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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Futur est femme

(Il futuro è donna)

L'histoire

Dans une Italie contemporaine - celle du début des années 1980 - et urbaine, vivent Anna (Hanna Schygula) et Gordon (Niels Arestrup). Artiste de son état, elle monnaye ses talents en concevant des installations combinant vidéo et sculpture pour un supermarché suburbain. Autrefois médecin, Gordon est maintenant une sorte d’horticulteur s’occupant de verdir de très bétonnés quartiers périphériques. Autour du couple gravitent quelques ami.e.s. parmi lesquel.le.s Sergio (Maurizio Donadoni) et Tiziana (Ute Cremer). Ayant en commun le goût des plaisirs nocturnes, ces quadragénaires guère assagi.e.s aiment à fréquenter les boîtes de nuit. C’est dans l’une d’entre elles qu’Anna fait fortuitement la connaissance de Malvina (Ornella Muti) qu’elle sauve des agressives menées d’une bande d’hommes. Enceinte, et plus très loin d’accoucher, la jeune femme fait ainsi son entrée dans l’existence d’Anna ainsi que dans celle de Gordon. La vie de ce couple jusqu’alors sans enfant va s’en trouver bouleversée...

Analyse et critique

C’est souvent une Italie à la texture confusément cauchemardesque que campe Le Futur est femme avec sa réalisation teintée d’onirisme. S’attachant plus particulièrement aux espaces emblématiques de la modernité urbaine occidentale - night-clubs, centres commerciaux et autres barres d’immeubles -, le film y fait à chaque fois planer un inquiétant ange du bizarre.

Le ton est d’emblée donné par un plan inaugural à l’étrangeté déstabilisante. Parfaitement immobile, la caméra cadre un décor a priori des plus communs, y inscrivant un épisode lui-même rien moins qu’exceptionnel. L’on se trouve de nuit dans le parking d’une discothèque que l’on devine bondé, au milieu duquel ne cessent de circuler des véhicules en quête d’une hypothétique place libre. Tout aussi prosaïque est l’enseigne du club : ses lettres lumineuses forment un nom à l’exotisme bon marché (Il Marabù (1)), aussi stéréotypé que les étoiles clignotantes le ceignant.

Mais de ce qui ne semble d’abord être qu’un insignifiant fragment de la banalité contemporaine, celle d’une virée en boîte, sourd bientôt un entêtant malaise. D’une fixité que l’on serait tenté de qualifier de cadavérique, la caméra ne donne en effet à voir qu’une litanie de voitures dont on devine à peine les occupant.e.s. Roulant au pas, leur lente traversée du cadre baigne la scène d’une langueur d’autant plus prononcée que leur progression apparaît comme vaine. Au lent et absurde écoulement des véhicules répondent les saccades électriques de l’enseigne du Marabù, seule véritable manifestation d’énergie dans un monde frappé de torpeur. Par ses échos fantastique (il y a là quelque chose de spectral (2)) et dystopique (la machine semble l’avoir emporté sur le vivant), ce moment liminaire du Futur est femme entame un inquiétant état des lieux de l’Italie d’alors. Les scènes suivantes seront en effet autant de tableaux d’une humanité fantomatique (3), à la merci d’une aliénante modernité technique et architecturale agie par une vie propre.

C’est à ce monde mort que tentent à la fois d’échapper et de résister Anna et Gordon ainsi que leur cercle d’ami.e.s. Leur refus du présent inhumain s’exprime d’abord par leur lieu d’habitation. Puisque c’est en un palais néo-classique sis dans le cœur historique d’une cité anonyme (4) que le groupe a élu domicile. Dans cette oasis d’intemporalité, à l’émouvante beauté décatie, ces personnages semblent former une sorte de communauté d’inspiration bohème et libertaire. Peut-être d’anciens soixante-huitard.e.s, Anna, Gordon et les leurs s’efforcent de faire de l’amour et de l’art les points cardinaux d’une existence s’opposant à celle servile et mercantile du reste de l’humanité.

À celle-ci, Anna et Gordon s’essayent tant bien que mal de faire la démonstration qu’il est possible de vivre autrement. En charge de l’animation dans un supermarché, Anna y propose de véritables installations d’art contemporain. Mêlant vidéo et sculptures en cire rendant hommage à Marlène Dietrich et à Greta Garbo, ses créations donnent lieu à des visions surréalistes. Celles de la soudaine et majestueuse invasion des travées d’un supermarché par les icônes d’un cinéma disparu. Et c’est cette même logique de perturbation subversive du quotidien qui guide Gordon lorsque, lors d’une scène toute aussi déconcertante, celui-ci organise la transplantation d’un arbre immense et séculaire au beau milieu d’une morne banlieue-dortoir...

Autant d’entreprises qui sont cependant autant d’échecs, comme en témoigne par exemple la tarte à la crème qu’une cliente exaspérée du supermarché projette sur le visage géant de Garbo. De même, la communauté s’organisant autour d’Anna et de Gordon se révèle en réalité rongée par la neurasthénie et la rancœur. Noyant son malaise dans l’alcool, elle peine autant à se soustraire à l’aliénation générale qu’Anna et Gordon. Passionnel jusqu’à la névrose, fusionnel jusqu’à l’étouffement, le couple apparaît plus souvent comme dysfonctionnant qu’harmonieux.

Prenant en quelque sorte la suite du nihilisme punk de la fin des années 1970, ce film du début des années 1980 semble donc diagnostiquer un désespérant No Future... que vient cependant conjurer le personnage de Malvina. Contrastant presque violemment avec l’humanité étiolée mise en scène par Ferreri, la jeune femme s’affirme d’abord par une vitalité à toute épreuve. Agie par un inépuisable appétit - celui de la chère comme celui de vivre -, Malvina se distingue par sa capacité à jouir sans cesse de l’existence, aussi contraire celle-ci puisse-t-elle lui être. Puisque la jeune femme est ce que l’on commençait à appeler, en cette orée de la décennie 80, une SDF. (5) Incarnation au sens le plus charnel du terme d’une inextinguible force de vie, la plantureuse et future parturiente va peu à peu séduire le couple Anna/Gordon. Jusqu’à former un ménage à trois. Amoureuse, l’alliance ainsi forgée revêt encore une dimension familiale puisque Anna et Gordon, jusque-là nullipares, semblent désireux d’élever l’enfant à naître de Malvina. Sans doute celui-ci leur apparaît-il comme la promesse d’une revitalisation de la société anémiée qu’ils ont eux-mêmes échoué à réenchanter. Constituant en quelque sorte une relecture profane et subversive de la Vierge - qu’elle prétend avoir interprétée dans un film... -, Malvina semble autant sur le point d’accoucher d’un bébé que d’une possibilité de renouvellement. Celle-ci n'ayant rien à voir avec le millénarisme chrétien mais plutôt avec un féminisme anarchisant.

C’est en tous cas l’espoir que dessine la surprenante conclusion d’un film menacé plus d’une fois par la plus noire des mélancolies, mais qui y échappe in fine en dessinant un horizon où le futur est femme...

(1) Amateurs et amatrices d’anecdotes cinématographiques seront (peut-être) intéressé.e.s d’apprendre que cette discothèque a réellement existé. Sis dans la ville de Reggio-Emilia, Il Marabù fut un haut-lieu de la vie nocturne non seulement italienne mais aussi européenne des années 1970 aux années 2000. Il a depuis fermé ses portes.
(2) Amateurs et amatrices de rapprochements cinématographiques se rappelleront sans doute qu’un an après Le Futur est femme sortira Parking de Jacques Demy. Une transposition contemporaine du mythe mortifère s’il en est d’Orphée et d’Eurydice dans un univers dont la glaçante modernité suburbaine n’est pas sans rappeler celle du film de Marco Ferreri...
(3) Ou bien zombiesque ? En voyant l’humanité dévitalisée du Futur est femme hanter parkings et autres centres commerciaux, il n’est pas impossible qu’amateurs et amatrices d’échos filmiques pensent cette fois-ci aux morts-vivants errant, tels des machines de chair et de sang, autour du shopping-mall de Zombie (1978) de Georges A. Romero...
(4) Il s’agit de la sicilienne Palerme ainsi que le révèle le site https://www.davinotti.com.
(5) On peut penser au personnage de Mona dans Sans toit ni loi d’Agnès Varda, sorti sur les écrans un an après Le Futur est femme. La sans-abri autodestructrice interprétée avec vérisme par Sandrine Bonnaire pouvant apparaître comme le symétrique inverse de la routarde solaire magnifiée par une Ornella Muti tout en glamour.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 21 avril 2021