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Critique de film
Le film
Affiche du film

Jungle Fever

L'histoire

New-York, Harlem plus précisément, au tout début des années 1990 : c’est là que vit Flipper Purify (Wesley Snipes), architecte afro-américain. Employé par un cabinet prospère, il est marié à Drew (Lonette McKee) avec qui il a eu une fille prénommée Ming (Veronica Timbers). Si ce n’est parfaite - Flipper doit parfois composer avec un père pasteur fondamentaliste (Ossie Davis) et Gator (Samuel L. Jackson), un frère toxicomane... -, l’existence de Flipper se déroule le plus souvent d’heureuse manière. Jusqu’à ce que son cabinet lui attribue une nouvelle secrétaire. Comme le suggère son patronyme, Angie Tucci (Annabella Sciorra) est une jeune Italo-Américaine. D’abord professionnelles, les relations entre Angie et Flipper se teintent peu à peu de désir, frappé.e.s qu’elle/il sont par la « Jungle Fever », expression argotique par laquelle on désigne une relation amoureuse dite "interraciale". Mais en cédant à la passion, c’est une véritable boîte de Pandore que les deux amants vont ouvrir...


Analyse et critique

À celles et ceux s’interrogeant sur les racines du meurtre de George Floyd, ainsi que sur les réactions qu’il a suscité aux États-Unis comme à travers le reste de la planète durant les mois suivants, on se permettra - entre autres sources de réflexion - de conseiller la vision de Jungle Fever. Pourtant âgé de presque trente ans, ce cinquième long métrage de Spike Lee porte un regard sur ce qu’il est convenu d’appeler la "question raciale" qui demeure (malheureusement) d’une pertinente et passionnante actualité...


L’univers dessiné par les séquences introductives de Jungle Fever semble pourtant camper une société s’étant affranchie de ses déterminismes ethniques. Comme si à l’orée des années 1990, tandis que sur la scène internationale les États-Unis triomphent d’une URSS à l’agonie et se posent plus que jamais en parangon du libéralisme, ceux-ci étaient parvenus au stade post-racial de leur histoire. Une bienfaisante évolution dont Flipper constituerait la plus exemplaire des incarnations, ainsi que le suggérerait une série initiale de vignettes le montrant dans ses vies privée et professionnelle. Quant à la première, elle affiche tous les signes d’un achèvement répondant canoniquement aux attendus de l’American Way of Life. Heureux en ménage - comme en atteste l’harmonie sexuelle entre Flipper et Drew, soulignée par une séquence d’un érotisme joyeux -, le héros de Jungle Fever est un père comblé. Les scènes dévolues à Ming - là encore idéalement conformes à l’imagerie du bonheur familial made in USA - à l’occasion du petit-déjeuner ou sur le chemin de l’école, sont autant d’occasion de dresser le portrait d’une fillette aussi charmante qu’intelligente. Cette félicité conjugale et familiale s’inscrit par ailleurs dans un espace urbain (une rue pittoresque de la Harlem bourgeoise) et immobilier (un vaste appartement, au confort chaleureusement bourgeois) attestant de la réussite professionnelle de Flipper. Si ce dernier n’est cependant pas encore son propre chef, il apparaît comme traité d’égal à égal par ses deux WASP de patrons, joués par Tim Robbins et Brad Dourif.


L’ensemble de ces instantanés narre une success story afro-américaine que semble encore conforter la réalisation. Sans renoncer à la mobilité de la caméra - une des signatures visuelles du Spike Lee des années 1980 -, le cinéaste la fait non plus agressivement nerveuse mais sereinement fluide. Comme pour suggérer la possibilité offerte à Flipper d’évoluer avec aisance au sein d’une Amérique dans laquelle la color line se serait enfin effacée. Et où un Noir serait désormais un protagoniste à part entière du roman national états-unien, ainsi que pourrait le souffler les sonorités très "coplandiennes" de la bande-originale de Terence Blanchard. Un musicien venu du jazz et dont la composition se fait ici d’un classicisme symphonique.


Mais en réalité, cette Amérique des early 90’s n’est que superficiellement débarrassée de l’emprise de démons aussi vieux que son histoire. Leur persistance est même annoncée dès un générique dont la tonalité ludique empêche, cependant, d’en prendre immédiatement la pleine mesure. Défilent alors sur l’écran des vues des différents quartiers de New-York dans lesquels se déroule Jungle Fever. Se succèdent ainsi des aperçus de Harlem - où vivent Flipper et sa famille - ou bien encore de Bensonhurst, cette partie de Brooklyn où habite Angie. À ceux-ci viennent se combiner des incrustations animées, représentant des panneaux de signalisation routière sur lesquels ont été indiqués les noms de l’équipe du film. Sous ses allures d’amusant exercice de style, dynamisant l’étape obligée du générique, ce dernier dessine un espace communautairement clivé, à l’intérieur duquel un faisceau de contraintes et d’interdictions régit constamment la circulation. Soit une manière pour Spike Lee d’avertir dès l’ouverture de Jungle Fever que les limites inhérentes à une société raciste n’ont aucunement disparu de la New-York des années 1990.


Une fois passées les scènes "idylliques" mettant en scène un Flipper (apparemment) intégré, le film ne va maintenant avoir de cesse de confronter son protagoniste aux dites limites. Comme, par exemple, lorsqu’il se voit opposer par ses deux patrons une fin de non-recevoir à sa demande d’intégrer la direction de l’entreprise. Une nouvelle fois mobile, la caméra se départit alors de sa coulante tranquillité, enregistrant par un traveling circulaire de plus en plus rapide l’entretien entre les trois hommes. Renouant avec l’imagerie fébrilement subversive de Do the Right Thing, le mouvement tournoyant jusqu’au vertige montre ainsi Flipper entrer en conflit avec ses deux interlocuteurs, puis être finalement littéralement encerclé par ceux-ci après qu’il a échoué à faire entendre ses revendications.


Se manifestant par un indépassable "plafond de verre" professionnel, le racisme toujours vivace se traduit encore par la réaction du père d’Angie - Mike (Frank Vincent) - après qu’il a découvert sa relation avec Flipper. Mike agresse alors sa fille dans un déchaînement de violence mêlant haines raciale et sexiste. Car, de manière pourrait-on dire intersectionnelle, Jungle Fever rappelle que l’entreprise de domination qu’est le racisme va de pair avec d’autres formes d’asservissement. Notamment celles qu’ont à endurer les femmes victimes d’un patriarcat sévissant aussi bien dans la famille italo-américaine d’Angie que dans le couple afro-américain formé par les parents de Flipper. Le révérend Purify ne valant, en matière misogyne, pas mieux que Mike Tucci.


D’abord ponctuels, ces éclats de violence symbolique et physique vont dès lors se multiplier, métamorphosant la comédie de mœurs enlevée qu’était Jungle Fever en un éprouvant jeu de massacre. Celui-ci l’est d’autant plus que la vision raciste, initialement développée par la fraction blanche de la société états-unienne, apparaît comme ayant désormais contaminé l’ensemble des communautés la constituant. Au rejet dont Flipper est victime de la part d’une partie des Blancs répond - selon une implacable symétrie - celui qu’Angie doit endurer du fait de quelques-un.e.s des protagonistes noir.e.s de Jungle Fever. Pour d’autres, le racisme entraîne des effets autodestructeurs. C’est en effet contre eux-mêmes que certains des protagonistes afro-américains du film retournent la brutalité suscitée en eux par la domination blanche. Tel est le cas de Gator, le frère toxicomane de Flipper, dont l’addiction au crack - restituée sur un mode d’abord farcesque, puis crûment tragique - dessine une effrayante trajectoire suicidaire. Ce n’est cependant pas la drogue qui aura raison de lui, mais son propre père. Pendant l’essentiel du film, la violence de ce dernier se cantonne au seul champ verbal, s’exprimant en des sermons dégorgeant de ressentiment intégriste. Mais celle-ci sort finalement de son lit rhétorique, lorsque le révérend abat son fils venu réclamer une énième fois de l’argent pour se procurer sa dose quotidienne.


Jungle Fever semble alors sur le point de basculer dans un pessimisme absolu... dont il est cependant sauvé par quelques lueurs d’espoir. Et ce de part et d’autre de la color line. Du côté blanc de celle-ci, certaines figures incarnent un réel désir de s’affranchir des représentations racistes léguées par leurs pères. Ainsi en va-t-il, bien évidemment, d’Angie, même si sa relation avec Flipper ne survit pas à l’explosion d’hostilité qu’elle déchaîne. À ses côtés, vient aussi se ranger le personnage de Paulie Carbone (John Turturro), un jeune Italo-Américain osant assumer son attirance pour la Noire Orin Goode (Tyra Ferrell). Et ce malgré là encore l’hostilité de son père - Lou (Anthony Quinn), un autre patriarche toxique - comme de ceux qui se prétendent ses amis, sortes de vitelloni new-yorkais.


Quant à la dernière scène du film, montrant Flipper hurler de toutes ses forces tandis qu’il étreint de manière protectrice une adolescente ravagée par le crack, c’est certainement un cri de révolte noir plutôt que de désespoir que Spike Lee fait alors retentir. Cette clameur cinématographique, datant de l’autre siècle, semble ainsi entrer en résonance avec celles, réelles et contemporaines, des militant.e.s du mouvement Black Lives Matter. Car s’il dévoile avec une implacable lucidité le racisme d’une société états-unienne prétendant s’en être départie, Jungle Fever est aussi une puissante invitation à la libérer de ce mal toujours présent.

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 9 septembre 2020