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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Train

(The Train)

L'histoire

Août 1944. A quelques jours de la Libération de Paris, le colonel Von Waldheim décide de rapporter en Allemagne les toiles de maître de la galerie du Jeu de Paume. Homme de goût, Waldheim trompe même ses supérieurs qui jugent le chargement peu essentiel en cette période de déroute. Le train est conduit par un certain Labiche qui, avec l’aide de ses camarades cheminots résistants, va tenter de le stopper avant qu’il ne parvienne à la frontière.

Analyse et critique

Entre film de guerre type des années 60, préquel de Mission : Impossible et action movie, Le Train s’apparente à une BD de son temps, à la fois impersonnelle, neutre, un brin rigide et toute entière dévolue à l’efficacité de héros mutiques, façon Bruno Brazil. Superproduction internationale au casting fleuri, production de Burt Lancaster qui tentait de revenir dans la course après l’échec commercial du Guépard, récit de guerre repris en main par John Frankenheimer après l’éviction d’Arthur Penn qui ne s’entendait pas avec sa star sur la direction artistique, il n’aurait pu être que cela : un récit héroïque froid et pragmatique, une mission improbable réalisée sans ciller, une machine narrative qui explose tous les quarts d’heure pour relancer les turbines de son récit. Son intérêt désormais, cinquante après, se situe dans la manière dont cette locomotive infernale se transforme au fur et à mesure de ses péripéties, agrégeant plusieurs genres et toutes les formes de récits d’aventure de son époque pour devenir un objet hybride ouvert à quelques expériences qui mettent en valeur la concision d’un cinéaste qui allait faire évoluer le film de guerre vers le film d’action pure.

Par son sujet, c’est d’abord à La Bataille du rail que l’on songe. Tout ici est à la gloire des cheminots auxquels la production rend un vibrant hommage dès le générique. Aiguilleurs, serre-freins, commis de triage, chefs de gare, ils font tous partie en silence de la Résistance et résistent sans jamais renoncer. Le réseau est un monstre difforme dont la tête est à Londres, une bête féroce et courageuse sans aucune limite qui se déploie sur tout le territoire français. A tel point qu’un simple appel téléphonique fait s’activer des combattants silencieux, capables d’organiser des mises en scène sans se consulter, de masquer les noms des gares. Personne ne dit mot, peu d’individus se consultent. La résistance des cheminots est une entité autonome et parfaitement organisée.

Frankenheimer organise son film en succession de plans ultra composés et Le Train paraît un film storyboardé de bout en bout. Chaque cadre est divisé en plusieurs couches avec des arrière-fonds riches jusqu’à la saturation. Filmé de biais quand la caméra se rapproche d’eux, chaque personnage en dissimule un autre puis encore un décor où agit en secret la Résistance (avec parfois des dizaines de figurants). Dans Le Train, quand quelqu’un parle, il ne voit pas que derrière lui on agit toujours. Les nazis parlent, fomentent des projets, échafaudent des stratégies. Les Résistants français des chemins de fer sont toujours organisés et mutiques à la fois. Ils n’ont quasiment pas besoin de fabriquer de scénarios pour le réaliser tandis que leurs ennemis passent la durée du film à tenter de réussir une de leurs machinations. Quand le nazi réfléchit, il laisse aux Résistants le soin de s’activer et de gagner la manche.

La Résistance est ainsi présente comme une forme de fantôme insaisissable qui profite de chaque réplique (le film est peu bavard malgré quelques scènes très explicites) pour combattre en silence. Ainsi, Le Train peut se regarder comme une course de fond, un duel permanent où chacun agit dans le dos de l’autre, où chaque réplique fait perdre de l’avance à l’une des parties antagonistes. Parole contre action. Plutôt qu’une thèse sur la vanité des nazis à savoir juger de la qualité ou non des œuvres d’art, Le Train oppose ceux qui n’ont pas besoin de discourir pour agir et réussir. La photographie marque des contrastes inouïs pour accroître encore la profondeur de chaque plan où chacun agit sans cesse dans le dos de l’autre.

La guerre immerge le film. Les personnages principaux quittent Paris à quelques jours de l’arrivée de la libération de la capitale. Tandis que le train tente de gagner l’Allemagne, des raids aériens particulièrement violents surviennent. Le train tente de gagner l’Allemagne tandis que les Alliés se rapprochent. Ainsi, à diverses reprises, les protagonistes croisent la route d’autres Allemands en fuite. La rumeur de la guerre gronde à chaque plan. La menace sourde résonne dans chaque recoin, entre chaque contraste, chaque regard. Si bien que le film tourné en extérieurs et à vive allure distille une atmosphère anxiogène. Résistants et officiers allemands semblent empêtrés dans une guerre trop longue comme le suggère le carton d’exposition qui indique le nombre de jours d’occupation.

Tout autour de ce train des arts, Frankenheimer réussit donc à suggérer une époque de déroute faite de bombardements incessants, d’espoirs et d’attente fébrile pour certains, de désillusion pour d’autres. Certains ignorent que d’autres font partie de la Résistance. Certains payent de leur vie à cause de ce malentendu, comme Papa Boule campé par Michel Simon que Lancaster considérait comme le meilleur acteur du monde. D’autres ne savent pas choisir, tel le personnage incarné par Jeanne Moreau et qui disparaitra très vite. Il ne s’agit pas tant d’une facilité scénaristique que de suggérer en permanence que ces individus se croisent, se découvrent puis repartent au combat sans jamais peut-être pouvoir se revoir.

Symbole de cette résistance populaire, Burt Lancaster joue Labiche, un chef de secteur pragmatique. A mesure que le train avance, Labiche va se transformer en super-héros et symbole de l’efficacité de la Résistance. A tel point que lorsqu’un officier demandera à Moreau si elle l’a vu, elle lui répondra goguenarde : « Oui, j’ai vu Labiche. J’ai même vu De Gaulle. » Labiche se transforme donc en machine de guerre, ce que désirait sans doute Lancaster qui voulait absolument que son film privilégie la machinerie à l’humain. Il demanda à Walter Bernstein de retravailler le scénario dans ce sens.

Labiche ne sait plus très bien pourquoi il agit mais va au bout de sa mission, seul. Blessé (une idée rajoutée parce que Lancaster s’était abimé la jambe en allant jouer au golf pendant le tournage), il arrêtera le train au cours d’une séquence incroyable tournée dans la vallée de l’Eure où Frankenheimer fait preuve de virtuosité pour suggérer la hauteur d’une colline et la peine de son héros. Il convient de noter la maestria du cinéaste pour suggérer l’espace, l’amplitude des flancs de colline où alternent de multiples changements de points de vue et d’angles. On songe souvent au final des Vikings de Richard Flesicher qui avait été tourné depuis les hauteurs d’un château-fort. Ainsi, les photographies aériennes n’ont rien d’un effet facile et gratuit pour simplement ajouter au spectaculaire, elles participent de ce que nous disions plus haut : à savoir, instaurer un climat d’angoisse générale à quelques jours de la fin des hostilités.

Chez le cinéaste, tout est précis à défaut d’être exact. Il cherchait un maximum de réalisme et use avec parcimonie de la musique héroïque de Maurice Jarre. Il filme le travail des cheminots sidérurgistes qui réparent le train. Il situe ses actions dans des petites gares de province où l’on peut voir sur les affiches d’époque les menaces de mort proférées à l’encontre des cheminots pris à saboter les trains allemands. De nombreux plans silencieux montrent exactement ce que doivent faire les Résistants pour détourner les trains. Longuement, on les voit dévisser des écrous dans des plans aussi longs que ceux du Trou de Jacques Becker réalisé deux ans plus tôt où l’on assistait aux efforts pour creuser un tunnel. Comme dans ce même film, le travail et le dérisoire de chaque geste sont sublimés. Ainsi les scènes d’explosion et de télescopage entre locomotives furent effectivement tournées dans les gares de Vaires et d’Acquigny. Vaires avait été effectivement le théâtre de sanglants raids aériens en juillet 44. Pour ces séquences, un poste de triage avait été recomposé. La préparation de ces scènes spectaculaires nécessita six semaines.

Jusqu’au duel final, qui pourrait faire songer à celui d’un western, Labiche campe un héros pur et dur qui refuse de voir mourir d’autres copains pour une cause qu’il ne comprend pas. La manière dont il va seul stopper le train inaugure quelques années à l’avance les grands héros des films d’action des années 80, quelque part entre Rambo et John McLane. Comme ce duel préfigure la fin de French Connection 2 du même Frankenheimer. Dans ce scénario où un individu seul fait trembler l’Allemagne autour d’un objet, d’un lieu clos et mouvant, on a l’impression d’avoir à faire à un film d’action. Et c’est exactement ce vers quoi tend ce Train. Plus qu’un énième film de guerre des années 60, au fur et à mesure, le Train se transforme en pur film d’action avec scènes spectaculaires en diable et héros seul face à la menace ennemie générale. Si Lancaster fut doublé par le cascadeur français Jean Chardonneaux dans les dernières séquences, il est formidable en héros glacial et musclé, mutique et sensible, faux individualiste qui ira au bout de ses forces défendre une cause qui le dépasse.

Pour comprendre ce changement d’un état du film à l’autre, on peut noter aussi que Le Train préfigure la série des Mission : Impossible. D’ailleurs l’un des thèmes de Maurice Jarre ressemble trait pour trait à celui de Lalo Schiffrin. Au milieu du film, alors que Le Train hésite encore entre le récit guerrier et l’action movie, tout se déroule comme dans la célèbre série qui allait voir le jour deux ans plus tard. Les résistants silencieusement organisent des mises en scène pour tromper l’ennemi. Ils savent par avance tout ce qu’ils doivent faire. Chacun est à sa place pour truquer, masquer, saboter et surtout, en dernier instance, voir triompher leur mission absolument improbable : arrêter un train réquisitionné par les nazis avant qu’il ne parvienne en Allemagne.

Impossible d’évoquer le film, sans revenir sur son argument principal : à savoir s’il est légitime ou non de sacrifier des vies humaines pour sauvegarder le patrimoine. Quelques dialogues parfois très explicites, parfois efficaces et concis, insistent sur la valeur du chargement et peuvent faire songer au duel entre les deux colonels dans Le Pont de La rivière Kwaï. Le Train emprunte effectivement des codes dramatiques ultra balisés du film de guerre en mettant en scène des affrontements autour des questions de différences de classe sociale et sur la vanité aristocratique de certains et leur prétention à se croire supérieurs. Mais Frankenheimer n’a que faire de ces dialogues théâtraux. Semblable à ces cheminots de la Résistance, seule l’efficacité des images semblent compter et il parvient à faire oublier les bavardages éthiques du script en résumant d’un trait sec le dilemme dans un montage final génial où se résume l’art de ce cinéaste encore mal aimé : simplicité, concision jusqu’à la sécheresse et frontalité sans équivoque.

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Mercier - le 15 août 2012