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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Pirate

(The Pirate)

L'histoire

Le milieu du XIXème siècle dans une petite ile des Caraïbes. Manuela (Judy Garland), une jeune fille de bonne famille, vit chez son oncle et sa tante. Elle est promise en mariage au richissime Don Pedro Vargas (Walter Slezak), un notable des lieux, un projet qui ne l'enchante guère. Elle rêve au contraire d'aventures et de dépaysement : son héros est d'ailleurs le mythique, mystérieux et redoutable pirate Macoco. Serafin (Gene Kelly), le directeur d'une troupe d'artistes ambulante, arrive dans la ville principale de l'île et croise le chemin de Manuela le jour où celle-ci vient chercher son trousseau. Le saltimbanque tombe immédiatement sous le charme de la jeune femme ; il va utiliser ses talents de comédien ainsi que son don pour l’hypnose pour la séduire. Apprenant lors de cette séance la passion de Manuela pour Macoco, il lui fait croire en la retrouvant qu'il est le pirate afin de s'en faire aimer. Il va déclencher à cette occasion la fureur de Don Pedro, qui est sur le point de dévoiler un étonnant secret...

Analyse et critique

En 1942, The Pirate de S.N. Behrman triomphe à Broadway avec le couple vedette Alfred Lunt et Lynne Fontana. Une pièce qui mélangeait joyeusement les genres, entre vaudeville, commedia dell’arte et  funambulisme... La MGM en acquiert les droits et confie à Joe Pasternak la production de cette adaptation cinématographique, qui devra être réalisée par Henry Koster et dont le scénario sera écrit spécialement pour Judy Garland non moins que par Joseph L. Mankiewicz. Mais le projet tombe à l’eau. Deux ans plus tard, le décorateur Lemuel Ayers, qui avait conçu les décors de la pièce, en parle à Arthur Freed après avoir rejoint son équipe à Hollywood. Vincente Minnelli, l’un des réalisateurs phares du studio et qui venait de triompher avec l’admirable Meet Me in St. Louis (Le Chant du Missouri), est enthousiasmé par cette histoire de faux-semblants qui lui permettrait, comme dans son précédent film musical, le féérique Yolanda and the Thief, de replonger dans une certaine dimension onirique. Gene Kelly, qui venait de remporter un triomphe dans Anchors Aweigh (Escale à Hollywood), est retenu pour interpréter le saltimbanque Serafin alors que Judy Garland, qui venait d’épouser le futur réalisateur du film, semble toujours être considérée comme la Manuela idéale.


Arthur Freed oblige, ce sera donc une comédie musicale avec une partition de Cole Porter, le compositeur ayant besoin de se relancer après plusieurs échecs. Sa partition se révèlera une réussite même s’il en écrira une bien plus mémorable la même année, celle du spectacle Kiss Me Kate, qui deviendra cinq ans après un chef-d’œuvre absolu du genre sous la direction de George Sidney, Embrasse-moi, chérie en français. Et c’est finalement le couple Albert Hackett et son épouse Frances Goodrich qui se chargeront du scénario définitif pour un film que Minnelli souhaitait ainsi : "une fantaisie, une fantasmagorie même, haute en couleur, théâtrale, flamboyante, plus tourbillonnante que la vie même." Minnelli, féru d’onirisme et de récits de faux-semblants, va ainsi signer un film dont les séquences de rêve vont annoncer celles de ces chefs-d'œuvre à venir que seront Un Américain à Paris et surtout Brigadoon, tous deux avec à nouveau Gene Kelly en tête d’affiche. "Je n'avais pas pensé à l'origine à Gene Kelly pour le rôle de Serafin. Fred Astaire, même s'il n'était pas encore dans une semi-retraite, était trop intériorisé pour interpréter ce pirate haut en couleurs, combiné et pastiche - tel que Gene et moi l'avions conçu - des cascades de Douglas Fairbanks et du cabotinage de haute voltige de John Barrymore." Bien lui en a pris !


La MGM ne refuse rien à l’équipe et octroie une liberté totale ainsi qu’un budget colossal à Minnelli, qui n’aura jamais consacré autant de temps et d’efforts à l'un de ses films. Mais le tournage s’étale sur plus de 135 jours à cause des absences répétées de Judy Garland qui était à cette époque nerveusement ébranlée, quotidiennement suivie par un psychiatre viennois, qui se sentait mal à l’aise dans le baroquisme échevelé de l’ensemble et qui reprochait à son époux de l’exclure des discussions et de privilégier le personnage de Serafin à celui de Manuela. Un peu déboussolé par le comportement imprévisible de sa femme, le réalisateur s'entendit heureusement très bien avec Gene Kelly : "Avec une détermination accrue, je me plongeai dans le travail. Gene et moi, tout en réglant les séquences musicales avec le chorégraphe Robert Alton, étions parvenus à une étroite collaboration. C'était la première fois que je me découvrais une telle affinité avec un acteur : nos idées étaient parfaitement complémentaires, ce que Gene résumait ainsi : ma conception, mon approche des choses est moins ésotérique, plus viscérale, la tienne est évanescente, éthérée." Assurant la chorégraphie du film, l’acteur/danseur aura pu appréhender différents aspects de la production, ce qui lui servira plus tard lorsqu’il réalisera avec Stanley Donen les futurs classiques que seront On the Town (Un jour à New York) et Singin’ in the Rain. Conscient des tensions entretenues par sa partenaire, Gene Kelly demanda à Cole Porter d’écrire une chanson plus légère ; ce sera Be a Clown. Le compositeur aura toujours eu l’élégance de ne pas faire remarquer que le fameux Make 'Em Laugh de Chantons sous la pluie n’en est qu’un plagiat éhonté, aussi bien au niveau de la mélodie que des paroles.


Après Lame de fond (Undercurrent), un opus raté à mon humble avis, le réalisateur n'ayant que trop peu d'affinités avec le Film noir, Vincente Minnelli revient donc à la comédie musicale et nous livre un nouveau sommet du genre, une sorte de pendant survitaminé à son délicat Yolanda and the Thief qui aborde une fois encore le sujet des faux semblants, des jeux de dupes et de la dualité entre rêve et réalité. Avec d'énormes moyens (peut-être le plus gros budget de sa carrière), il prend d'énormes risques avec un tournage exclusivement en studio sans aucun plan d'extérieur réel - à l'exception d'un seul qui semble ainsi paradoxalement irréel et fantasmé - et un ton tout à fait nouveau pour le genre. En effet, nous sommes ici plus dans la commedia dell'arte avec sa joyeuse frénésie, son cabotinage excessif et son exubérance constante que jamais auparavant dans le musical hollywoodien, sans que cela ne soit pénible un seul instant puisque le sujet s'y prête admirablement, les protagonistes étant des saltimbanques ou de grands rêveurs romantiques qui cherchent à se duper chacun leur tour, non pour de viles raisons financières ou mercantiles, mais par amour. Des protagonistes en perpétuelle représentation qui exigeaient de Minnelli une stylisation aussi poussé que possible, ce qui fait de sa comédie musicale un film assez unique en son genre.


L'acteur Serafin se fait passer pour le pirate que Manuela rêve d'épouser, ce dernier représentant pour la jeune femme tous ses désirs romanesques de voyages et d'aventures, tous ses fantasmes amoureux. Après l'avoir confondu, Manuela, qui était promise à une vie ennuyeuse suite à un mariage arrangé et qui pensait avoir enfin trouvé en Serafin l’homme qui allait la tirer de son terne destin, va à son tour faire semblant de rentrer dans son jeu pour qu'il se rende compte de sa "roublarde ignominie" pour la faire tomber dans ses bras. Elle jouera à nouveau un rôle à la fin du film mais cette fois dans le but de le sauver de la potence ; pouvait-on rendre plus bel hommage à un art capable de sauver des vies ! Cette séquence, au cours de laquelle Manuela comprendra pour la première fois le piège dans lequel elle est tombée, se clôturera d'ailleurs par une homérique "scène de ménage" à la fois jubilatoire et hilarante, la plus longue et la pus destructrice vue dans un film hollywoodien. Déjà remarqué dans le poignant For Me and My Gal, le couple formé par Judy Garland et Gene Kelly fonctionne à merveille et tous deux rivalisent ici de talent dans le cabotinage pour notre plus grand plaisir. Judy Garland, étincelante de vivacité, chante divinement et laisse exploser toute sa féminité et sa sensualité dans le morceau Mack the Black. Mais c'est au fougueux Gene Kelly que reviennent les séquences musicales les plus spectaculaires : le sublime Nina avec ses plans-séquences hallucinants de virtuosité et de fluidité ainsi que The Pirate Ballet pour lequel Minnelli nous offre un véritable feu d'artifice visuel.


Au niveau musical encore (la musique signée Cole Porter ne doit pas excéder 10 % du film pour ceux qui seraient réfractaires au genre) : les touchantes You Can Do No Wrong et Love of My Life chantées par Judy Garland, et le célèbre numéro final Be a Clown qui termine le film par un éclat de rire communicatif et surtout émouvant tellement il semble venu naturellement. On n'oubliera pas les acrobatiques Nicholas Brothers et encore moins un excellent second rôle en la personne de Walter Slezak, qui nous ferait presque avoir pitié de son personnage lorsque Minnelli filme son visage démonté en gros plan lors de la séquence "catharsistique" du procès, ainsi que la perfection du travail fourni par les équipes techniques et artistiques de la MGM, avec une mention spéciale aux décorateurs et aux costumiers. Comédie musicale originale, novatrice et ô combien culottée, Le Pirate réussit à combler de bout en bout de ces 100 minutes ceux qui accepteront de rentrer dans ce spectacle théâtral, bruyant, dynamique, surjoué et survolté. En salles ce fut malheureusement un cuisant échec généralement imputé à une incompréhension du public face à la théâtralité de l’ensemble, à la tonalité décalée, à l’esthétique expressément artificielle et au style avant-gardiste du film ; tous des éléments qui en font aujourd’hui encore toute sa richesse et sa modernité. "Nous avions vingt ans d'avance, le public n'était pas encore prêt à accepter cette image nouvelle de l'adolescente qu'il avait adorée et cette forme de spectacle total", disait le cinéaste.

Une énergie communicative se dégage de cet incontournable du musical hollywoodien aussi ambitieux que brillant, aussi drôle que touchant, l’une des innombrables déclarations d’amour de Minnelli pour le monde du spectacle. Michel Perez, critique de cinéma au Matin de Paris écrira d’ailleurs : "Le Pirate est un hommage vibrant à l'un des mythes les plus riches de la poésie populaire : l'exotisme, l'aventure, les mers du Sud, les iles, leur langueur et leurs passions [...] comme de nombreuses comédies musicales, le film de Minnelli s'achève sur un hymne au spectacle qui est une profession de foi." Cela étant dit, et pour fournir d’autres conseils à ceux qui auraient apprécié cette fantasmagorie jubilatoire et chatoyante, sachez que les géniaux Scaramouche et Kiss Me Kate iront encore plus loin dans la description des rapports troublants qui unissent les apparences à la réalité, le monde du théâtre à celui des acteurs.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 2 août 2023