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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Aventures du prince Ahmed

(Die Abenteuer des Prinzen Achmed)

L'histoire

A travers cinq aventures, Les Aventures du Prince Ahmed raconte comment un jeune prince veut protéger sa sœur Dinarsade d'un sorcier africain maléfique qu'elle est contrainte d'épouser. Ses pérégrinations vont le mener du fascinant et dangereux pays Wak-Wak, où il sauve la belle Pari Banu dont il tombe immédiatement amoureux, au royaume des volcans cracheurs de feu sur lequel règne une inquiétante sorcière qui devient son allié, en passant par le pays de Chine dont l'empereur s'éprend à son tour de Pari Banu. Ahmed, la sorcière, Pari Banu, Dinarsade et Aladin, son amoureux malheureux, auront fort à faire pour déjouer les complots du mage africain et de l'empereur de Chine...

Analyse et critique

Souvent présenté comme le premier long métrage d'animation de l'histoire du cinéma (il semble pourtant que le premier soit El Apostol, film argentin aujourd'hui disparu daté de 1917 et signé Quirino Cristiani), Les Aventures du Prince Ahmed est l'œuvre d'une créatrice qui s'est toute sa vie dévouée à explorer les potentialités de l'animation de silhouettes découpées. C'est en participant à une conférence donnée par Paul Wegener (réalisateur du Golem en 1915), que Lotte Reiniger (alors âgée de 15 ans) prend conscience des possibilités qu'offre le cinéma d'animation, domaine finalement encore assez peu exploré. Espérant travailler avec le cinéaste, elle suit une école d'art dramatique et devient l'élève du metteur en scène Max Reinhardt, qui dirige une troupe de théâtre avec laquelle Paul Wegener travaille. Parallèlement, elle ne cesse de développer sa technique du découpage, réalisant de nombreux portraits des membres de la troupe et d'autres personnages qu'elle a pour vocation d'animer. Paul Wegener remarque son travail et lui propose de réaliser des intertitres et des génériques pour ses films. En 1918, il lui fait réaliser les costumes, les décors et les trucages du Joueur de flûte de Hamelin, puis la présente à un groupe de jeunes Berlinois qui viennent de monter un studio de cinéma expérimental, l’Institut für Kulturfoschung. Elle y met au point une sorte d'ancêtre du banc-titre, avec l'aide d'un certain Kucharsky, et réalise un premier petit film d'animation de silhouettes découpées en 1919, L’Ornement du cœur amoureux (Das Ornament des verliebten Herzens). Suivent cinq autres films : L'Amour et le couple imperturbable (1920), Le Coffre volant (1921), L’Etoile de Bethléem (1921) et Aschenputtel (1922), tous réalisés selon ce même procédé qu'elle nomme le Sihouettenfilm, soit une vitre transparente éclairée par-dessous sur laquelle Lotte Reiniger dépose ses silhouettes et une caméra placée verticalement pour filmer image par image les mouvements des personnages.

La silhouette découpée était très populaire au XVIIIème siècle et, pour la petite histoire, le nom donné à ce procédé vient d’Etienne de Silhouette, contrôleur des impôts sous Louis XV à l’origine de l’ancêtre de l’impôt sur la fortune : forcément peu aimé par la bourgeoisie, son nom devint synonyme de mesquin et d’inachevé (ses réformes visant à taxer les privilégiés ayant échoué) et, par extension, servit à nommer cette forme d’expression artistique. Le théâtre d’ombres, où s’animent des silhouettes articulées, fit le tour des foires et à l’apparition du cinéma, quelques expériences de films de silhouettes firent leurs apparitions, le cinéma étant lui-même à son origine un spectacle forain. Lotte Reiniger est la plus illustre représentatrice de cette technique. Certes, faute de combattants (on note Charles Armstrong dans les années 1910 et Michel Ocelot avec Princes et princesses en… 1998 !), ce qui ne doit pas pour autant éclipser sa sensibilité artistique.

Lotte Reiniger a donc longtemps peaufiné sa technique, tout en restant attachée au même dispositif d’origine, lorsqu’elle réalise Les Aventures du Prince Ahmed, long métrage financé par un banquier berlinois, Louis Hagen, admirateur de son travail. Elle en signe le scénario, libre adaptation d’Aladin et la lampe merveilleuse et du Cheval volant, deux des contes composant Les Mille et Une nuits. Lotte Reiniger ne se lance pas seule dans l’aventure de ce premier long métrage. Carl Koch, son époux et fidèle collaborateur depuis leur rencontre en 1919 (et jusqu’en 1963, année de sa mort) l’assiste pour la prise de vue et la direction artistique. Bertold Bartosch, un animateur autrichien également rencontré dans le groupe à l’origine du studio expérimental qu’elle intègre en 1919, s’occupe des effets spéciaux. Bartosch réalisera en 1931 L’Idée (1), l’une des grandes réalisations du cinéma d’animation, film sur lequel il travaille à partir de différentes couches de papiers (cartonnés ou transparents) et réalise des effets de brouillard et de fumées avec de la mousse étalée entre plusieurs couches de verres rétro éclairées.

L’ingéniosité de Bartosch est également à l’œuvre dans Les Aventures du Prince Ahmed où l’on retrouve en ébauche ses recherches sur les halos de lumières, les éclairages et les effets de fumée. Autre collaborateur à part entière, Walther Ruttmann (futur réalisateur du mythique Berlin, symphonie d’une grande ville) confectionne de splendides décors animés qui, placés en multicouches selon une méthode qui anticipe la célèbre caméra multiplane de Disney (qui apparaîtra dix ans plus tard), permet de donner perspective et profondeur à l’image mais aussi de pratiquer des mouvements de caméras fictifs (la caméra restant toujours immobile). L’animation de ces décors (eau, fumée...), nécessite l’usage d’une deuxième plaque de verre, et tous ces éléments doivent être finement coordonnés pour donner l’illusion des mouvements des personnages et de la caméra. Trois années de tournage (1923-1926) seront nécessaires pour filmer les 300 000 images qui composent le film. Les personnages sont composés de vingt-cinq à cinquante pièces pour assurer la fluidité de l’animation. Un travail d’orfèvre qui propose une grande précision dans l’élaboration des décors, des costumes, des traits et des mains. Un soin maniaque est apporté à chaque détail et Les Aventures du Prince Ahmed marque encore aujourd’hui par ce travail d’un incroyable raffinement. A noter que comme nombre de films muets de l’époque, le film est colorisé par trempage dans des bains colorés. Chaque univers a ainsi sa dominante de couleur, vert, jaune, bleu ou rouge.

Le français Edmund Dulac, illustrateur de livres pour enfants, calligraphie les splendides intertitres du film. La musique est composée par Wolfgang Zeller, auteur de près d’une centaine de partitions pour le cinéma (Vampyr de Dreyer, L’Atlantide de Pabst…). Zeller fait partie intégrante du projet artistique, composant la musique en amont de la réalisation du film. Lors de l’enregistrement des images, le nombre de photogrammes réalisés est fonction de la durée de chaque phrase musicale. Sa partition accompagne ainsi précisément chaque instant du film. Chaque intonation, crescendo ou diminuendo, épouse et amplifie les aventures d’Ahmed et ses amis.

A sa sortie, le film rencontre un grand succès, aussi bien à Berlin qu’à Paris où il tient l’affiche pendant six mois au théâtre des Champs-Elysées, alors dirigé par Louis Jouvet. Au rang des admirateurs on trouve René Clair et Bertold Brecht, qui devint l’un de proches amis du couple, tout comme Jean Renoir lui aussi ébloui par le résultat. De 1927 à 1935, Lotte Reiniger réalise encore de nombreux petits films. Des contes pour enfants comme Le Rossignol chinois (1928) et trois épisodes de L’Aventure du Docteur Dolittle (1927-1928), mais aussi des films s’inspirant de l’opéra : Dix minutes de Mozart (1930), Papageno (1935). En 1935, Koch et Reiniger, qui étaient proches des mouvements politiques de gauche sous la Weimar, quittent l’Allemagne nazie, qui vient de promulguer des lois contre « l’art dégénéré », et s’installent à Londres. En 1938, Koch travaille avec Renoir sur le scénario de La Marseillaise et Lotte Reiniger, que le cinéaste français appelle « La Maîtresse des ombres », en réalise les séquences de théâtre d’ombres. En 1940, ils achèvent un autre film de Renoir, La Tosca. Dans le même temps, Reiniger travaille à Londres pour le théâtre, créant costumes et décors, et fonde sa société de production, la Fantasia Production ltd. Elle ne tournera plus de longs métrages, mais ne cessera de fabriquer ses petits films en silhouettes, achevant sa carrière au Canada où l’Office National du Film produit ses deux dernières réalisations entre 1976 et 1979.

Les Aventures du Prince Ahmed est un film toujours aussi fascinant. De nombreuses scènes, comme la chevauchée aérienne du prince Ahmed et le duel entre la sorcière et le mage africain, sont d’une beauté saisissante. C’est un film qui sait préserver une aura mystérieuse, qui ne simplifie pas son histoire (au risque de perdre parfois le spectateur, et pas seulement les plus jeunes) et laisse sa poésie s’exprimer. Poésie qui naît de la somptuosité des décors (Ruttman est un véritable génie), de la finesse des traits, de la précision d’un art qui rappelle les enluminures. Le film par moments, notamment dans l’usage de figures géométriques abstraites lors de la présentation des personnages, rappelle qu’il est en lien étroit avec le cinéma d’avant-garde allemand de cette période. C’est aussi un film qui, contemporain du Nosferatu de Murnau (la silhouette du mage africain évoque d’ailleurs celle de Max Schrek), s’intègre au mouvement expressionniste, dont les jeux d’ombres, les visages et les corps filmés en contre-jours pourraient trouver leur origine dans les théâtres d’ombres. Les silhouettes aux contours si nets, si précis, sont comme de pures incarnations du corps. Tout ne passe ici que par l’action, l’exaltation ; toute psychologie est évacuée. Ce sont les gestes qui comptent, ceux de deux corps amoureux qui s’approchent, ceux de corps qui se combattent. Cette pureté originelle, chaque héros du film lutte pour la conserver. Le risque est pour eux de s’évaporer, d’être absorbés par toutes les formes mouvantes, volutes de fumées et halos maléfiques, qui ici incarne le mal. Un film indispensable pour tout amateur de cinéma d’animation, un conte merveilleux qui ravira les enfants.


(1) le film est disponible en DVD dans l’édition CNC « Du praxinoscope au cellulo : un demi siècle de cinéma d’animation en France (1892-1948) »

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 28 décembre 2008