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Critique de film
Le film

La Valse des pantins

(The King of Comedy)

L'histoire

Rupert Pupkin, un artiste comique sûr de ses capacités de "stand-up comedian", tente désespérément de percer dans le milieu du show-business. Mais il se fait constamment rejeter par le milieu professionnel. Il éprouve une grande admiration pour la star des plateaux de télévision Jerry Langford, qu’il harcèle sans arrêt. Lorsque celui-ci le rembarre violemment à son tour, Rupert décide alors de le kidnapper.

Analyse et critique

On pourrait, de façon classique et un peu paresseuse (nul doute que la formule a déjà dû être employée), présenter La Valse des pantins comme « la comédie maudite de Martin Scorsese », formule concise et percutante qui ornerait remarquablement les manchettes mais qui aurait le tort majeur de ne pas tout à fait révéler le fond de notre pensée. Car pour tout dire, il nous est difficile d'utiliser le terme de « comédie » à propos d'un film que nous considérons peut-être comme l'un des plus dérangeants du cinéaste - lequel possède pourtant une filmographie qui n'est pas avare en malaises... La « malédiction » (si elle existe bien) de La Valse des pantins reposerait donc, fondamentalement, sur un malentendu : plutôt qu'une comédie, il s'agit davantage d'un film sur ceux qui la pratiquent. Une satire, en quelque sorte, sur la société du spectacle, sur ses illusions et sur la solitude ou la cruauté qu'elle engendre. Pas un film très drôle, donc, mais vraiment un drôle de film.

La difficulté d'appréhender La Valse des pantins, au moment de sa sortie, avait probablement été amplifiée par son apparente dissemblance totale avec le film précédent du cinéaste, Raging Bull, film-uppercut en noir et blanc qui avait achevé d'installer Scorsese au panthéon des metteurs en scène de son temps, et que l'on n'attendait dès lors pas sur un film d'aspect aussi mineur ou sur un sujet a priori si trivial. C'est que, pour plein de raisons - et les régulières rechutes dépressives de Scorsese à l'époque ne font pas partie des moindres -, La Valse des pantins est un film qui est venu à son cinéaste au moins autant que l'inverse. En réalité, le scénariste Paul Zimmerman avait déjà parlé à Martin Scorsese de ce qui allait devenir la trame de La Valse des pantins dès le début des années 70, mais le réalisateur n'avait manifestement pas été intéressé par un propos qui ne lui parlait alors pas. Le scénario avait été envoyé à Robert Evans, qui l'avait confié à Milos Forman (1), lequel travailla dessus pendant plusieurs semaines. Faute de financement, le projet fut abandonné et arriva finalement dans les mains de Robert de Niro, qui manifesta d'emblée un réel enthousiaste. Il fallut tout de même encore près de six années pour que La Valse des pantins n'offre enfin à l'acteur et au cinéaste l'occasion d'une cinquième collaboration en dix ans.

Entretemps, De Niro avait en effet sollicité Michael Cimino, qui l'avait dirigé dans Voyage au bout de l'enfer, mais celui-ci, empêtré dans les déboires consécutifs à l'échec de La Porte du paradis avait très vite renoncé. De façon tout à fait intéressante, la manière dont la production de La Valse des pantins aura été repoussée d'année en année l'aura chargé de résonances individuelles mais aussi d'une actualité que le sujet ne possédait pas, en tout cas pas de la même manière, au départ : initialement, c'est un article de presse paru dans Esquire qui avait inspiré à Paul Zimmerman cette idée d'un amateur de talk shows qui vivait comme si les invités de ceux-ci étaient ses propres amis. Entretemps, Robert de Niro avait, durant le tournage de Raging Bull, vécu une expérience du même type : il avait été harcelé téléphoniquement par un individu, qu'il avait finalement accepté de rencontrer et qui voulait simplement dîner avec lui et lui parler de sa mère, comme s'ils étaient amis de longue date... Enfin, une dizaine d'années après avoir refusé un sujet avec lequel il ne se sentait pas d'affinités, Scorsese s'identifie de manière inattendue, lors d'une nouvelle lecture, au personnage de Rupert Pupkin : « C'était un prolongement de moi-même, d'autant plus qu'il est prêt à faire n'importe quoi pour obtenir ce qu'il veut. Lorsque j'ai senti qu'il était par rapport à la comédie ce que j'étais par rapport au cinéma, je l'ai compris : Rupert m'a rappelé la faim que j'avais dans les années soixante. » (2)

De Niro et Scorsese réécrivent donc partiellement le scénario et, marqués par l'assassinat de John Lennon par Mark Chapman (le 8 décembre 1980) ou par la tentative de John Hinckley sur le président Reagan (le 30 mars 1981), lui donnent une teinte délibérément plus sombre. De fait, c'est parce qu'il nous a semblé de prime abord tout à fait inoffensif, voire gentiment sympathique, que Rupert Pupkin s'avère ensuite le plus parfaitement inquiétant : il semble évoluer dans un monde autre, régi par des règles propres et quasiment imperméable à l'extérieur. Et c'est bien, finalement, de cela dont parle La Valse des pantins : de ces réalités alternatives engendrées par la télévision, à la fois fenêtre sur un monde qui n'existe pas vraiment, et écran sur lequel projeter ses propres fantasmes.

Si La Valse des pantins semble, de prime abord, un film plutôt classiquement mis en forme, sans effets ni excès maniéristes, sa mise en scène semble obsédée par cette idée de réalités alternatives qui s'opposent, se mêlent et se confondent : très vite (dès la deuxième séquence, en réalité), Scorsese nous montre une image (Rupert et Jerry au restaurant) qu'il s'empresse de dénoncer, comme pour nous prévenir d'emblée qu'il nous faudra constamment questionner sa narration : à travers quel filtre ce que nous voyons a-t-il été passé ? de qui est-ce la vérité ?

Car si Rupert Pupkin avait été le seul « illuminé » de l'histoire, les choses auraient été plus simples - mais moins intéressantes. Or, bien au-delà de sa comparse Masha (incarnée par une assez extraordinairement dérangeante Sandra Bernhard), il semble en réalité que La Valse des pantins décrive un constat assez généralisé, où des microcosmes individuels interagissent tant bien que mal pour rendre leurs rapports au monde compatibles. Pour dire les choses simplement, dans ce film, il semble souvent que personne ne parle de la même chose. Chaque conversation semble n'être que l'adjonction de deux monologues situés dans des degrés de perceptions différents. En conséquence, il est complexe de déterminer qui ment, qui fantasme ou qui dit la vérité, tant ces notions paraissent dès lors incroyablement conditionnées à la subjectivité de chacun... C'est finalement lorsqu'ils sont seuls dans le cadre (celui du film ou celui de la télévision) que les personnages peuvent enfin évoluer à leur aisance, et révéler une partie de leur nature : en dehors de sa toute première apparition, sur le plateau de son émission de télévision, où il joue avec facilité le rôle qu'il s'est lui-même créé, Jerry est ainsi un être éteint, qui semble subir son rapport aux autres (les séquences dans la rue sont assez saisissantes) et n'agit qu'en dernier recours (la séquence, extraordinaire, de l'introduction de Rita et Rupert dans sa maison de campagne, où il demeure si longtemps impassible). Même lorsqu'il est seul, les miroirs, les photos, les caricatures ou les écrans de télévision lui imposent malgré lui une présence dont il ne peut se débarrasser : l'image est devenue son drame, une ombre dont il ne peut plus se défaire.

Le cas de Masha est également intéressant : présentée dans un premier temps comme une obsessionnelle, une hystérique ou une névrosée (et qui plus est pas gâtée par les costumiers du film), elle semble s'épanouir - dans les limites de son imaginaire complexe - lorsque, chez elle, elle est enfin seule avec son homme, bâillonné. Plus personne ne peut lui répondre, lui dire comment se comporter, ou la rabrouer : elle peut enfin soliloquer à satiété. Son drame, c'est que son imagination, manifestement nourrie par la télévision (talk-shows, numéros musicaux, soap-operas...), l'a emprisonnée dans un fantasme que la réalité ne comblera jamais.


Finalement, Rupert Pupkin serait presque, des trois protagonistes principaux, le moins mal loti : non seulement il possède un espace dédié où son imaginaire peut s'incarner (cette cave envahie par les réactions de son public irréel), mais en plus, la société du spectacle semble avoir une place pour lui. En 1968, Andy Warhol parlait pour la première fois des célèbres « 15 minutes of fame » : dans l'Amérique des années 80, ce n'est pour certains plus un constat mais un dû. Indépendamment des quelques scories esthétiques qui l'ancrent volontiers dans sa décennie de production, c'est peut-être sur ce point que La Valse des pantins conserve, aujourd'hui encore, une modernité et un caractère visionnaire tout à fait flagrants : ce rêve de réussite, qui a contribué à la fondation des Etats-Unis, a été dévoyé par le culte de l'image, qui laisse désormais croire que l'achèvement d'une vie est l'inscription de sa propre image, pour quelques minutes, dans le rectangle de la lucarne télévisuelle. Il faut voir la fierté de Rupert, qui occulte tout le reste (et notamment l' « après », forcément problématique), lorsque enfin son rêve se concrétise. Et le dépit de Jerry lorsqu'il découvre l'image démultipliée de Rupert et comprend qu'il a atteint son objectif. Pour revenir à ce que nous disions tout à l'heure sur les « filtres » utilisés par Martin Scorsese pour développer sa narration, il convient d'accorder l'importance qu'elle mérite à cette ellipse, a priori surprenante, qui consiste à couper le monologue de Rupert pour ne montrer que sa sortie de plateau. C'est que le plus important, pour Rupert, n'est pas le fait qu'il ait pu mener son numéro... mais que celui-ci soit diffusé : ce n'est que dans le cadre de l'image télévisuelle que son acte prend enfin le sens qu'il lui donne. Sur ce point, permettons-nous deux remarques : premièrement, il est intéressant de noter à quel point, même une fois montré dans sa globalité, le fameux numéro ne permet pas de conclure sur le talent ou non de Rupert ; ni génial ni complètement lamentable, il participe à se débarrasser d'une quelconque problématique qualitative et donc morale (« a-t-il eu raison de le faire ? ») pour aller vers le factuel pur et dur (« il l'a fait »). Deuxièmement, il faut remarquer que si nous voyons deux fois l'introduction de Rupert au public (lors de l'enregistrement, puis dans le bar) avec à chaque fois des protagonistes extérieurs qui assistent à la scène, dès que celui-ci débute réellement, Rupert occupe le plein cadre et les réactions sonores, celles de l'audience, sont parfaitement identiques à celles que l'on entendait lors de l'enregistrement de la cassette dans sa cave : on peut alors légitimement se poser la question, le numéro qui nous a été montré est-il celui qui a été réellement diffusé (soyons honnêtes, c'est probablement le cas) ou celui que Rupert s'est tant et tant de fois imaginé ? Pensons à la réaction, sévère, de l'agent du FBI lorsqu'ils sortent du bar (il parle de gags « lamentables »), et, avant cela, au contraste entre la réaction que Rupert attendait vis-à-vis de sa cassette et celle de Cathy Long : si cela se trouve, le numéro de Rupert a été un bide total, mais il était à ce point convaincu de sa légitimité qu'il a entendu (et nous a, une nouvelle fois, fait entendre) les réactions hilares de son public... Là encore, ce ne serait pas tant une vérité absolue (la qualité « objective » de son numéro) qui compterait, mais la perception individuelle, subjective du personnage.

Il y a, finalement, moins de dissemblances que l'on pouvait le croire entre La Valse des pantins et Raging Bull, voire avec d'autres titres de la filmographie de Martin Scorsese : en se plaçant au-delà de toute considération morale, le cinéaste décrit l'itinéraire d'un personnage opiniâtre, socialement inadapté, qui en vient à peupler le monde de ses propres chimères... De Travis Bickle (Taxi Driver) à Teddy Daniels (Shutter Island), voire même jusqu'à Jordan Belfort (Le Loup de Wall Street) (3), on ne compte plus les cousinages plus ou moins lointains entre sociopathes de divers acabits, souvent hantés qui plus est par les fantômes de leur passé. D'ailleurs, la piste psychanalytique, dans La Valse des pantins, demande indéniablement à être creusée : Rupert passe le plus clair de son temps chez lui, dans une cave obscure, où il est régulièrement gourmandé par une mère acariâtre (4) et le monologue comique qu'il a écrit parle exclusivement de son enfance, de la relation compliquée avec ses parents, de la violence de son père... Très clairement, la figure de Jerry est pour lui celle d'un père de substitution, d'un modèle oedipien à dépasser (voire à tuer s'il le faut...). Mais Masha également, dans sa confession logorrhéique à Jerry, suggère à demi-mot le manque d'attention et d'affection qu'elle a subi durant ses jeunes années. En quelque sorte, Masha et Rupert sont les premiers « enfants de la télé », les pots fêlés d'une génération abandonnée à la nourrice cathodique...

Probablement décontenancé par la performance insolite de Robert de Niro (qui traduit d'autant mieux la maladresse de Rupert qu'il n'était lui-même pas toujours à l'aise avec le personnage) ; par le style visuel du film, étonnamment simple et direct ; par la nature indéfinie de ce qui ressemble à une comédie mais ne l'est jamais vraiment (disons-le, les quelques moments burlesques, comme la séquence des cartons, sont presque aussi embarrassants que comiques) ; et par un propos sans doute déroutant, le public ne suivra pas et le film sera un échec commercial. Il aura fallu la patine des années pour que La Valse des pantins parvienne à progressivement imposer ses qualités et sa profonde singularité : on peut aujourd'hui considérer qu'il s'agit de l'un des films les plus étonnants, et à bien des égards l'un des plus passionnants, de Martin Scorsese.
 

(1) Lequel Milos Forman réalisa, sur un sujet extrêmement similaire, un autre "drôle de film" sur l'industrie du spectacle et sur la solitude du comique, Man on the Moon.
(2) Dans Marty, de Carrie Rickey, American Film, Novembre 1982.
(3) La dernière scène du Loup de Wall Street semble d'ailleurs un écho direct à la fin de La Valse des pantins : le personnage sort de prison, et immédiatement, se confronte à un public qui n'attend rien d'autre que de "voir".
(4) Incarnée vocalement par la propre mère de Martin Scorsese !

Dans les salles

Film réédité par Carlotta

Date de sortie : 18 mai 2011

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 13 mai 2014