Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Chemins de la gloire

(The Road to Glory)

L'histoire

En charge d’une compagnie du 39ème Régiment de l’armée française, le Capitaine Laroche (Warner Baxter) accueille les nouvelles recrues qui viennent renforcer les troupes sur le front est en 1916. Michel Denet (Fredric March) est un jeune lieutenant venu épauler Laroche. Les deux officiers font preuve de bravoure et sont appréciés de leurs hommes. Tandis qu’ils affrontent l’adversité et tentent de nouvelles percées au cœur des lignes ennemies, leur amitié se renforce jusqu’au jour où Denet tombe amoureux de Monique Lacoste (June Lang). La belle infirmière n’est autre que la fiancée du Capitaine Laroche…

Analyse et critique

En 1935, Darryl F. Zanuck achète les droits des Croix de bois, film français réalisé par Raymond Bernard trois années plus tôt. Adapté d’un roman de Raymond Dorgelès, le récit décrit le quotidien des tranchées pendant la Première Guerre mondiale. La qualité de la mise en scène de Bernard (et notamment la reconstitution des batailles) impressionne Zanuck qui souhaite en produire un remake dans lequel il insèrerait certaines séquences issues du montage original. Le producteur soumet son projet à Howard Hawks qui, en l’espace d’une année, a réalisé Ville sans loi (1935) et Brumes (1936). Non rassasié par ces projets successifs, Hawks se dit intéressé et accepte d’en assurer la mise en scène à condition que son ami et écrivain William Faulkner prenne en charge l’écriture. Le studio accepte laissant le romancier s’emparer librement de l’oeuvre de Dorgelès, qu’il va teinter d’une "romance à trois" inspirée de son script de Après nous le déluge (Hawks, 1933) rédigé quelques années plus tôt pour la MGM. Mais son adaptation des Croix de bois est assez romanesque et ne correspond pas tout à fait aux attentes de la Fox. Zanuck sollicite alors Nunnally Johnson qui intervient comme "script doctor". Johnson, qui est déjà l’un des producteurs du film, se penche sur le travail de Faulkner et le modifie jusqu’à satisfaire pleinement les exigences du directeur de la Fox. Le tournage a lieu pendant les mois de février et mars 1936 dans des conditions rendues difficiles par la rudesse de l’hiver. Néanmoins, les délais sont respectés et le film sort sur les écrans en juin. Le succès public est au rendez-vous et les critiques sont élogieuses.

Aujourd’hui, lorsque les cinéphiles évoquent la filmographie d’Howard Hawks, ils abordent un territoire d’une richesse inouïe. Chez Hawks, les chefs-d’œuvre sont légion et offrent un merveilleux terrain d’investigation cinématographique : La Rivière rouge, Rio Bravo, Seuls les anges ont des ailes, Hatari, Sergent York, L’Impossible Monsieur Bébé, La Dame du vendredi, La Captive aux yeux clairs, Le Port de l’angoisse et Le Grand sommeil constituent une liste à peu près exhaustive des grands incontournables du cinéaste. Mais derrière tous ces films entrés au Panthéon du septième art, il reste quelques œuvres, moins connues, mais ô combien admirables. Parmi celles-ci, Les Chemins de la gloire tient une place particulière. Sans grande originalité dramatique ni vedette en tête d’affiche, et offrant de surcroît une vision excessivement sombre des évènements de 14-18, le film n’a manifestement pas les ingrédients d’un succès ! Pourtant, Howard Hawks signe ici une œuvre très aboutie et profondément marquée de son empreinte.

La dramaturgie des Chemins de la gloire est construite autour d’un triangle amoureux sur fond de Première Guerre mondiale. Au début du récit, on retrouve une situation redondante dans le cinéma de Hawks : un homme d’expérience est confronté à un jeune ambitieux. L’entente paraît cordiale jusqu’à ce qu’une femme vienne envahir leur amitié et y semer la confusion. Comme le rappelle Vecchiali lors de son intervention dans le DVD édité par Opening, « Hawks a toujours rêvé de mettre en scène une histoire d’amour entre deux hommes qu’une femme viendrait perturber. » Chez Hawks, la femme est un élément rebelle mais, contrairement à ce que certains peuvent affirmer, elle n’est jamais le prétexte d’un discours machiste. Bien au contraire, la femme "hawksienne" est toujours dotée d’un tempérament hors norme et d’une forte capacité d’adaptation aux différentes situations qu’elle doit affronter. En venant rompre l’équilibre qui règne au sein du groupe de mâles, elle pousse ces derniers à s’extraire d’une forme d’immaturité pour mieux les projeter vers un épanouissement adulte. Auprès de la femme, le héros prend conscience de ses forces, de ses faiblesses et devient un homme. Dans Les Chemins de la gloire, Monique Lacoste est évidemment cet élément étranger au groupe, une sorte d’archétype de la figure féminine que Hawks ne cessera de décliner tout au long de sa carrière. D’une beauté insolente, souvent vêtue de robes noires mettant en valeur sa silhouette longiligne, le personnage interprété par June Lang annonce déjà les femmes fatales des années 40 et 50. Mais contrairement aux films noirs, elle pénètre un territoire où seuls les hommes ont leur place. La guerre, ses tranchées et ses horreurs n’ont rien de bien féminin et, à la lecture du scénario, on peine à croire que ce personnage pourrait y jouer un rôle réaliste. Mais Hawks n’a que faire du réalisme et, à partir du moment où Monique Lacoste apparaît sur l’écran, il la met en scène comme un parfait intrus au décor. Hawks pousse le vice jusqu’à la rendre inadaptée à son travail d’infirmière : au sein de l’hôpital où elle exerce, sa tenue (une robe en tweed très proche du corps dotée d’une large ceinture) détonne tandis que ses gestes paraissent maladroits. Certains critiques se sont moqués de l’accoutrement et de l’attitude du personnage de Monique lors de ces scènes. On a également critiqué le jeu de June Lang (non dénué de reproches cela dit !) ou la direction artistique de Hawks, pourtant il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une volonté farouche du cinéaste de caractériser son héroïne, une étrangère modèle !

Outre ce personnage féminin éminemment hawksien, les deux héros masculins sont également ancrés dans l’univers du cinéaste. Warner Baxter incarne le Capitaine Paul Laroche, un soldat d’expérience obsédé par l’action. A l’instar de John Wayne dans La Rivière rouge, il ne vit que pour atteindre son but. Si Wayne devait mener son troupeau au-delà de la rivière rouge, March doit conduire ses hommes sur le front et gagner du terrain sur les lignes ennemies. Sans état d’âme, il impose à son bataillon de rester cloîtré dans un abri que les Allemands menacent de dynamiter et n’hésite pas à exécuter un de ses soldats à l’agonie ! A ses côtés, le Lieutenant Michel Denet, interprété par Fredric March, incarne la jeunesse et la relève. Même si les deux hommes n’en viennent jamais à l’opposition frontale (à la différence de Wayne et Clift dans La Rivière rouge), ils sont rivaux. Denet est apprécié des soldats, fait preuve d’une grande bravoure, et menace la position de mâle dominant de Laroche. Cette lutte se cristallisera autour de Monique Lacoste que les deux hommes convoitent. [SPOILER] Lorsque Laroche perd la vue et comprend les sentiments de Monique pour Denet, il s’incline. Mais chez Hawks, un homme qui s’abaisse est un homme mort. Victime d’une forme d’impuissance, Laroche finit par choisir le sacrifice, laissant définitivement sa place à Denet. Laroche mort, Denet peut enfin jouir de son amour pour Monique et devient le nouveau Capitaine du bataillon. Afin d’illustrer cette transformation, Hawks filme Denet en train de tenir un discours aux nouvelles recrues. Le costume, l’attitude et les mots de Denet sont exactement les mêmes que ceux prononcés par Laroche au début du film : la boucle est bouclée et les hommes ont beau se renouveler, ils ne servent, au final, qu’à rejouer le même drame. [FIN DU SPOILER] De ce cycle empreint de fatalisme, émerge une évocation pour le moins sombre du conflit et à l’exact opposé de celle délivrée dans Sergent York. Néanmoins, les idées développées ici paraissent plus en phase avec la conception du monde d’Howard Hawks et notamment son rapport à la mort.

D’autres personnages viennent vivre et mourir sur Les Chemins de la gloire. Hawks les met en scène au sein d’un groupe dont il décrit le fonctionnement avec une remarquable justesse : lorsqu’il filme les hommes sur le front, il réussit à capter la chaleur qui règne au sein de leur union. Que ce soit les dialogues, les regards ou les gestes, tout sonne profondément juste dans sa mise en scène. Une des forces du cinéma d’Howard Hawks réside dans sa capacité à mettre en avant les forces et faiblesses de chacune des personnalités afin de montrer en quoi elles concourent à la force du groupe. A l’image du trio de Rio Bravo ou de la joyeuse bande de Hatari, les individualités décrites dans Les Chemins de la gloire font preuve de solidarité et insufflent une véritable dynamique au bataillon. Tandis que Wayne, Dean et Brennan viennent à bout d’une bande de malfaiteurs dans Rio Bravo, le Capitaine Laroche métamorphose son régiment en une terrible machine de guerre. Lors de la scène de l’attaque à la grenade, Hawks montre ces hommes qui avancent avec méthode et sans la moindre hésitation. La mécanique est alors parfaite et le mouvement qui en découle incarne ce besoin vital d’aller de l’avant chez Howard Hawks. Au sein du groupe, notons une personnalité à part : Lionel Barrymore qui interprète le père du Capitaine Laroche. Trop âgé pour faire partie des troupes, il se maquille afin de paraître plus jeune et de rejoindre le régiment commandé par son fils. Il apporte à la fois une des touches d’humour du film (le jeu de Barrymore y est pour beaucoup), mais également une belle part d’émotion lors de son sacrifice (sublime scène où il conduit son fils devenu aveugle). Cette personnalité est, elle aussi, récurrente dans l’art de Hawks : on retrouve chez cet homme handicapé une caractérisation extrêmement proche de celle de Walter Brennan ("Stumpy" dans Rio Bravo) ou encore de Red Buttons (Hatari).

Si cette galerie de personnages permet au cinéaste d’exposer un univers très personnel (qu’il répètera avec de plus en plus de conviction tout au long de sa filmographie), Les Chemins de la gloire n'est pourtant pas dénué d’originalité. Dans la carrière du cinéaste, ce film marque notamment sa rencontre avec Gregg Toland. Célèbre pour son travail sur Les Hauts de Hurlevent (William Wyler) pour lequel il obtient un Oscar, Les Raisins de la colère (John Ford) et Citizen Kane (Orson Welles), le directeur de la photographie retrouvera Hawks à deux reprises pour Le Vandale l’année suivante et Le Banni en 1943. Par ailleurs, Toland est à l’origine d’inventions techniques dont le processus dit "deep focus" qui permet d’accroitre considérablement la profondeur de champ d’un plan. Ce technicien de génie, qui fut pendant plusieurs années le mieux payé de la profession, fait la connaissance de Hawks par l’intermédiaire de Darryl Zanuck. Sur Les Chemins de la gloire, il apporte tout d’abord son savoir-faire technique en intégrant des plans de combats issus des bobines des Croix de bois avec maestria. Ainsi, les images filmées par Raymond Bernard se mêlent à celles de Hawks sans la moindre rupture d’éclairage. Par ailleurs, Gregg Toland impose un style marqué par l’expressionnisme allemand : en jouant sur les contrastes et en utilisant parfois des lumières concentrées, il offre au film une identité visuelle splendide qui anticipe le film noir. Son approche artistique rejoint ainsi celle de Hawks, et atteint son paroxysme dans une séquence inoubliable où June Lang observe le lieutenant Laroche dormir : tandis que ce dernier est au repos dans un canapé, la belle Monique s’assoit et le couve du regard. Vêtue d’une robe noire, elle agrippe les montants du fauteuil et prend une posture féline. Eclairée d’un rai de lumière diagonal, son regard sauvage charge l’image d’érotisme et laisse le spectateur pantois devant tant de féminité…

Les Chemins de la gloire permet donc à Hawks de remporter un beau succès public et d’imposer un univers artistique qu’il continuera à explorer tout au long de sa carrière. Si le film n’a pas le clinquant de ses plus grands succès, il offre cependant une vision d’auteur absolument passionnante. Certes, les noms de Bogart, Wayne, Monroe ou Grant ne sont pas à l’affiche, les moyens techniques sont moindres, mais le style n’en demeure pas moins présent et percutant. Evidemment, il sera facile aux détracteurs de venir mettre le doigt sur les défauts inhérents à une telle production. Mais en s’associant à Faulkner et Toland, Howard Hawks signe ici un petit bijou brut, non dénué d’aspérités, mais dont l’originalité continue de rayonner à travers les âges.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 16 mars 2007