L'histoire
Au début du 20e siècle, le cadavre de Gennaro Ruotolo est retrouvé sur la plage de Torre Annunziata, près de Naples. Sa femme a également été tuée, à son domicile, en ville. L’enquête policière piétine, personne ne parle, mais le juge Spicacci s’entête. L’interrogatoire d’un jeune homme présent sur les lieux le jour du meurtre conduit le juge à une maison close dans laquelle la femme de Ruotolo avait des intérêts. Spicacci comprend que de nombreux membres de la camorra se sont réunis le jour du meurtre à Pozzuoli. Prêt à se confronter au milieu, il organise une reconstitution.
Analyse et critique
Si la question de la mafia, qu’il s’agisse de la Cosa Nostra sicilienne ou de la Camorra, est indissociable de la lecture sociale et politique de l’histoire italienne depuis la fin du 19e siècle, il a fallu un certain temps pour qu’elle soit abordée frontalement au cinéma avant de devenir l’un des sujets centraux du cinéma politique et du polar italien à partir du début des années 60. Le premier film marquant sur le sujet est probablement le très réussi Au nom de la loi, réalisé en 1949 par Pietro Germi qui s’attaque là au versant sicilien de la question. Les Coupables, réalisé trois ans plus tard, est son successeur direct, troquant le soleil la campagne sicilienne pour la grisaille des rues Napolitaines, mais proposant une approche du sujet assez similaire. Réalisé par Luigi Zampa, le film s’inspire de faits réels, connus sous le de procès Cuocolo, qui voit pour la première fois de nombreux membres de la Camorra traduits en justice et condamnés, en 1911.
Le sujet est apporté par Ettore Giannini et Francesco Rosi. Dans une interview donnée au journal Cinema en 1952, le second affirme en avoir été à l’initiative, après avoir lu deux livres consacrés au procès Cuocolo, et alors que le sujet circulait déjà dans le microcosme du cinéma italien. La patte de Rosi transparaitra jusqu’à l’écran, et on peut voir en Les Coupables un des premiers film-dossier dont il se fera le spécialiste. Giannini souhaitait porter lui-même le sujet à l’écran, mais c’est finalement Luigi Zampa, réalisateur plus chevronné, qui sera choisi. Formé à l’école néo-réaliste, il met son talent au service du film, donnant une forme particulièrement convaincante aux scènes d’extérieur, qui échappent au traditionnel folklore napolitain pour donner à la ville une atmosphère plus sombre, mettant en exergue sa pauvreté comme terreau fertile du crime organisé et le danger de ses ruelles mal éclairées dans lesquelles le juge Spicacci sera suivi jusqu’à ce que l’ombre menaçante se révèle n’être que celle du jeune Esposito, le petit délinquant qui a mis le juge sur la voie et que celui-ci essaie d’aider en retour. Une scène de suspense comme il y en a plusieurs autres dans le film, et qui permet à Zampa de donner une alternance à la logique démonstrative du film. Le final du film sera l’occasion de démontrer totalement ce talent avec une scène d’ampleur, sur le port de Naples, qui donne une conclusion mémorable au film.
La nature du récit, qui plonge dans les mécanismes d’une enquête sur la Camorra, impose également de nombreuses scènes d’intérieures, plus statiques, fondées sur le dialogue. Dans ce registre, le point d’orgue du film est la reconstitution de la réunion des camorristes à Pozzuoli qui va constituer la clé de l’enquête menée par Spicacci. Avec un découpage dynamique et une composition intelligente de ses cadrages, Zampa réussit à faire de ce moment une séquence dynamique, jamais plombée par la longueur des discours ni par son manque d’action. Cette scène porte, à elle seule, une grande partie du sens du film. Les camorristes, qu’ils soient de petits délinquants ou des criminels en cols blancs, sont réunis pour que nous constations à quel point il se ressemble, et à quel point ils ressemblent au citoyen lambda. Comme pour son décor, Zampa ne cherche pas à jouer sur le pittoresque du mafieux, et reste sur une logique réaliste. Petites frappes et bourgeois sont les mêmes, ils s’entendent dans leur crime comme face à la justice, et son parfaitement dilué dans la population napolitaine. La camorra n’est pas une verrue, elle fait partie intégrante de la société. Voilà certainement la démonstration la plus réussie, et la plus inquiétante du film.
L’incarnation la plus parfaite de cela est le personnage de Don Alfonso, très respectable patron du Mont-de-piété qui se révèle être l’une des têtes pensantes du système criminel, et même capable d’être un tueur de la pire espèce. Au cœur de la ville, même celui qui semble le plus honnête peut être associé à la camorra. Il est celui, qui, à la fin du film, portera le long discours qui le fait opposer la justice de Spicacci à la loi du plus fort, la seule qu’il reconnait, et qui est probablement l’une des plus limpides explications du mécanisme mafieux entendues au cinéma. La réussite du personnage doit bien sûr être mise au crédit de l’excellent Eduardo Ciannelli, qui fit une grande partie de sa carrière à Hollywood, et qui livre ici une performance convaincante, comme l’ensemble du prestigieux casting des Coupables, une des forces du film. Il est évidemment indispensable de parler d’Amedeo Nazzari, dont on se souvient surtout en France pour son rôle dans Le Clan des Siciliens mais qui était une star d’un cinéma italien de l’époque, avec une carrière construite dans le cinéma des téléphones blancs du régime fasciste. Son interprétation du Juge Spicacci est impeccable, seul personnage explicitement intègre dans un monde où l’on peut douter de chacun. Spicacci avance, même quand on lui recommande la prudence, même quand sa femme le menace de le quitter, pour le risque qu’il fait peser sur leurs enfants. Il incarne, dans un film fondamentalement sombre, la seule lueur d’espoir de voir un jour le monde débarrassé du poids de la mafia.
Avec Les Coupables, Luigi Zampa réussit à la fois l’un des premiers film-dossiers du cinéma italien, mais aussi l’une des premières études sur l’impact de la mafia sur la société, qui sera complétée par de nombreux films quelques années plus tard. Tout en restant dans l’héritage du néo-réalisme, il intègre des éléments du film noir américain et du polar français pour créer un film moderne, aussi riche thématiquement qu’efficace dans son récit. Le résultat sera un beau succès public en Italie, avec plus d’un million d’entrées, et sa justesse lui évitera tout ennui avec la censure, malgré la sensibilité du sujet, après avoir tout de même mis trois ans à être tourné, les complications ayant eu lieu à l’écriture. Une parfaite introduction, au cinéma politique italien qui entrera dans son âge d’or une décennie plus tard, avec, notamment, Main basse sur la ville, également associé au nom de Francesco Rosi.