L'histoire
Isa (Elodie Bouchez), 20 ans, routarde débrouillarde et fille solaire, trimballe son sac à dos pour tout bagage. Après avoir sillonné la France, elle arrive à Lille, toujours à la recherche de petits boulots pour survivre. Ici, son chemin croise celui de Marie (Nathalie Regnier) qui a le même âge qu’elle. Ayant toujours vécu dans la région, c’est une fille écorchée vive, révoltée contre sa condition sociale et des parents difficiles. Elle invite néanmoins Isa à partager l'appartement laissé vacant par l'accident d'une mère et sa fille et dont on lui a confié la garde le temps que les deux femmes puissent le réintégrer. Une amitié se fait jour entre ces deux marginales aux tempéraments opposés jusqu’au jour où une relation amoureuse toxique se met en place entre Marie et Chris (Grégoire Colin), jeune patron fortuné d’une brasserie et d’une boite de nuit…
Analyse et critique
Après trois courts métrages très remarqués et maintes fois récompensés dans de nombreux festivals où ils furent projetés, le premier long métrage de Erick Zonca, après une écriture difficile et de longue haleine durant quasiment 3 ans, est présenté en compétition officielle lors de l’édition 1998 du Festival de Cannes. Les deux actrices principales, Élodie Bouchez et Natacha Régnier, repartent de la Croisette avec un double prix d'interprétation féminine. En mars de l’année suivante, le film récolte trois Césars dont celui non négligeable du meilleur film, passant ainsi devant non moins que Patrice Chéreau, Nicole Garcia ou Francis Veber ; rarement une première œuvre aura eu cet insigne honneur. La Vie rêvée des anges sera par la suite encore multi-primé ici et là, applaudi aussi bien par la critique que par le public, ce dernier s’étant déplacé en masse, plus de 1 million et demi de places ayant été vendues. Et étonnement, après cet engouement médiatique tout à fait justifié, dans les années qui suivirent on en entendra quasiment plus parler. Il est vrai, à mon humble avis, que de nos jours le coup de poing parait moins puissant et que le film a perdu un peu de sa patine par le fait qu’à posteriori nombre d’excellentes chroniques sociales dans un style et un ton approchants ont suivi et émaillé le cinéma français de ces 25 dernières années, avec parfois encore plus de force ou (et) d’émotion (voire pour en rester avec Elodie Bouchez, La faute à Voltaire de Kechiche, autre premier long métrage). Ceci étant dit, il ne faudrait pas pour autant minimiser l’importance et les qualités de cet essai de Erick Zonca, vraiment très réussi.
La Vie rêvée des anges suit au plus près deux jeunes protagonistes féminines d’une vingtaine d’années vivant dans une certaine précarité, choisie (Isa) ou non (Marie), et nous immerge dans leur quotidien fait de petits boulots, de galères et parfois d'éclats de rires. Isabelle, vadrouilleuse débrouillarde, sillonne la France pour faire des rencontres, survivant grâce à de multiples emplois qu’elle accepte toujours avec plaisir et sans rechigner, même si elle n’est a priori pas ‘formée’ pour accomplir les tâches qui lui sont incombées, pensant qu’elle apprendra très vite sans que son inaptitude ne se remarque. Elle ne trouve rien de dégradant dans les petits jobs parfois ingrats qu’on lui propose, s’estimant heureuse de pouvoir gagner sa vie ainsi, prenant le tout avec sourire et zénitude. Elle est foncièrement optimiste, bienveillante voire même solaire, semble parfois insouciante, mais ce n’est pas pour cela qu’elle se laisse faire si quelqu’un ou quelque chose ne lui conviennent pas ; elle sait très bien refuser, s’interposer ou dire avec son franc-parler leurs quatre vérités à ses interlocuteurs. Mais la plus grande qualité d’Isa est peut-être d’aller vers les autres avec une générosité désarmante, mais sans jamais perdre sa dignité ni se faire embobiner par ceux qui voudraient profiter de sa bonté. Passant par Lille où elle trouve un travail de couturière, elle rencontre Marie dans cet atelier. Ne sachant pas où dormir, ayant passée la nuit précédente à la belle étoile, Isa accepte la proposition de Marie de venir partager son appartement. En fait, cette dernière garde celui de deux femmes venant d’avoir un accident et pas prêtes de réintégrer les lieux car très gravement touchées. La plus belle idée du film (celle qui pourrait avoir inspirée son titre) est celle de la relation qui va se ‘nouer’ entre la sensible Isa et l’adolescente dans le coma dont elle a retrouvé le journal intime que la lecture a bouleversé. Elle va se rendre régulièrement à son chevet avec l’espoir de l’aider à s’en sortir d’autant que l’on apprend très vite que la mère de la jeune fille a succombé à ses blessures. Les spectateurs ont très vite de l’empathie pour cette sorte d’ange bienfaiteur qui donne de son temps à une personne qu’elle avait appris à connaitre par son journal et qu’elle savait dans une certaine détresse affective.
Outre ce touchant arc narratif, le film se centre principalement sur l’amitié qui se développe entre Isa et Marie malgré des caractères et tempéraments très différents - voire même assez opposés. En effet, contrairement à Isabelle, Marie est orgueilleuse, abrupte, renfrognée, nerveuse, cassante, toujours à vif et sur le qui-vive. Rien ne semble pouvoir adoucir son aigreur qui se transforme en constante agressivité contre quiconque et révolte envers quoi que ce soit. Alors qu’elle semblait avoir trouvé un homme doux et compréhensif, elle le délaisse rapidement pour tomber dans les bras d’un goujat ; rétive à tous travaux ingrats même s’ils pourraient l’aider à sortir de sa précarité et à trouver une certaine indépendance, rebelle à toute hiérarchie, elle dénigre beaucoup de choses y compris elle-même. Comme Isa, elle a soif de liberté mais à condition de ne dépendre de personne. Cette agressivité semble être sa seule protection contre le monde qui l’entoure. Agaçante pour ce caractère très difficile, elle n’en est que plus touchante lorsque le bonheur parvient à l’atteindre et que son sourire vient à faire surface, dévoilant alors sa fragilité et sa sensibilité bien cachées. Malgré de minimes tiraillements, leurs rapports restent très bons jusqu’à ce qu’ils viennent se heurter à une relation amoureuse que Marie entame avec un jeune nanti, propriétaire à la fois d’une brasserie et d’une boite de nuit. Un jeune homme de la bourgeoisie, méprisant, arrogant et veule, semblant prendre son plaisir à abuser de sa supériorité de mâle. On se demande parfois comment Marie peut rester amoureuse de lui mais l’on sait aussi que ces genres d'histoires d'amour sont assez fréquentes même si elles paraissent aberrantes à en être témoins. La deuxième heure du film va se concentrer sur cette relation toxique allant enrayer la bonne entente entre les deux filles.
Malgré des séquences formidablement émouvantes ou de très grande tension, la seconde partie sera un peu en deçà de la première, moins bien rythmée, plus déséquilibrée avec notamment quelques (rares) séquences trop étirées. Mais ne chipotons pas plus avant car le film se tient cependant presque tout du long remarquablement bien, jusqu’à ce final sans concessions et assez inattendu, même si beaucoup auront senti venir une tragédie qui leur semblait inéluctable. La Vie rêvée des anges, à travers une succession de vignettes dépeignant le quotidien de ces jeunes filles marginales, s’avère être une poignante chronique sociale qui décrit leur quête difficile du bonheur, leurs rêves se confrontant parfois cruellement à une réalité pas toujours très enviable. A l’instar du cinéma des frères Dardenne ou de Maurice Pialat auxquels il fait parfois penser, Zonca ne fait ni dans la dénonciation ni dans le militantisme, refusant même la psychologie pour saisir le réel le plus brut. Cela ne l’empêche pas de croquer quelques tendres portraits, outre celui d’Isa, celui des deux videurs plus tendres et sympathiques que de prime abord. Ce film sur, plus globalement, les espoirs et les attentes d'une certaine jeunesse des années 90, au milieu d’un climat plutôt cru, nous offre cependant de nombreux moments de respiration, de grâce et de chaleur, ce qui l’empêche de nous plomber sa vision.
Grand admirateur du cinéma de Claire Denis (chez qui il a remarqué le comédien Grégoire Colin), Erick Zonca embauche également sa chef opératrice Agnès Godard dont il apprécie tout particulièrement son utilisation du super 16 et de son grain proéminent. La photo mêlée à une caméra très proche des comédiens donne au film un rendu assez documentaire, pris sur le vif. Dommage que la direction d’acteurs semble ne pas s'être assez concentrée sur le jeu des seconds rôles, la maladresse de certains empêchant parfois le film d’atteindre ‘la note juste’ et le réalisme recherchés par Zonca. Rien cependant de rédhibitoire, l’ensemble du casting s’avérant plutôt bien choisi, bien évidemment tiré en avant par la spontanéité, l’incandescence et la formidable présence des deux actrices principales que Zonca a expressément mises en opposition et à distance sur son tournage, assez chaotique, pour mieux créer cette atmosphère de conflit qui va se faire jour entre les deux personnages dans la seconde partie de son film. Pour parvenir à faire ressentir encore plus l’énergie éruptive qu’il voulait lui donner, il élaguera également beaucoup son film au montage, le premier jet atteignant quasiment les 150 minutes. Au final, un film naturaliste d’écorché vif qui deviendra générationnel, une œuvre sombre ancrée dans le réel le plus rêche mais sans excès dramaturgiques. Un film ni sordide, ni complaisant, ni misérabiliste, au contraire sensible et intense, porté par la fraîcheur et l’espoir que représente le personnage lumineux interprété par une bouleversante Elodie Bouchez.