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Livres

Michael Cimino,
Les voix perdues de l'Amérique
de jean-baptiste thoret

293 pages
édité par Flammarion dans sa collection Pop Culture
Sortie le 9 octobre 2013

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Analyse et Critique

Depuis plusieurs années, Jean-Baptiste Thoret a acquis une certaine réputation dans le monde de l’analyse cinématographique. Il participe régulièrement à des émissions radio, à des débats à la Cinémathèque ou ailleurs, et il a écrit plusieurs ouvrages notables sur le cinéma, dont certains chroniqués en ces lieux. Sa popularité provient de ses analyses détaillées mais compréhensibles, d’un style/discours fluide et abordable, d’un réel amour pour le cinéma, et d’un intérêt pour un cinéma de genre généralement délaissé par les critiques dits sérieux.

Dans son dernier ouvrage, Michael Cimino, Les voix perdues de l’Amérique, il raconte son périple américain en compagnie de Michael Cimino, un road trip à deux effectué en 2010. L’intérêt de l’auteur pour Cimino n’est pas neuf : plusieurs passages lui étaient déjà consacrés dans des ouvrages précédents, notamment dans Road Movie, USA et Le Cinéma américain des années 70. Dans Michael Cimino, Les voix perdues de l’Amérique, il développe des thèmes rapidement abordés précédemment, en croisant conversations et réflexions.

Michael Cimino est généralement présenté comme un réalisateur maudit du cinéma américain. Octobre 2013 est apparemment le mois des réalisateurs réprouvés, les Cahiers du Cinéma consacrant une partie de leur numéro à Jean Grémillon, autre maudit fameux. Il y aurait beaucoup à dire sur ces malédictions subies par nombre de réalisateurs en panne de grigris, phénomène dépassant d’ailleurs le cinéma et plus propre au milieu artistique en général. Nous ne trouvons pas cette dénomination très signifiante ni constructive : lorsqu’un réalisateur est rejeté du public et de ses pairs, il y a des raisons, bonnes ou mauvaises. Le qualifier de maudit a tendance à fermer le questionnement et à masquer certains problèmes du travail ou du comportement de l’artiste touché.

Maudit ou pas, avec seulement sept films réalisés entre 1974 et aujourd’hui, Michael Cimino a incontestablement connu des problèmes dans la mise en œuvre de ses projets. Sa carrière avait pourtant démarré sur les chapeaux de roue après la réussite de son premier film, Le Canardeur (1974), buddy movie avec un tout jeune Jeff Bridges et un Clint Eastwood au sommet de sa gloire. Son film suivant, Voyage au bout de l'enfer (1978), lui valut la reconnaissance nationale et internationale, le succès public et professionnel (vainqueur de cinq Oscars). Longue réflexion sur l’Amérique et le traumatisme de la guerre du Vietnam, le film fit connaître Christopher Walken et Meryl Streep, et éleva immédiatement Cimino au rang des grands réalisateurs américains.

Il eut donc les mains libres pour son film suivant, La Porte du paradis, projet refusé par les producteurs en 1972 et qui trouva son financement après le triomphe de Voyage au bout de l'enfer. Sorti en 1980, La Porte du paradis est une épopée sombre sur la vie et le massacre de colons immigrés dans l’Amérique de la deuxième moitié du XIXe siècle. D’une durée de près de 3h40, le film fut amputé d’une bonne heure après l’échec de la première. A l’époque de Star Wars, il fut considéré comme un anachronisme, un reliquat pessimiste des années 1970 arrivé trop tard. Mutilé et sorti en catimini, La Porte du paradis connut un échec retentissant : accusé d’être responsable de la faillite de United Artists, pourtant déjà au plus mal avant la sortie, son fiasco symbolisa la fin d’un certain cinéma indépendant américain et du Nouvel Hollywood, le triomphe des blockbusters et du cinéma décérébré de l’ère Reagan.

En France, la critique fut plus clémente à l’époque : en raison de l’amputation subie par le film, les imperfections de la version courte furent mises sur le dos du remontage. La restauration du film en version longue en 2012 dans une version remontée par Cimino et plus courte de 3 minutes par rapport au montage d’origine, suivie de sa ressortie en salles (février 2013 en France) et en Blu-ray (novembre 2013 en France), permet de juger enfin l’œuvre dans son intégralité, avec ses qualités mais aussi ses défauts. Il est toujours difficile de critiquer sereinement un long métrage ayant acquis un statut de film culte maudit mais son aura ne doit pas aveugler le spectateur (cf. à ce propos l’article de Gilles Cèbe). Michael Cimino eut beaucoup de mal à se remettre de l’échec de La Porte du paradis. Il dut attendre 5 ans pour réaliser L'Année du dragon (1985) qui lança la carrière de Mickey Rourke. Le film relate les péripéties d’un policier blanc raciste qui doit mener une enquête dans la communauté sino-américaine. Bien qu’attaqué à l’époque pour racisme (1), L'Année du dragon connut un certain succès.

Le réalisateur put se lancer assez rapidement dans son projet suivant, Le Sicilien (1987), consacré à la vie du bandit sicilien Salvatore Giuliano. A l’inverse de ses films précédents, où il détruisait les mythes américains, il montrait ici la construction d’une légende et idéalisait fortement le personnage principal. Afin de se démarquer de de Niro dans Le Parrain 2, il ne voulut pas d’un acteur italo-américain dans le rôle principal. Constatant une ressemblance physique avec Salvatore Giuliano, Cimino choisit Christophe Lambert, choix qu’il regrette aujourd’hui : « Humainement, Christophe Lambert était une personne formidable, mais sur l’écran... » (p.220). Le film fut un nouvel échec. Il dut attendre 3 ans avant de se remettre derrière une caméra pour un projet peu enthousiasmant, à la demande de Mickey Rourke : un remake de La Maison des otages de William Wyler, avec Rourke dans le rôle précédemment interprété par Humphrey Bogart. Le tournage du film s’avéra pénible, Mickey Rourke n’en fit qu’à sa tête et se brouilla avec le réalisateur. Le film fut complètement remonté par les producteurs avant sa sortie et Cimino connut une nouvelle déconvenue au box-office. Son dernier film date de 1996 : The Sunchaser raconte l’histoire d’un jeune délinquant métis indien atteint d’un cancer en phase terminale. N’ayant plus que quelques mois à vivre, il décide de s’évader en kidnappant son médecin. S’ensuit un périple pour parvenir à un chaman indien et une montagne magique, amenant le médecin à revoir ses certitudes. Ce film à petit budget peu connu ne permit pas à Cimino de revenir sur le devant de la scène et, excepté un court métrage pour Chacun son cinéma (2007), il n’a rien tourné depuis.

Michael Cimino, Les voix perdues de l’Amérique est une conversation avec Cimino et une réflexion sur son œuvre. L’ouvrage n’est pas chronologique mais navigue d’un film à l’autre, au gré des paysages traversés par l’auteur et le réalisateur (ils partent de Los Angeles et se rendent au Colorado). Jean-Baptiste Thoret digresse habilement pour éclairer certains aspects de la conversation ou pour faire partager son point de vue sur les œuvres abordées. Tous les films du réalisateur sont traités mais une attention particulière est accordée à Voyage au bout de l'enfer et à La Porte du paradis, les deux films phares de Cimino. Leur analyse par Thoret est passionnante : avec toute sa verve et son amour pour le sujet, il aide le spectateur à mieux comprendre les œuvres en les resituant dans leur contexte. Il met le doigt sur certains détails et points clés des récits, et les films prennent une ampleur nouvelle.

Bien qu’élégiaque vis-à-vis de Cimino, dont ni la parole ni les films ne sont remis en question, le livre s’avère prenant de bout en bout. Le style est très fluide, les transitions de la conversation à la réflexion sont habiles, et le récit est dense en informations sans être trop long. Quelques photos en noir et blanc (sur papier normal dans une qualité moyenne) émaillent le texte, mélange de photos de tournage et de photos prises par Thoret lui-même lors du périple.
Autant l’avouer, nous ne sommes pas vraiment fans des films de Michael Cimino (2). Idem pour le personnage, dont l’égo très développé transparaît clairement dans les conversations : il n’hésite pas à se moquer du Parrain 2 de Coppola ou de La Dernière tentation du Christ de Scorsese en raison de l’accent des acteurs (c’est sûr, John Cazale, Robert de Niro ou Meryl Streep sont très crédibles en Américains d’origine russes dans Voyage au bout de l'enfer...) ; il s’attache toujours à la plus pure réalité historique, insiste-t-il, et il est critiqué pour cela (les libertés historiques sont grandes dans plusieurs de ses films, notamment La Porte du paradis et Le Sicilien) ; il se jette régulièrement des fleurs sur sa façon de tourner sans jamais se remettre en cause ni essayer de comprendre pourquoi ses rares films ne marchent plus depuis longtemps.

Malgré tout, Jean-Baptiste Thoret a réussi à nous intéresser en nous montrant Michael Cimino sous un jour nouveau, avec ses failles et ses contradictions, et nous a aidés à mieux comprendre ses films (nous sommes toujours réservés sur l’œuvre mais nous l’appréhendons à présent d’une autre façon). Une lecture indispensable donc pour les fans de Cimino, mais conseillée également aux amateurs de Thoret et du cinéma américain des années 70 et 80.


(1) Le film adopte le point de vue du policier raciste et, d’après les critiques américains, le réalisateur épousait la vision du personnage principal. Sans pousser aussi loin l’accusation, revu de nos jours, L’Année du dragon regorge de clichés sur les Sino-Américains et donne une vision peu reluisante de cette communauté. Autant dans Voyage au bout de l’enfer le caractère outrancier des Vietcongs ne choquait pas outre mesure : ils symbolisaient l’ennemi dans toute son abomination et devaient être suffisamment affreux pour expliquer les traumatismes subséquents. Plus que le Vietcong, c’était l’horreur de la guerre qui était stigmatisée. A l’inverse, dans L’Année du dragon, certaines images véhiculées sur la communauté sino-américaine s’avèrent problématiques, notamment lorsque le spectateur perçoit des événements sans la présence du policier raciste. Ces scènes ne peuvent pas être considérées comme faussées par le point de vue de ce dernier, sauf à considérer que la vision raciste du personnage principal contamine tout le récit. Dans tous les cas, cela reste ambigu : il n’est pas possible de faire de distinction entre la condamnation du cliché et les a priori d’un réalisateur non-spécialiste de la culture chinoise.
(2) Ceci n'engage que l'auteur de cette chronique et non la rédaction dans son entier. Il y en a même qui fulminent à cette phrase...

Par Jérémie de Albuquerque - le 13 novembre 2013