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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Fond de l'air est rouge

L'histoire

Chris Marker retrace l’émergence de la nouvelle gauche dans les années soixante et soixante-six à travers une série d’événements historiques. De la guerre du Vietnam à la mort du Che, de Mai 68 au Printemps de Prague, du Watergate au coup d’Etat du Chili, le cinéaste dépeint les luttes idéologiques, les mouvements de protestation et de répression, les espoirs et les échecs d’une génération politique. Surtout, il critique de manière acide les Pouvoirs et écrit la synthèse désenchantée de nombreuses années de militantisme, sans prétendre aucunement à l’exhaustivité et revendiquant à chaque minute la subjectivité de son essai.

Analyse et critique

Entièrement constitué d’images d’archives, Le Fond de l’air est rouge est un film charnière dans l’œuvre de Chris Marker qui signe le bilan d’une décennie de militantisme. Au cours de la décade 1967-1977, le cinéaste se préoccupe de  l’émergence de la nouvelle gauche et des différents mouvements de contestation qui embrasent les capitales du monde entier. Mais l’engagement politique de Chris Marker est en réalité bien antérieur à 1967. D’une certaine manière, ce documentaire éclaire rétrospectivement les premiers pas de Chris Marker en tant que cinéaste. Dans les années cinquante, il entreprend de nombreux voyages dans les pays communistes, qu’il a immortalisés sur les documentaires Un Dimanche à Pékin et Lettre de Sibérie. A l’image d’autres cinéastes français comme Agnès Varda, il part également filmer Cuba peu de temps après l’arrivée au pouvoir de Castro au début des années soixante (Cuba Si). Chris Marker a longtemps refusé de se justifier sur ses positions politiques d’avant 1962, parfois critiquées pour leur trop grande complaisance à l’égard des dictatures communistes. De crainte que le public contemporain interprète mal ses premières œuvres ou ne les sorte de leur contexte, Chris Marker s’est finalement décidé à s’expliquer en 1998, année au cours de laquelle il remanie une nouvelle fois le montage du Fond de l’air est rouge :

« Depuis longtemps, je limite le choix des programmes qu’on a la bonté de me consacrer aux travaux d’après 1962, année du Joli Mai et de La Jetée, et comme cette préhistoire inclut des titres concernant l’U.R.S.S., la Chine et Cuba, j’ai capté ici ou là, avec l’émouvante empathie qui caractérise la vie intellectuelle contemporaine, l’idée qu’en fait c’était une manière de faire oublier des enthousiasmes de jeunesse – appelons les choses par leur nom : une autocensure rétrospective. Never explain, never complain ayant toujours été ma devise, je n’ai jamais cru utile de m’expliquer là-dessus, mais puisque l’occasion se présente, autant le dire une bonne fois : je ne retire ni ne regrette rien de ces films en leur temps et lieu. Sur ces sujets, j’ai balisé mon chemin le plus clairement que j’ai pu, et Le Fond de l’air est rouge tente d’en être une honnête synthèse » (1).

« Une honnête synthèse », mais de quoi exactement ? Le Fond de l’air est rouge est une synthèse amère des espoirs et des défaites de la nouvelle gauche, un bilan désillusionné qui dévoile sans fard l’échec des politiques de chaque bloc. Deux dates jalonnent la genèse de ce documentaire : 1967 et 1973. Ces deux dates, de la guerre du Vietnam au coup d’état du Chili, apparaissent avec lisibilité dans la structure même du documentaire, qui faisait à l’origine pas moins de quatre heures avant d’être repensé par Chris Marker en 1988, puis en 1998. Il  le ramène alors à une durée plus raisonnable, trois heures tout de même. Le long-métrage est divisé en quatre sous-parties qui abordent à chaque fois un ou plusieurs pans de la décennie 1967-1977 : 1) Du Vietnam à la mort du Che 2) Mai 68 et tout ça 3) Du printemps de Prague au Programme Commun 4) Du Chili à quoi au fait ?

Cette architecture, en plus de respecter une certaine chronologie historique, retrace la trajectoire filmographique de Chris Marker depuis 1967, une année charnière non seulement dans la manière qu’il a d’articuler Le Fond de l’air est rouge, mais également au regard du virage militant que prend sa carrière de documentariste. Ces deux aspects, historiques et filmographiques, vont bien entendu de pair. En 1967, Chris Marker vit une année très chargée, marquée par les voyages à Cuba et en Bolivie et les projets collectifs. Parmi ces projets, le plus célèbre reste le long-métrage Loin du Vietnam qui rassemble la fine fleur des cinéastes issus de la Nouvelle Vague française et étrangère.  C’est à cette occasion que se forme la coopérative SLON (Service de Lancement des Œuvres Nouvelles), avec laquelle Chris Marker coréalise en compagnie de Mario Marret le court-métrage A bientôt j’espère sur la grève des ouvriers de la Rhodaciéta à Besançon. Il y saisit les premiers signes avant-coureurs de Mai 68.  Plus tard, Chris Marker réalise également pour SLON une série de courts métrages de « contre information » (On vous parle… ), qui lui permet d’évoquer le cas du Chili. Lorsqu’il se décide à réaliser Le Fond de l’air est rouge, juste après la mort d’Allende dont la chute l’a profondément marqué, Marker sait qu’il peut se servir des montagnes de  rushs amassés par SLON depuis sa création. A noter que SLON est rebaptisé ISKRA (Image Son Kinetoscope Réalisation Audiovisuelle) en 1974. Chris Marker se sert également d’extraits de films produits par d’autres sociétés de production à différentes époques, tels Olympia 52 et La Sixième face du Pentagone, réalisé avec François Reichenbach aux Etats-Unis.

Chris Marker s’est donc appuyé sur un corpus d’archives très diversifié, récoltées dans de nombreux pays, avec des moyens techniques aléatoires, d’où le style « collage » de ce documentaire qui esthétiquement propose un ensemble d’une très grande hétérogénéité, visible ne serait-ce que par le chromatisme disharmonieux des images (voir la partie "De l'usage des épluchures"). Le cinéaste utilise le document brut et c’est par la confrontation et non la simple juxtaposition des archives que va émerger le discours du film. Le documentaire repose en effet sur un montage dialectique qui joue sur les oppositions, les antagonismes, les analogismes et le tissage de motifs et de métaphores qui forgent la cohérence de l’œuvre. Surtout, le montage unifie les différents combats qui se font échos d’un pays à l’autre.

En s’appuyant sur un éclatement géographique, Chris Marker fait émerger une mémoire collective du geste : geste des travailleurs, geste des oppresseurs, geste des révoltés, geste des témoins qui filment. Les luttes du passé se reflètent dans celles du présent et préfigurent celles du futur. Cette mémoire ressort dès le générique, illuminé par la superbe partition de Luciano Berio, dans lequel Chris Marker établit un parallèle entre les images fictives du Cuirassé Potemkine et les images documentaires de manifestations. Cette introduction, qui télescope le passé et le présent, la fiction et la réalité, illustre les titres des deux parties qui structurent le film, « Les Mains fragiles » et « Les Mains coupées », en multipliant les plans sur les mains des travailleurs, sur les mains des révolutionnaires en colère qui lèvent le poings mais aussi sur les mains des représentants de l’autorité étatique qui brandissent le fusils et répriment les mouvements de contestation.

Mais le geste de l’action peut parfois se fonder sur une certaine ignorance que le cinéaste pointe du doigt. Chris Marker critique la naïveté des mouvements étudiants des Sixties qui prennent comme étendard le portrait du Che pour prôner leurs convictions pacifiques et tiers-mondistes. A la fin de la première sous-partie, le commentaire de Simone Signoret accentue ce décalage entre les aspirations confuses des jeunes occidentaux et cette primarité du tiers-mondisme qui tend à tout mélanger. La connaissance stéréotypée des étudiants entre ainsi en conflit avec des images du tiers-monde qui, sorties de tout contexte,  peinent à représenter de manière absolue la réalité. Une fois de plus, Chris Marker révèle l’insuffisance de l’image à rendre pleinement compte  du  réel,  à l’aide d’un commentaire off incisif :

« L’année 1967 aura vu apparaître une race d’adolescents assez étranges, ils se ressemblaient tous, se reconnaissaient immédiatement entre eux, ils semblaient habités d’une connaissance muette mais absolue de certaines questions et sur d’autres, ne rien savoir. Leurs mains étaient incroyablement habiles à coller les affiches, à échanger des pavés, à écrire à la bombe des phrases courtes et mystérieuses qui restaient dans les mémoires, tout en cherchant d’autres mains qui transmettraient un message qu’ils avaient conscience d’avoir reçu sans le déchiffrer totalement. Ces mains fragiles nous ont laissé le signe de leur fragilité, elles l’ont même écrit en clair un jour sur une banderole : « les ouvriers prendront des mains fragiles des étudiants le drapeau de la lutte ». Et ça, c’était l’année suivante ».

« L’année suivante », c’est mai 1968, période sur laquelle Chris Marker jette un regard acide, critiquant aussi bien l’aveuglement du pouvoir gaullien que celui du « mouvement » qui se trompe de cible en s’attaquant de manière irréfléchie à Jean Vilar lors du Festival d’Avignon.

La voix off est finalement assez peu utilisée dans Le Fond de l’air est rouge et reflète toujours la subjectivité des témoins de l’Histoire. Chris Marker ne cesse de confronter la subjectivité de la voix off à l’objectivité prétendue des images : le premier mot du film est « je ». Rarement un documentariste n’aura autant fait confiance en l’intelligence de son spectateur. Chris Marker nous propose un travail de réflexion permanent, nous abandonne parfois au milieu d’une polyphonie de voix contradictoires, nous pousse constamment à lire entre les mots et à regarder entre les images. Le Fond de l’air est rouge est une leçon de montage et une leçon de documentaire non-didactique et non-idéologique. Chris Marker refuse tout discours off lénifiant, le commentaire est utilisé avec économie et se fait à de rares reprises le guide du spectateur. Le Fond de l’air est rouge se situe ainsi à l’intersection de deux trajectoires, celle du cinéaste Chris Marker, qui signe une synthèse ambitieuse de son engagement politique, et celle du spectateur, qui doit faire l’effort de démêler les fils de l’Histoire grâce au montage du réalisateur. C’est en ce sens que ce documentaire peut être défini comme un essai.

La subjectivité ne s’exprime pas seulement par le commentaire mais par le montage lui-même. L’utilisation des images du Cuirassé Potemkine en guise de préambule est essentielle dans le projet esthétique de Chris Marker : toute image, même réelle, même documentaire, même historique, contient une part de fiction, en ce sens qu’elle peut être manipulée, orientée ou détournée, par le montage ou par la voix off. On se rappelle de l’exercice de style dans Lettre de Sibérie qui consistait à commenter à trois reprises la même séquence, sous un angle à chaque fois diamétralement opposé.  De même, les fausses archives de L’Ambassade, réalisé directement suite au coup d’état du Chili, témoignent de la facilité qu’il y a à manipuler le spectateur par l’image ; pour mieux nous tromper, Chris Marker s’était même caché derrière un anonymat de façade. Cet anonymat, le cinéaste le revendique aussi dans le générique de fin du Fond de l’ air est rouge : « Les véritables auteurs de ce film, bien que pour la plupart ils n’aient pas été consultés sur l’usage fait ici de leurs documents, sont les innombrables cameramen, preneurs de son, témoins et militants dont le travail s’oppose sans cesse à celui des Pouvoirs, qui nous voudraient sans mémoire. » Toutes ces images d’archive ont beau ne pas être incarnées par le nom d’un auteur, Chris Marker s’intéresse d’autant plus à leurs conditions de fabrication, ne serait-ce que dans l’hallucinante première séquence sur la guerre de Vietnam ou dans le court intermède « Pourquoi quelquefois les images se mettent-elles  à trembler ? » : le tremblement des images est la marque de la subjectivité de celui qui les a prises, ému ou bouleversé par ce qu’il a vu.

Par le montage, Chris Marker entreprend un processus de démythification. Il n’y a pas que le geste qui participe à l’élaboration de la mémoire révolutionnaire, il y a aussi les discours. Les discours, ce sont les hommes de pouvoir qui les tiennent pour la plupart, chefs d’état ou chefs de partis. Dans certaines séquences, Chris Marker crée une véritable polyphonie de voix officielles qui dans leurs contradictions s’agglomèrent en une cacophonie souvent lénifiante. Il accorde beaucoup de place aux discours fleuves de Fidel Castro : il est loin le temps des espoirs suscités par la révolution ; ses discours deviennent dissonants, à l’image de celui prononcé à l’occasion de l’écrasement du Printemps de Prague par les troupes soviétiques ; Castro justifie son soutien à l’URSS mais Chris Marker montre bien qu’il n’est pas dupe à travers la musique discordante qu’il a ajoutée au montage. Au fil du documentaire, ce dernier finit par ne même plus s’intéresser aux propos inaudibles de Castro et s’amuse à tourner en dérision  les tics du dirigeant cubain. Effectivement, bien que le propos du film ne soit pas des plus joyeux, Marker se plait parfois à construire des gags visuels ou sonores d’une redoutable efficacité.

Les batailles idéologiques ne sont que des batailles de mots, stigmates sémantiques d’une époque. Dans ce parcours historique et mondial qui retrace l’émergence de la nouvelle gauche, le cinéaste se méfie des idéologies, qui changent, évoluent ou se démodent. Il a bien conscience des glissements théoriques et sémantiques qui s’opèrent d’une génération politique à l’autre, en témoigne la conclusion du film, que le cinéaste n’a pu s’empêcher d’ajouter en 1993 :

« Imaginez maintenant que celui qui a fait ce montage en 1977 se voit soudain offrir l’occasion de regarder ces images après un long intervalle. Ce pourrait être par exemple 1993, quinze ans après, l’espace d’une jeunesse. Il pourrait méditer sur le temps qui passe et en mesurer les changements avec un instrument très simple, en énumérant les mots qui n’avaient simplement aucun sens pour les gens des sixties. Des mots comme SIDA, thatchérisme, ayatollah, territoires occupés, perestroïka, cohabitation, ou  ce sigle qui remplace U.R.S.S. et que personne n’arrive à retenir : C.E.I. » 

Mai 68 n’a été qu’une guerre de mots, une guerre de slogans et une guerre idéologique et médiatique, tout comme l’ont été les principaux mouvements de gauche dans les années soixante-dix. Comme Chris Marker l’écrit dans le livret accompagnant le DVD des Sixties, « l’ennemi principal n’est déjà plus un Pouvoir quasi-abstrait que l’on conjure avec des rites mais l’autre parti, l’autre secte, l’autre groupuscule ». C’est pourquoi Chris Marker se dégage des partis politiques et s’intéresse essentiellement à l’insoumission de l’individu face au Pouvoir avec un grand P. Et lorsque Chris Marker prend enfin la parole dans Le Fond de l’air est rouge, ce n’est pas seulement pour décrire la grise mine de Nixon sur le parvis de Notre Dame lors des funérailles de Pompidou, mais surtout pour parler… des chats. « Jamais un chat n’est du côté du pouvoir », affirme Chris Marker de sa voix si particulière. On connaît l’attachement du cinéaste pour cet animal, symbole de l’indépendance et figure récurrente dans ses documentaires de tous poils. Soit dit en passant, A Grin without a Cat est le titre anglo-saxon du documentaire de Marker, en référence à Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll. A travers cette métaphore féline, Marker dénonce l’oppression des Pouvoirs, qu’ils soient religieux, économiques ou politiques. Il passe de la fête des Chats dans la ville d’Ypres, - écho d’une tradition médiévale qui consistait à jeter les chats du haut du beffroi pour chasser les esprits maléfiques - , à des images de chats dégénérés, victimes de rejets de mercures au Japon. Cette maladie touche également les hommes et les populations locales se révoltent violemment contre les industriels à l’origine de ces rejets néfastes. Si Marker soutient la lutte de l’homme contre le système et contre le pouvoir, il le fait néanmoins sans angélisme.

Effectivement, les dernières images du documentaire, celles d’une impitoyable chasse au loup, ne trompent pas sur  la tonalité pessimiste du propos. Le Fond de l’air est rouge est un film polyphonique, où s’entrechoquent la voix du peuple, la voix des dirigeants, celles des témoins, des politiciens ou des militants. De cet ensemble de voix n’émerge pas une vérité inébranlable mais un ensemble de vérités subjectives et fragiles qui s’entremêlent, s’opposent et permettent en définitive d’aboutir à un tableau contrasté, nuancé et forcément lacunaire. Le Fond de l’air est rouge est une symphonie éclatée, souvent dissonante, qui cherche à éviter les mélodies trop évidentes ou trop faciles à retenir. Il est d’ailleurs révélateur de souligner le rôle clé de la musique dans le film, trop rarement évoqué, mais qui oriente pourtant notre perception des événements. En dehors de la musique du générique, Marker manipule des sons qui dégagent un climat inquiétant, peu harmonieux, marque de la subjectivité de l’auteur. Par le montage, Chris Marker interpelle le spectateur. Il le pousse à s’interroger sur la nature des images qu’il regarde et à réfléchir sur les associations parfois violentes qui se créent à l’écran. Chris Marker dit bien qu’« on ne sait jamais ce qu’on filme » : il ne cesse de s’interroger sur la signification des images et leur virtualité, réflexion qu’il continue de tisser dans ses œuvres ultérieures.


(1) « Marker mémoire », Images documentaires, n°31 (1998), p. 78. Citation reprise dans le livret du DVD Lettre de Sibérie, écrit par Christophe Chazalon qui explique de manière très intéressante les rapports de Chris Marker avec le communisme.

DANS LES SALLES

le fond de l'air est rouge

DISTRIBUTEUR : ISKRA
DATE DE SORTIE : 30 octobre 2013

Le FB du film

Du bon usage des épluchures

1973 - Lettre d'intention du dossier de production

1- Du bon usage des épluchures

Un film a deux points communs avec un iceberg, à savoir : qu’avec le temps il en reste de moins en moins, et que sa part invisible est plus grosse que sa part visible.

Sauf rares exceptions, chaque œuvrette cinématographique laisse derrière elle un nombre considérable de chutes, doubles, coupures, regrets, remords… Leur destin est de s’en aller au mauvais vent des boites, des stocks, des bunkers, de la rouille, de la grogne, de l’oubli. Et pourtant, il serait idéaliste de penser que ce partage correspond fatalement à un choix de qualité (je parle surtout ici du film dit « documentaire » de reportage, du film vivant, ayant filmé la vie) et que le rapport du matériel monté au matériel exclu est le rapport du « bon » au « mauvais », ou même du « meilleur » au « moins bon ». En fait de tout autres critères interviennent. Il y a d’abord les limites du sujet choisi, qui excluent toutes sortes d’aspects marginaux ou généraux, des moments donnés par le hasard mais non requis par le propos, des digressions heureuses, des erreurs sublimes. Il y a dans certains cas, la hâte d’un premier choix jamais vraiment remis en question, et qui laisse de côté des éléments qu’un regard plus fouillé ou mieux ajusté eût remis à la première place. Il y a , bien sûr, les phénomènes de censure (ou d’autocensure). Il y a le travail du temps qui redonne à telle phrase, telle mention, à tel événement une valeur qui pouvait échapper à l’instant de sa prise. Il y a les rapports que ces plans-orphelins du montage établissent entre eux, par-dessus la tête de leurs films (ces plans qu’un regrette jusqu’au dernier moment de ne pas insérer parce qu’ils sont « géniaux » mais « qu’ils n’ont pas leur place », et qui la trouvent d’un coup, cette place, dans un autre ordre suggéré par d’autres rencontres).

Quel cinéaste n’a pas rêvé de rassembler un jour ses chutes, ou au moins de les reconsidérer pour réutiliser les plans, les séquences, les rouleaux regrettés ? A y replonger, il est très probable qu’on y trouverait au moins un thème commun : celui de la réflexion. Dans l’ensemble (et seulement dans l’ensemble) on pourrait dire que, parallèlement aux films « faits » qui décrivent en général le temps de l’événement, le temps de l’action, leurs chutes, leurs retombées, leurs épluchures décrivent le temps de la réflexion.

Ces fortes pensées sont bien entendu, comme toute pensée, l’alibi conceptualisé d’une nécessité économique. Dans le cas présent : l’envie de faire un film de montage concernant les sept dernières années, et particulièrement sous l’angle des modulations et métamorphoses du thème révolutionnaire dans le monde actuel, le mois de Mai 68 en étant pour la France l’axe symbolique, dérisoire et profond. Quand on n’est pas Harris-et-Sédouy, il faut être l’abbé Pierre.

Je sais que jamais je n’aurai le budget ni les moyens de recherche adéquats à un si vaste sujet. Alors, à moi les épluchures. Avec tout ce que moi-même et les autres n’avons pas retenu, pas utilisé, je ferai mon film que j’avais un moment songé à baptiser d’une expression employée pour la première fois dans son sens constructif : Les Poubelles de l’Histoire.

2 – Esquisse d’un inventaire :

Les grèves sauvages au début de 67… La Saviem à Caen, la Rhodiacéta, des bouts d’interviews pris ici ou là alors que ça commençait à bouger et que nous ne savions pas encore très bien ce qu’il fallait, ce qu’il faudrait faire…

Un voyage en Bolivie en Juin 67, filmé et jamais utilisé…

Des coups d’œil sur les USA en Octobre 67, parallèlement à mon tournage de la marche sur le Penatagone, lorsque le mouvement prenait forme dans les universités (et, à ce propos, une relecture de cette action sur le Pentagone, à la lumière d’évènements ultérieurs, qui lui donne aujourd’hui un tout autre sens…) Des documents inédits sur « L’affaire Langlois »…

Cuba au moment de la lutte contre le dogmatisme, l’ « hérésie cubaine » à son apogée… Une interview inédite de Fidel Castro à cette époque, traitant des « pseudo-révolutionnaires »…

Des photos reçues de Chine, et le récit d’un communisme occidental… Un très grand nombre de documents inédits sur Mai 68, parmi lesquels un tournage en couleur des barricades, un entretien de Cohn-Bendit avec étudiants et ouvriers sur la plage de St Nazaire, les discussions étudiants-ouvriers devant Renault, et surtout, « Mai vu par les autres » : responsables gaullistes, policiers, rapatriés et activistes de droite… Prague, l’été 68 : tournage et témoignage sonore clandestin…

Emmanuel d’Astier expliquant en 67 la nouvelle problématique politique… Les élections au Venezuela, les maquis, la libération d’un colonnel américain prisonnier des guérilleros, « Etat de Siège » en vrai… Les jeux Olympiques de 68 au Mexique, le massacre de Tlatelolco, une entrevue avec les membres du directoire étudiant… Un tournage inédit de réactions, dans la province française, après le départ de de Gaulle (« Moi, j’ai voté comme disent les vieux : vote le plus rouge que tu peux, ça a toujours le temps de pâlir »…)

Des documents sur le Chili de l’Union Populaire, l’Uruguay des Tupamaros, la répression au Brésil… De passage à Paris, interview d’un officier bolivien qui a pris parti contre sa caste… La condition des travailleurs immigrés exposée par un de leurs porte-parole et par un grand entrepreneur…

Une conférence de presse des travailleurs turcs osant prendre le risque de la publicité pour dénoncer les trafics dont ils sont victimes… Une anthologie de la « publicité détournée » sur les murs de Paris… Des gauchistes font le grève de la faim, d’autres (Sartre en tête) occupent le siège du CNPF…

Georges Marchais explique la nouvelle image du PC, il répond aux critiques (stalinisme, Tchecoslovaquie…) dans un débat public… EN dehors des sujets précis qui leur étaient consacrés, Artur London, Jorge Semprun, François Maspero (Marx et le Doute, l’idée de Parti, la circulation de l’information etc…) réfléchissent sur leurs expériences… Régis Debray fait le bilan de la sienne… Un militant « radical » nord américain analyse la montée et la retombée du Mouvement…

Témoignage sur les idées d’Ivan Ilich… Visite à un « club de jeunes » au Sénégal, témoignage éloquent parce qu’involontaire de la domination culturelle européenne… Un tournage clandestin en Grèce… La répression anti-fedayin à Amman…

Un nombre considérable de documents, de différentes époques, sur le Viet-Nam… Les îles Westman en Islande, îlot de calme en-dehors de l’Histoire jusqu’au jour où se réveille un volcan endormi depuis mille ans… La fête des Chats à Ypres…

Des « lettres » enregistrées sur cassette, envoyées clandestinement de plusieurs pays…

Voici une première recension de matériaux immédiatement disponibles mais, dés le projet connu, on m’apporte de tout côté des bobines, des boites, des choses… C’est le festival des oubliés du montage, le lumpen-editing. Du passé, faisons table pleine.


- Chris Marker

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par François Giraud - le 30 octobre 2013