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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Messager

(The Go-Between)

L'histoire

1900. Un jeune orphelin de la petite bourgeoisie anglaise, Leo Colston (Dominic Guard), est invité, le temps d'un été, à passer les vacances dans la famille de son meilleur ami, un jeune aristocrate. Dans le magnifique domaine de ce dernier, Leo découvre les manières des très riches, est observé par eux comme un animal curieux, et sert surtout de « messager » à la belle Marian (Julie Christie), qui a une liaison secrète avec le fermier du domaine, Ted Burgess (Alan Bates).

Analyse et critique

Palme d'or amplement méritée au Festival de Cannes 1971, Le Messager est la troisième collaboration entre Joseph Losey et l’écrivain Harold Pinter, après The Servant (1963) et Accident (1967). Il s’agit de l’adaptation d’un roman de Leslie Poles Hartley, paru en 1953. Si vous ne connaissez pas Le Messager, vous connaissez à coup sûr sa musique (signée Michel Legrand) car elle sert d'indicatif à la célèbre émission de télévision Faites entrer l'accusé ! Une musique à la fois triste et angoissante qui traduit parfaitement l'idée de fatalité. Est-ce à dire que Le Messager est l'histoire d'un crime ? Oui et non. Il n'y a pas à proprement parler de « crime » mais, outre l'issue tragique de la liaison entre la châtelaine et le fermier, le sentiment général que dégage le film est bien celui de la culpabilité, de la mauvaise conscience, de la mort.


A l’opposé du film en costumes académique que l’on pourrait craindre, Le Messager reste d’une grande modernité. Au milieu de ce monde de conventions, le regard de Losey et Pinter est si réaliste, si dénué de complaisance, que notre esprit est sans arrêt stimulé : tout est dans le non-dit, dans les regards furtifs, dans la crainte, derrière une attitude badine ; voir à titre d’exemple le rôle a priori secondaire, mais en réalité capital, de la mère de Marian, Mrs. Maudsley (Margaret Leighton). C'est aussi l'universalité du sujet qui nous captive : qui n’a jamais éprouvé le sentiment d’être de trop, parmi des hôtes qui vous font comprendre poliment que vous n’êtes pas de leur cercle ? Qui n’a jamais eu le sentiment d’être « utilisé » par d’autres, pour des motifs égoïstes ? Mais surtout, qui, enfant, n’a pas éprouvé cette incompréhension devant le code tacite des adultes ? Devant cette terra incognita quelque peu inquiétante qu'est, à cet âge, le sexe « entre les grands » ? Par sa mise en scène subtilement subjective (nous découvrons tout en même temps que Leo, en silence), Losey parvient aisément à nous mettre dans la peau de cet enfant troublé. Car nous l’avons tous été.



L'ambiance ensoleillée, superbement rendue par le chef-op Gerry Fisher, rejoint ici la fausse douceur du Garçon aux cheveux verts. Mais il y a plus perturbant encore : sans insister, le film donne bel et bien un sentiment de malédiction. Pas seulement parce que cet Eden que représente ce domaine campagnard est condamné à la Chute (mort de l'enfance, mort de l’amant), mais aussi et surtout parce que Losey a imprimé à l'œuvre entière une structure particulière : durant l’essentiel du récit, le temps s'écoule normalement, un jour après l'autre, et tout au plus avons-nous ce sentiment ouaté, hypnotique, assez agréable au fond, de répétition (et donc de stagnation) propre à ces vacances d’enfance où tous les jours se ressemblent ; mais à partir de la seconde moitié du long métrage apparaissent des plans étranges, anachroniques (un homme se prépare dans un appartement morose où l'on aperçoit un poste de télévision) ; on comprend peu à peu que ces plans étranges sont en fait des flash-forward sur Leo âgé (Michael Redgrave), vers 1950. Il vient d'être appelé par la vieille Marian pour une dernière « mission ». Le regard piégé, apeuré, de Redgrave est si intense que l'on comprend qu'il a été traumatisé par cet été fatal de 1900, où son rôle de messager a conduit au drame. Et, pour lui, le cauchemar semble recommencer... Ces quelques minutes de Leo âgé, concentrées en toute fin de long métrage, ont un tel impact que le récit principal se transforme soudain en un immense flash-back : nous étions en fait depuis le début dans la tête d'un homme brisé, cloisonné en lui-même, et dont le traumatisme remonte à la surface. C'est cet aspect qui a plu à Losey et qu'a admirablement structuré Pinter (le roman original avait une structure plus classique) : l'homme prisonnier de la société, l'homme pris dans une boucle infernale. Boucle à la fois mentale et spatiale : le principal motif visuel du film est le va-et-vient continuel du jeune garçon, en panoramique, dans les escaliers immenses de la demeure, dans les jardins, dans les près qui séparent le château de la ferme. Va-et-vient, allers-retours, répétitions, stagnation. Prison.



Homme de gauche engagé (et puni pour cela pendant la chasse aux sorcières), Losey a toujours été obsédé par la lutte des classes. Comme The Servant, Le Messager offre une variation évidente de cette lutte, notamment à travers ce regard aiguisé sur les riches oisifs et leur fausse générosité : ceux-ci veulent bien faire, une fois par an, une petite fête avec les gens du village, mais une union mixte, telle que l'aimerait Ted et Marian, est tout simplement impensable. Regard aiguisé certes, mais allant plus vers la tristesse que vers l’ironie. N’oublions pas que Losey vient lui-même, comme Orson Welles, de la haute bourgeoisie américaine : le rejet de la société, il le connaît, de par son exil, mais les privilèges, l'oisiveté, il les connaît aussi, de par son enfance. D’ailleurs, plus que les défauts, il montre ici les qualités des différentes classes (exquis raffinement chez les nantis, franche simplicité chez les gens modestes) et, au fond, il voit tous ses personnages comme des victimes. Il montre surtout que, dans cette société pétrie de préjugés, s'affronter, c'est aussi une manière de se rapprocher (voir le match de cricket ou le concours de chant à la nuit tombée). Et c’est toute l’émotion subtile du film : désespérément, en tant qu'artiste, en tant qu'homme, Losey aura tenté d'être le « go-between » entre ces deux mondes. Il est Leo.


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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 19 mai 2022