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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Procès de Julie Richards

(One Potato, Two Potato)

L'histoire

Le Procès de Julie Richards se déroule à l’orée des années 1960, dans la ville fictive d’Howard située dans le quant à lui réel Ohio. Se trouvant dans le Nord-Est des États-Unis, cet État resta fidèle à l’Union durant la Guerre de Sécession, fournissant nombre de soldats pour les troupes nordistes. Howard semble donc loin, spatialement comme politiquement, du Sud autrefois esclavagiste et encore officiellement ségrégationniste en ce début des années 1960. Pareil contexte explique sans doute que Frank Richards (Bernie Hamilton), un trentenaire afro-américain, ait pu se ménager une place au soleil de l’Ohio. Ce fils de modestes fermiers - Martha (Vinnette Carroll) et William (Robert Earl Jones) - travaille en effet dans les bureaux d’une entreprise locale. Non seulement accepté mais plus encore apprécié par ses collègues blancs, Frank tombe sous le charme de l’une d’entre eux. Il s’agit de Julie Cullen. Trentenaire elle aussi, elle a été abandonnée par son premier époux Joe (Richard Mulligan), la laissant seule avec sa fille Ellen Mary (Marti Mericka). Réciproque, l’attirance entre Frank et Julie donne bientôt lieu à une idylle, semblant un peu plus confirmer que la color line ne traverserait décidément pas Howard. Mais, ainsi que le démontrera le procès donnant son titre français au film, la tolérante ignorance des distinctions dites raciales à Howard est toute relative. Et si l’Ohio ne se trouve certes pas dans le Sud profond, l’union entre un Noir et une Blanche y est en réalité tout aussi tragiquement scandaleuse...

Analyse et critique

Précédant d’un quart de siècle Jungle Fever, Le Procès de Julie Richards aborde à l’instar du film de Spike Lee la question dite raciale par le prisme de la relation amoureuse entre un homme noir et une femme blanche. Faisant de ce motif narratif le révélateur du racisme minant la société étasunienne, Jungle Fever et Le Procès de Julie Richards en usent encore pour en dresser une anatomie d’une impitoyable finesse. Mais si le généreux conteur qu’est Spike Lee s’arme des nombreux genres de la fiction hollywoodienne pour sa charge antiraciste, Larry Peerce choisit quant à lui un regard d’essence documentaire. De ce fait moins immédiatement spectaculaire que Jungle Fever, Le Procès de Julie Richards n’en est pas pour autant austère, car il teinte peu à peu son sobre vérisme d’une émotion allant crescendo.

Rappelant en cela le cinéma réaliste et humaniste d’un Sidney Lumet, Larry Peerce inscrit avec une discrète empathie ses deux protagonistes dans un milieu précisément caractérisé. Celui d’une lower-middle-class provinciale et laborieuse, dont le film s’attache à dépeindre de manière impressionniste quelques-uns des moments de vie collective. L’on retrouve ainsi Frank et Julie avec leurs collègues faisant du covoiturage pour se rendre au travail, ou bien encore à l’occasion d’une pause-déjeuner durant laquelle les hommes improvisent un match de football américain. Débordant le seul monde professionnel, ces instantanés d’American way of life incluent encore une fête de mariage, pendant laquelle les invité.e.s sont croqué.e.s en train de danser ou de s’adonner à un jeu.

Il se dégage de l’ensemble de ces scènes chorales, embrassant aussi largement les personnages que les espaces, une atmosphère empreinte d’une douce bonhomie et que ne trouble aucune tension raciale, pas même diffuse. Considéré comme un pair professionnel mais aussi comme un ami par un entourage majoritairement blanc, l’Afro-Américain qu’est Frank semble évoluer en une Amérique harmonieusement post-raciale. Apparemment color-blind, l’échantillon de WASP mis en scène par Larry Peerce apparaît comme tout aussi indifférent au fait que Julie est une femme divorcée et élevant seule sa fillette. Arrivée depuis peu à Howard, la jeune femme est rapidement intégrée à la communauté locale, après avoir été chaleureusement accueillie...

Mais ce coin de paradis intersectionnel révèle bientôt sa véritable et discriminante nature, dès lors que Frank et Julie s’éprennent l’un de l’autre. Procédant là encore par touches successives, Le Procès de Julie Richards dévoile peu à peu l’intolérance souterrainement à l’action à Howard. Lors d’un rendez-vous nocturne dans un parc de la ville, le couple doit ainsi essuyer les propos à la fois sexiste et raciste d’un policier, soupçonnant Julie d’être une prostituée et Frank son client.

Apparemment incapable d’envisager la relation entre un Noir et une Blanche sur un mode autre que prostitutionnel, la communauté d’Howard n’accepte logiquement pas leur mariage. Celui-ci se déroule en l’absence du moindre invité, sous le seul regard réprobateur de l’assistante du juge de paix procédant à l’union de Frank et de Julie. Car si le couple est manifestement rejeté par la composante blanche de la petite ville, il n’est dans l’immédiat pas mieux accueilli par sa fraction afro-américaine. Et notamment par le père de Frank qui s’oppose d’abord fermement au mariage de son fils avec Julie. Une hostilité en quelque sorte réflexe qui ne trahit pas chez William un "racisme anti-blanc" mais plutôt l’angoisse suscitée en lui par la transgression d’un régime discriminatoire dont, sans doute, il a lui-même eu à souffrir...

Des craintes que confirmera la procédure judiciaire dont Frank, Julie et Ellen Mary sont ensuite les victimes. La famille heureusement recomposée - Frank et Mary s’adoptant l’une l’autre avec un parfait naturel - doit en effet affronter le retour de l’ex-mari de Julie. Pourtant jusque-là peu préoccupé par le sort de leur fille, Joe se tourne vers la Justice pour obtenir la garde d’Ellen Mary. Derrière cet illusoire surgissement d’amour paternel, se dessine là encore un racisme se révélant à l’occasion d’une scène s’apparentant à plus d’un titre à une confession fébrile.

Puisque c’est à l’occasion d’un dialogue avec un proche, et par ailleurs pasteur, que Joe, filmé en une série d’étouffants gros plans, avoue ne vouloir la garde de sa fille « toute blonde » que pour la soustraire à « ces gens » ainsi qu’il désigne Frank et ses parents. Joe précise en outre qu’il croit savoir que les hommes noirs auraient un goût sexuel prononcé pour les femmes blanches. Joe teinte ainsi son racisme d’un masculinisme brutalement confirmé par une scène le montrant sur le point de violer son ex-épouse venue lui demander de renoncer à sa procédure judiciaire...

Celle-ci est confiée à un juge qui, sous des allures initialement aussi bienveillantes que celles de la société blanche d’Howard, se révèle tout autant intolérant qu’elle. Transportant sur le terrain judiciaire la réprobation sociale frappant Frank et Julie, le juge Powell (Harry Bellaver) transforme le prétendu intérêt supérieur de l’enfant en une arme de discrimination légale. Car c’est au nom de l’avenir d’Ellen Mary que Powell choisit de la confier à son père biologique déclarant ne pas vouloir « affecter les chances [de] l’enfant de devenir heureux. » Il est alors filmé du haut de sa chaire en une écrasante contre-plongée. Inique, ce jugement fait de l’épilogue du Procès de Julie Richards un moment à la fois dramatique et bouleversant. Avec, notamment, ce plan d’Ellen Mary en pleurs dans la voiture qui l’emmène loin de Frank et Julie, déjà séparée d’eux par la lunette arrière du véhicule contre lequel elle colle littéralement son visage déformé par le chagrin.

D’une âpreté déchirante, le dénouement du Procès de Julie Richards échappe cependant à l’accablement le plus complet grâce aux lueurs d’espoir qui ont ponctuellement éclairé le film. Ce dernier semble notamment placer une confiance certaine dans ses personnages enfantins quant à la possibilité d’échapper à la reproduction des schémas raciste comme sexiste. Tel est le cas d’Ellen Mary, que des séquences à la fois attachantes et touchantes montre évoluer avec naturel aussi bien dans la famille de Frank qu’avec des camarades de jeu noires. Exempte de tout préjugé racial, Ellen Mary apparaît aussi vierge de stéréotype genré lorsqu’on la voit jouer au cow-boy d’une manière aussi virile que le ferait un garçon.

Le Procès de Julie Richards dessine donc, malgré sa douloureuse dureté, la possibilité d’un futur libre de tout déterminisme, en faisant le pari que ceux-ci ne sont pas consubstantiels à la psyché humaine. Certes, plus de cinquante après la sortie de ce film, force est de constater que cet avenir reste encore à construire. Mais, sans doute Le Procès de Julie Richards peut-il toujours y concourir, son analyse des mécanismes de la domination n’ayant en effet rien perdu de son émouvante acuité.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 27 avril 2021