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Critique de film
Le film

Le Flic ricanant

(The Laughing Policeman)

L'histoire

San Francisco, années 1970. Un inconnu pénètre dans un bus nocturne et en mitraille les passagers. Bilan : huit morts, dont un inspecteur de police. Son ami et partenaire, le cynique Jake Martin, mène l’enquête selon des méthodes très personnelles, secondé par une jeune recrue, l’arrogant Leo Larsen. L’oeuvre d’un fou, d’un serial killer ? Plutôt que de suivre la piste officielle, Martin obéit à son instinct, convaincu que le carnage trouve son origine dans une vieille affaire...

Analyse et critique

Le cinéma de genre policier fait fureur aux USA entre 1968 et le début de la seconde moitié des années 1970, livrant au passage quelques classiques absolument remarquables dont la réputation n’est plus à protéger. (1) Très populaire, renégociant les contours et les fondements d’un registre noir toujours aussi moderne, le genre négocie avec les nouvelles méthodes de tournage en extérieur, relance des motifs ancrés dans leur époque (ici l’Amérique post-assassinat de Kennedy, en plein marasme vietnamien, sur le point d’affronter le scandale du Watergate...) et utilise la ville comme décor/personnage à part entière et catalyseur des pulsions d’une société en pleine destruction systémique. (2) Plusieurs films profitent du mouvement avec une véritable efficacité de ton, de style, et un enthousiasme dynamique renouvelé. L’occasion pour certains jeunes cinéastes de se faire un nom en creusant les tendances de ce tournant populaire, et pour d’autres, vieillissants, de constituer une dernière partie de carrière en forme d’apothéose (le cas Don Siegel, par exemple).

Evidemment, le cinéma policier connait alors de nombreuses tendances et un certain nombre de films essentiels en dépit du relatif oubli dans lequel ils sont bien souvent tombés. C’est par exemple, et curieusement, le cas des trois polars tournés par l’acteur Walter Matthau au début des années 1970. La cinquantaine éprouvée, le fringant acteur au "mâcher" si caractéristique et au cynisme bien connu, rencontre le genre policier au travers de trois titres de grande qualité. Après Tuez Charley Varrick ! de Don Siegel (une belle réussite au récit impeccable, mais dont on dit un peu trop volontiers qu’il surpasse Dirty Harry, ce qui en soit apparait éminemment discutable tant ce dernier tance l’Amérique et en livre un regard trouble et bien plus passionnant), et avant Les Pirates du métro de Joseph Sargent (un récit dramatique très efficace et rondement mené, bénéficiant aussi d'une interprétation d’ensemble remarquable), Walter Matthau tourne donc Le Flic ricanant sous la direction Stuart Rosenberg.


Il s’agit très probablement du titre le moins connu parmi les trois que tourne l’acteur entre 1973 et 1974, et pourtant aussi du plus intéressant concernant sa matière fondamentale, ce qu’il dit, ce qu’il pense et réfléchit, sans compter ce qu’il déconstruit en permanence. Le Flic ricanant est ainsi un polar, un vrai, qui concentre ses efforts sur son atmosphère multiple, sa société déphasée et ses personnages un peu perdus. Il est inutile d’attendre de ce film un récit totalement structuré au sens "point A, point B" du terme, tant il multiplie les indices erronés avec une joie évidente, quitte à perdre le spectateur. Non pas parce qu’il s’avère complexe, mais tout simplement parce qu’il complexifie (parfois inutilement, il est vrai) les points de vue, les affaires secondaires et les méprises policières. En cela, Le Flic ricanant se veut très documentaire, et donc forcément documenté, sur le milieu de la police, son travail, sa difficulté quotidienne et les errances inévitables dictées par les fausses pistes criminelles. Le film plonge dans les quartiers pauvres, ou plus riches c’est selon, renvoie les castes dos à dos (avec leurs problèmes sociaux et/ou leurs déviances morales), montre des instantanés du jour et de la nuit, des caractères qui se confrontent et s’agressent. Au milieu de tout cela, le flic tente de faire son travail, souvent par la persuasion et un usage modéré mais factuel de la force. La distribution de qualité permet une représentation efficace des brigades policières en civil. Walter Matthau, mais aussi l’excellent Bruce Dern ou le très charismatique Lou Gossett Jr. en sont les meilleurs exemples. Durant sa première heure, le film démontre une cohérence admirable, développe ses personnages avec sobriété, peint un San Francisco assez différent de celui présent dans Dirty Harry mais tout aussi cosmopolite, et ne verse jamais dans la facilité douteuse.


 

Les scènes subtiles se démarquent assez habilement de l’attirail habituellement très procédurier du genre, comme en témoignent quelques figures très différentes les unes des autres. Un policier (Matthau), véritable drogué du travail, n’a chez lui qu’une famille "fantôme", composée d’un fils avec qui le contact est rompu, d’une fille qui disparait en permanence et d’une femme dont le rapport affectueux est en constante hésitation, entre résignation et empathie. La femme du collègue assassiné semble bien jeune et perdue, en proie à une condition mentale clairement dépressive. Le personnage incarné par Bruce Dern est un policier balourd, sans inspiration, mais obstiné et malgré tout efficace. Celui de Lou Gossett Jr. est un flic noir qui a réussi et qui sait se faire respecter des deux côtés de la barrière. C’est probablement lui le plus stable et le plus admirable de ces policiers, tout au moins d’un certain point de vue. Les indics, macs et autres personnages peu glorieux composent une formidable cour des miracles explosée en mille morceaux. Ici, une bande criminelle de petite envergure vend des armes dangereusement stockées en pleine rue. Là, les bars/cafés érotiques étendent leur agonie orgiaque sans passion. Le Flic ricanant, titre ironique s’il en est, narre de fait les aventures d’un policier que rien, vraiment plus rien, ne fait rire ni même n’amuse un instant. Avant que le générique de début n’annonce les bases du film, Walter Matthau n’est déjà plus qu’un officier de police en perte de repères, qui mâchouille grassement du chewing-gum (parfois même lorsqu’il fume) et qui traine son spleen carrément cynique en une dégaine débonnaire qui en dit long. Cet homme-là a déjà tout vu, il n’y a plus grand-chose qui puisse le choquer. Et pourtant, il plonge encore un peu plus dès lors que son collègue fait partie des personnes assassinées au début du récit, d’abord parce qu’il souffre de sa disparition, ensuite parce qu’il découvre, comme pour le reste, les dérives qui animaient un homme dont finalement il ignorait presque tout. Une histoire de l’Amérique des années 1970, en quelque sorte, qui éclate ses certitudes et expose sa perversité. On a l’impression d’un pays, d’une ville, que plus rien n’équilibre sinon sa décrépitude, physique et morale. En cela, Le Flic ricanant ose une belle exposition très cosmopolite de ce qu’il observe et met en place une vraie série de situations, à la fois comiques et tragiques. De par sa stature extrêmement quotidienne, tout en conservant une valeur de film policier visant à divertir le public, il reste un excellent mélange composite du genre et de notre monde moderne. Si ces polars des années 1960 et 1970 ne vieillissent pas pour beaucoup d’entre eux, c’est qu’ils gardent encore aujourd’hui ce point de vue moderne (souligné par la granulosité d’une pellicule confrontée aux extérieurs et à la "réalité" du terrain), souvent beaucoup plus que la moyenne de ce qui sort en salles actuellement, et entretiennent parfois une saveur renforcée en prenant de l’âge.



A défaut de posséder un vrai point de vue sur son récit, Stuart Rosenberg reste un très bon technicien, compréhensif envers son sujet et visiblement intéressé par la matière qu’il traite. Le cinéaste de Luke la main froide, de La Toile d’araignée (à ne pas confondre avec le film homonyme - en version française s’entend - de Vincente Minnelli), mais aussi du moins intéressant Avec les compliments de Charlie, est décidément un réalisateur capable, qui sait parfaitement bien mettre en valeur les différents aspects du scénario et de son sujet. Néanmoins, passée la troublante et assez incroyable séquence d’ouverture (une tuerie sauvage au pistolet mitrailleur dans un bus - scène qui fait d’ailleurs douloureusement écho à notre époque incertaine ), il convient d’avouer que jamais le film ne parvient à retrouver ce niveau initial. Le Flic ricanant, malgré d’indéniables qualités qui en font un divertissement de haute tenue, globalement bien au-dessus de la moyenne, fait partie de ces films qui démarrent de façon traumatique pour ensuite de ne pas retrouver ce feu sacré. Le film échelonne bien sûr plusieurs pépites, des instants intéressants, et sait relancer son suspense durant ses deux premiers tiers. Mais il ne sait finalement pas très bien où il va. C’est qu’il ne le veut peut-être pas non plus. Le Flic ricanant se perd en conjectures et en observations multiples, et Rosenberg prouve son désintérêt grandissant pour l’intrigue elle-même ainsi que pour sa résolution. Le criminel recherché n’est guère impressionnant, et surtout il est finalement débusqué une demi-heure avant la fin sans que jamais rien ne vienne remettre en cause son identité. Le policier avait vu juste, et c’est cela qui constitue aussi bien l’étonnement du spectateur que sa frustration. L’auteur de ces lignes n’exprime pas réellement de passion pour les whodunit classiques et maintes fois répétés (quoique l’exercice puisse être excitant), et préfèrera volontiers se concentrer sur ce que projette le film, la valeur de son sujet et sa beauté intrinsèque. Mais tout de même, le film n’est pas tout à fait intègre dans sa démarche, puisqu’il faisait clairement la promotion de son mystère de départ durant les premières minutes de l’enquête. Qui a tué ? Pourquoi ? Rapidement, une vieille histoire refait surface. La résolution un brin monocorde de l’intrigue évoque certes un désenchantement compréhensible, mais malgré tout en contradiction avec les promesses originales du film.



Cela étant, cette contradiction n’amenuise pas nécessairement les qualités du film. Elle le prolonge cependant lors d’une dernière ligne droite légèrement laborieuse. La brigade de flics devient duo, et beaucoup de situations développées ne bénéficieront jamais d’une exploration véritable. Notons que nous ne parlerons pas ici de conclusion quant à ces situations, car il est souvent bien plus fascinant d’avoir affaire à un récit qui entrecroise des idées et des points de vue sans les réduire à l’état d’une disposition terminale qu’à une diégèse cloisonnée qui émet, discute et clôture. La plupart des grands films américains de ces années-là se terminent sur un sentiment de gouffre, sur un questionnement ou bien une situation laissée en suspens. Mais Le Flic ricanant devient assez frustrant en transformant ce processus en petit jeu désordonné. Que deviendront les innombrables personnages présentés dans leurs souffrances et/ou leurs caractères, pour ensuite les faire disparaitre purement et simplement du film ? Sans parler de Lou Gossett Jr. qui évacue l’intrigue sans que l’on ne comprenne vraiment pourquoi. La faute, sans doute, à un scénario qui préfère prolonger sa teneur au travers d’un duo en vase clos, mais qui égrène dès lors les dialogues parfois un peu longs et les retours au commissariat un peu monotones. Il est bien dommage qu’un tel polar, disposant d’un potentiel indiscutable et extrêmement percutant, se tourne vers une conclusion finalement assez routinière et sans réelle envergure. Le rythme relancé par Rosenberg n’est d’ailleurs guère enthousiasmant, la poursuite en voitures étant d’une banalité confondante, et la traque finale résolument éventée. C’est d’autant plus frustrant quand on observe cette séquence d’assaut de l’immeuble en cours de film, et dans laquelle un commando de police assiège un appartement occupé par un ex-militaire du Vietnam. Sèche, violente, formidablement découpée et présentant de nombreuses aspérités tout à fait marquantes, cette séquence d’action reste d’une efficacité redoutable en plus de constituer un morceau de cinéma à la fois plastiquement réussi et sociologiquement fascinant. C’est dans ces moments-là, tout comme dans les moments où la police intègre les milieux louches (qui sont par ailleurs banalisés, presque normalisés par la mise en scène), que Le Flic ricanant retrouve une véritable aura vis-à-vis de son époque bouleversée.


Le Flic ricanant demeure donc la plupart du temps un excellent film policier, dominé ici et là par quelques idées résolument géniales (le regard quasi-clinique des vingt premières minutes - les urgences à l’hôpital, l’enquête débutante, l’autopsie...-, l’assaut de l’appartement du forcené, la descente assez tendue dans les quartiers noirs défavorisés...). Et son introduction, très proche de l’imagination totalement enragée dont font habituellement preuve les polars italiens extrêmes de la même époque, reste longtemps en mémoire. Dommage que l’ensemble ne soit pas forcément un modèle de narration et que les promesses pourtant clairement annoncées ne soient pas toujours tenues. En l’état, et tout en jetant également un voile pudique sur une bande originale trop routinière, Le Flic ricanant saura très intelligemment contenter les amateurs du genre autant qu’un public plus large.

(1) Nous penserons à Madigan de Don Siegel (1968), au Détective de Gordon Douglas (1968, quoique le film mériterait largement d’être réétudié à sa juste et grande valeur), Bullitt de Peter Yates (1968), à Dirty Harry de Don Siegel (1971) ou encore à French Connection de William Friedkin (1971).
(2) Pour davantage de précisions sur le genre policier dans le cinéma américain des années 1970, lire la chronique d’Un Silencieux au bout du canon.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 3 octobre 2016