara, fait du cinéma, organise des projections, trafique les images de la télévision en les déformant. Matsumoto donne en même temps à voir la naissance du cinéma expérimental (« Jokas Menas » est ironiquement évoqué), d'une nouvelle cinématographie qui va bientôt se diffuser partout.


Shinjuku, à cette époque, n'est pas seulement le quartier gay, il est aussi celui des artistes et de la prostitution. C'est l'équivalent d'un Greenwich Village à Londres ou du Quartier Latin à Paris, des espaces de liberté créatrice exceptionnels. Roland Barthes, dans son séminal ouvrage L'Empire des Signes (1970), où il raconte ses différents voyages au Japon, décrira lui aussi cette effervescence. Eminemment considéré au Japon, Barthes fait partie de la même génération d'auteurs que Genet ou Bataille, des auteurs eux-mêmes affiliés à une culture de la transgression (auxquels il faut bien sûr ajouter Sade) qui vont intensément inspirer Matsumoto. Le bar où se déroule une partie de l'intrigue s'appelle d'ailleurs le Genet. Leda (Osamu Ogasawara) en est la patronne. Elle aussi est un travesti et elle jalouse le jeune Peter. Peter est jeune, beau, désiré, alors que Leda n'est plus que la tenancière du bar et de fait ne fait plus rêver grand monde. Matsumoto met en exergue un véritable face-à-face entre les deux générations, qui a en même temps lieu dans la réalité puisque Peter lui pique aussi la vedette sur la scène queer de l'époque.


Lorsque Leda se regarde dans le miroir, se questionnant sur sa beauté telle la reine sorcière dans Blanche Neige et les sept nains, c'est le visage d'Eddie qui apparaît en surimpression. Plus tard, le face-à-face prendra corps dans une parodie de duels westerniens... avec des pistolets factices ! La parodie, via notamment l'utilisation du slapstick, est l'un des nombreux autres aspects du film. Matsumoto l'utilise à diverses reprises, comme pour contrebalancer certaines séquences qui, dans n'importe quelle autre fiction, auraient accentué le drame. Lorsque Eddie et Leda se battent, ou lorsque des jeunes femmes invectivent les travestis, c'est l'exagération, à la manière des films de Chaplin ou Keaton, plutôt que la violence pure qui est choisie par Matsumoto. Cherche-t-il à éviter le drame à valeur sociale, le « sérieux » documentaire alors qu'il souhaite avant tout à mettre en lumière une population jusqu'alors invisible dans le cinéma Japonais ? Cette ambition semble plus participer d'une volonté de distanciation globale. A la manière d'un Godard au début des années 60, Matsumoto souhaite rompre l'illusion.


Théorisé par Brecht, essence du théâtre japonais, il s'agit d'interrompre le processus naturel d'identification du spectateur ou du lecteur aux personnages auxquels il est confronté. Brecht mentionne que ce principe se place à la « frontière de l'esthétique et du politique », afin de « faire percevoir un objet, un personnage, un processus, et en même temps le rendre insolite, étrange », et de « prendre ses distances par rapport à la réalité. » (1) Lorsque Matsumoto décide de moquer ses personnages via le slapstick, c'est pour accentuer leur profondeur et leur donner une autre dimension, une dimension politique et sociétale. Ils sont comme les autres, ils sont différents, ils existent. Matsumoto utilise aussi avec ironie des cartons comme « Quelle intrigue subtile et mystérieuse ! » ou « Censure » quand les travestis femmes font leur besoin dans les urinoirs des hommes sous le regard interloqué de ceux-ci. Eddie, Leda et les autres sont ainsi, d'abord, des hommes qui se travestissent en femmes pour jouer un rôle... et qui jouent le rôle de travestis qui jouent un rôle dans le film. Cette quadruple couche raconte l'histoire d'une transformation, d'une évolution, de multiples facettes. Des scènes de réveils, à nu (physiquement et en tant « qu'hommes », sans costume), au moment de préparation du travestissement (des acteurs qui s'apprêtent à rentrer en scène), aux séquences de cinéma-vérité (dialogues face caméra) puis des soirées où ils sont travestis, Matsumoto raconte toute la complexité psychologique du travestissement. Le travestissement est une transgression, transgression des codes dominants, des règles établies. 


C'est aussi l'un des sujets principaux du mythe d'Œdipe, centre fictionnel de l'œuvre de Mastocytose. Œdipe, devenu un complexe sous les écrits de Freud et l'un des plus grands concepts psychanalytiques de notre histoire moderne, est d'abord un héros de la mythologie grecque. Fils de Jocaste et Laïos (qui a donné son nom à l'expression laïus), il est abandonné par ces derniers à la suite des dires de l'Oracle de Delphes, qui leur a annoncé un peu plus tôt qu'ils auraient un fils et que celui-ci tuerait son père et épouserait sa mère. Certaines variations du mythe expliquent la féroce déclaration de l'Oracle comme réponse à un acte malveillant commis par le père, l'enlèvement du fils d'un autre comme une première et fondatrice transgression. La deuxième sera l'abandon d'un enfant et sa mutilation. Lorsque Œdipe tue son père, sans le savoir, alors qu'ils se trouvent tous les deux sur la même route, il fait à son père ce que ce dernier avait voulu lui faire : le tuer. Les transgressions cachées du père infiltrent à son insu les agissements du fils. Lorsque la mère d'Eddie couche avec un homme qui n'est pas le père de Peter, ce dernier est humilié et décide de tuer sa mère et l'inconnu. Il se venge, il venge son père qu'il ne connait pas et dont il ne sait rien.


Œdipe, parvenant alors à Thèbes, libère la ville en répondant aux énigmes de la Sphinge et est remercié par le régent qui lui offre Jocaste en mariage. Après de nouvelles évolutions, tout s'éclaire et le drame éclate. Œdipe est le fils de Jocaste. Jocaste est la mère d’Œdipe. La prophétie est accomplie. Cette dernière se suicide alors que lui-même se mutile... comme il l'a été par ses parents. Matsumoto ayant inversé le mythe (comme le travesti inverse son apparence, devenant homme ou femme), Eddie (jeu de mot avec Œdipe) ne va pas épouser sa mère mais coucher avec son père inconnu. Père qui est aussi l’amant d’Eda, clé de la rivalité entre les deux femmes. Il est d'ailleurs  étonnant de voir Yoshio Tsuchiya dans ce rôle, lui un habitué de Kurosawa (Les Sept Samouraïs, Yojimbo, Sanjuro, La Forteresse cachée) ou du kaijū eiga, le film de monstre japonais. C’est  le jeune Peter et ses amis (du quotidien et dans la fiction) qui, l’ayant vu jouer dans des films à la télévision, l’auraient choisi à la suite d’un panel proposé par Matsumoto. A nouveau, donc, les transgressions cachées du père (abandonner sa famille, être attiré sexuellement par des travestis) impactent la vie du fils. Lorsque éclate la vérité, qu’elle est visible aux yeux des deux protagonistes, ceux-ci ne peuvent le supporter et s’octroient le même châtiment qu’Œdipe : ils se crèvent les yeux comme pour ne plus jamais se voir, pour ne plus jamais voir l’ultime transgression commise, transgression devenue crime.


Les Funérailles des roses est une météorite. Un objet non identifié, non identifiable. Il est une transgression cinématographique car bousculant les codes, les règles. C'est une œuvre multiple, à la fois fictionnelle et documentaire, comédie et drame, protéiforme et unilatérale, mystique et réaliste. Matsumoto brosse le portrait d'une époque et de ses changements, d'une génération et de ses évolutions, d'hommes et de femmes ou d'hommes-femmes dans un maelström expérimental. Grandement influencé par la Nouvelle Vague française (Godard, donc, mais aussi Resnais qui est présent avec les mêmes effets de surexposition des images, de solarisation à l'extrême - effet Sabatier - lors des scènes de sexes que dans Hiroshima, mon amour. La lumière est elle aussi transgenre !), rendant hommage au Œdipe-Roi de Pasolini tourné deux ans auparavant (pouvait-il vraiment en être autrement ?), travestissant un mythe centenaire (ce que Kurosawa, habitué des adaptations shakespearienne, fera aussi dans Ran... avec Peter en tant qu'acteur, où les filles du Roi Lear seront devenues des fils) pour finalement affirmer qu'il n'y a pas de morale ou de certitudes si ce n'est que, citant Hegel, « l'esprit d'un homme atteint l'absolu à travers une incessante négation »... et celui d'une femme ?

(1) Petit Organon pour le théâtre, Éd. De L’Arche, Paris, 1948 (Fragments 47 à 49)

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La fiche IMDb du film

Par Damien LeNy - le 17 décembre 2019