
L'histoire
Les Amours d’une blonde
Non loin de Prague, la petite ville de Zruc compte deux mille ouvrières qui travaillent à l’usine de chaussures, pour une centaine d’hommes. Préoccupé par cette population féminine en surnombre, le comité d’entreprise obtient de l’armée l’implantation d’un cantonnement militaire à proximité. Un soir de bal, Andula et ses deux amies sont draguées sans finesse par trois soldats d’âge mûr. Mais Andula remarque le pianiste de l’orchestre, et l’intérêt est réciproque. Ils passent la nuit ensemble, et Milda fait de vagues promesses à Andula. Après avoir rompu avec son petit ami, la jeune femme décide de partir rejoindre son petit pianiste à Prague. Elle arrive chez lui tard dans la soirée, et se voit accueillie par les parents de Milda. Celui-ci est de sortie, il joue en ville dans un orchestre de danse et prolonge la nuit avec sa dernière conquête. La mère assomme Andula de réprimandes mais accepte néanmoins de la loger. Milda rentre au petit jour, tout surpris de trouver Andula endormie dans son lit. Malgré de nouvelles promesses, Andula comprend qu’elle n’a été pour lui qu’une passade d’un soir et retourne à Zruc.
Au feu, les pompiers
Le comité des pompiers bénévoles de la petite ville de Vrchlabí organise un bal en l’honneur de son président d’honneur, octogénaire affable que tout le monde à la caserne, sauf lui, sait atteint d’un cancer. Durant la soirée, on procèdera également à l’élection de Miss Pompier. La fête, très arrosée, tourne rapidement à la confusion générale. Les pompiers ont le plus grand mal à recruter les candidates au concours de beauté. La table où sont réunis les lots de la tombola est méthodiquement pillée. Soudain un incendie se déclare à la périphérie de la ville. L’assistance se rue à ce nouveau spectacle et observe en silence la maison consumée par les flammes. De retour à la salle des fêtes, on organise une collecte pour la malheureuse victime de l’incendie, mais elle ne rapporte que des billets de tombola dont tous les lots ont disparu. Un pompier se couvre de ridicule en voulant, par honnêteté, restituer un de ces lots. Au petit jour, le vieil homme se couche dans son lit au milieu de la neige, à proximités des décombres de sa maison.
Analyse et critique

Avec l’As de pique, Forman s’impose comme la figure de proue de ce mouvement (1). Très remarqué aux festivals de New York, Venise et Locarno (où il remporte le grand prix), le film est perçu comme un manifeste de la nouvelle vague tchèque. Il annonce aussi les constantes de l’œuvre à venir de Forman, fond et forme mêlés : la peinture de la vie quotidienne, du désarroi de la jeunesse et du fossé qui sépare les générations y est indissociable d’une nouvelle approche de la mise en scène et de la direction d’acteurs. Guidé par la recherche du naturel et de la spontanéité, Forman tourne en décors réels, mêle acteurs amateurs et professionnels et pratique une forme d’improvisation dirigée. À l’époque, on a parlé de cinéma-vérité. Mais Forman est un conteur, qui aime à « déchiffrer le flot tumultueux et incohérent de la vie à travers des histoires », quand bien même celles-ci « s’achèveraient de manière

La musique et la danse, très présentes, participent intimement à cette quête du naturel. Forman affectionne tout particulièrement les orchestres et les bals populaires. Le bal, c’est le moment privilégié où, sous l’effet de la musique et de l’alcool, les gens cessent de se surveiller, oublient leurs inhibitions et se laissent aller à plus de spontanéité. C’est aussi un formidable terrain d’observation, un concentré de comédie humaine et sociale : on se toise d’une table à l’autre en faisant semblant de regarder ailleurs, on jauge ses chances de faire une conquête, comme les trois ouvrières et les trois soldats d’âge mûr qui se font face dans les Amours d’une blonde. Il y a une scène de bal dans chacun des films tchèques de Forman, et elle est étendue, dans Au feu, les pompiers, aux dimensions du film entier.

Réalisé en 1965, les Amours d’une blonde pousse cette méthode à son point de perfection. Ce film drôle et désenchanté à la fois est le plus accompli de la période tchèque de Forman, et assurément l’un des plus beaux des années 1960. L’histoire lui en a été inspirée par la rencontre d’une jeune femme errant la nuit, une valise à la main, dans les rues de Prague, à la suite de déboires semblables à ceux que connaîtra l’héroïne du film. L’action prend place à Zruc, bourgade coupée du monde où deux mille ouvrières travaillent dans une immense fabrique de chaussures. Parmi elles, la jeune et blonde Andula, à la beauté merveilleusement non-conventionnelle, que son amant compare à une guitare de Picasso ! (Forman en a confié le rôle à son ex-belle-sœur, Hana Brejchová.)

Au générique, une brunette entonne en plan fixe et regard-caméra une chanson yé-yé tonitruante. Puis la caméra s’insinue dans le dortoir du foyer ouvrier, caresse les objets, s’arrête sur une main, des corps endormis, et surprend Andula chuchotant des confidences amoureuses à une compagne de chambre. Sans transition, voici un flash-back tout à la fois ironique et onirique où Andula, ayant noué une cravate rayée à un arbre dans une forêt enneigée, se fait tancer sans méchanceté par le garde-forestier, qui paraît même la courtiser timidement ; et le réel, soudain, se charge d’une poésie insolite. D’emblée le film séduit par cette liberté flâneuse au parfum très Nouvelle Vague (dissimulant pourtant une construction parfaitement ajustée, mais qui n’apparaît qu’après-coup), la rapidité des enchaînements, les sautes de tons, l’acuité du coup d’œil. Tout du long, Forman alterne les séquences longues avec des scènes plus brèves. Les premières sont les pivots du film, et Forman y joue admirablement de la dilatation de la durée. C’est la grande scène du bal, où il croque avec une ironie goguenarde les pitoyables tentatives de réservistes ventripotents qui dissimulent leur alliance pour draguer des ouvrières qui les narguent à leur insu. La caméra se promène et butine, s’arrête sur les visages, capte au vol des regards, des rires, des silences embarrassés. C’est la très belle scène d’amour entre Andula et Milda, où rarement la gêne puis l’intimité complice et rieuse de deux corps a été aussi bien montrée à l’écran, et qui pourtant s’ouvre sur le gag burlesque d’un store récalcitrant sans nuire à l’émotion de ce qui suivra, parce que telle est la vie, tour à tour grave et triviale, et souvent les deux à la fois. C’est enfin la séquence où Andula, venue à Prague retrouver Milda, se retrouve à passer la soirée avec ses parents, d’où s’ensuivent un concert de jérémiades et un interminable dialogue de sourds, entre Kafka et Ionesco, révélateur d’un malentendu fondamental entre les générations. Ici encore, Forman n’hésite pas à étirer la durée et joue en funambule du mélange des tons, comme en témoigne le long plan loufoque où le père, la mère et le fils sont obligés de partager le même lit en se disputant la couverture - métaphore de la promiscuité en pays socialiste ? - tandis que, de l’autre côté de la porte, Andula pleure ses illusions perdues.


Les Amours d’une blonde remporta un énorme succès public en Tchécoslovaquie. Présenté dans de nombreux festivals (Cannes, New York, Venise), il connut également une belle carrière internationale et fut sélectionné pour l’Oscar du meilleur film étranger. La nouvelle vague tchèque atteignait son apogée. Flairant la bonne affaire, et riche à millions du triomphe au box-office de Docteur Jivago, le producteur italien Carlo Ponti proposa à Forman et à ses deux coscénaristes Ivan Passer et Jaroslav Papoušek de financer leur prochain film. Dans un premier temps, les trois compères s’attelèrent avec peine à la rédaction d’un scénario intitulé les Américains arrivent, puis à un autre projet racontant l’histoire d’un déserteur réfugié dans les sous-sols d’une salle de concert. Mais comme pour les Amours d’une blonde, l’inspiration allait naître d’un fait réel. Retranchés pour écrire dans un hôtel perdu dans les montages, ils décident un soir de se détendre en assistant au bal des pompiers du village. Sans le savoir, ils sont tombés sur une mine d’observation. Le lendemain, le trio ne parle que de cette soirée et commence à imaginer des situations. Le scénario s’écrit pratiquement tout seul en six semaines, durant lesquelles Forman continue de fréquenter la taverne de Vrchablí en se biturant allègrement avec les pompiers pour recueillir d’autres anecdotes et recruter ses comédiens. La distribution d’Au feu, les pompiers réunira une majorité de non-professionnels, parmi lesquels on a plaisir à reconnaître plusieurs visages découverts dans les Amours d’une blonde (en particulier l’épatante Milada Jeková, que Forman avait engagée sur la foi d’une simple rencontre dans un autobus de Prague).

Il s’agit à la fois d’un film plus classique (par le respect des trois unités de temps, de lieu et d’action) et plus ambitieux, de par sa structure chorale. Il n’y a plus, comme dans l’As de pique et les Amours d’une blonde, un personnage principal auquel se rattacher, mais la description d’un rituel collectif réunissant quelques groupes, les jeunes et les vieux, les habitants venus faire la fête et le comité des pompiers. C’est aussi le premier film en couleur de Forman, et son complice de toujours, le chef-opérateur Miroslav Ondrícek, s’en tire avec les honneurs (il travaillera sur tous les films de Forman des Amours d’une blonde à Valmont, à l’exception de Vol au-dessus d’un nid de coucou). À une séquence près, toute l’action prend place dans les locaux d’une caserne de province et se noue autour de quelques événements dont les péripéties s’entrelacent : une tombola, l’élection d’une reine de beauté, un incendie qui se déclare dans les environs et la remise d’une hache d’or au vétéran des pompiers, vieil homme hagard et d’une courtoisie d’un autre âge. Beaucoup plus découpé que les Amours d’une blonde, le film croise ces fils avec adresse.




Au feu les pompiers provoqua la colère des pontes du parti, qui se sentirent directement visés. Le climat social, à la veille du Printemps de Prague, ne permettait pas une interdiction du film en bonne et due forme qui aurait été politiquement risquée, mais on entreprit d’en saboter l’exploitation. Lorsque Ponti, qui avait détesté le film lui aussi, décida de retirer son apport financier en se servant d’une clause en petits caractères du contrat, Forman fut accusé de sabotage économique, délit passible de dix ans d’emprisonnement. Invité au festival d’Annecy, il eut heureusement la chance d’y rencontrer Claude Berri et François Truffaut. Mis au courant de la situation, ces derniers réunirent sans plus tarder, dans un bel élan de générosité, les fonds nécessaires pour sauver la mise. Berri assura une distribution internationale au film qui fut, comme les Amours d’une blonde, sélectionné pour l’Oscar du meilleur film étranger. À quelque temps de là, les chars entraient dans Prague. Et Miloš Forman, qui se trouvait alors à Paris, s’envola pour les États-Unis.
NOTES
1. Pourtant, c’est presque par hasard qu’il est venu au cinéma. Enfant, il n’a vu que deux films : Blanche-Neige et la Fiancée vendue, version muette d’un célèbre opéra de Smetana (doublé spontanément en direct par les spectateurs dans la salle). Souvenirs marquants, mais qu’éclipse la découverte éblouie de l’univers du théâtre où son frère, qui travaille comme décorateur pour une troupe d’opérette, l’introduit en catimini. L’ambiance des coulisses le grise. Il décide dès cet instant que le monde du spectacle sera sa vie. Au pensionnat de Podebrady (où il a Ivan Passer et Václav Havel pour condisciples), il participe comme acteur

2. Forman est le moins dogmatique des cinéastes, et sa carrière témoigne d’une faculté d’adaptation peu commune.
Les propos cités de Forman, parfois légèrement condensés, proviennent de son livre … Et on dit la vérité (Turnaround. A Memoir). Paris, Robert Laffont, 1994.