L'histoire
Amanzio Berzaghi s’inquiète de la disparition de sa fille, qui ne semble pas mobiliser le commissariat de son quartier. Il sollicite l’aide du commissaire Duca Lamberti, qui comprend la singularité de ce cas. La fille d’Amanzio, Donatella a 25 ans, mais est atteinte de graves troubles psychologiques qui font qu’elle se comporte comme une enfant. Lamberti pense immédiatement aux réseaux de prostitution qui sévissent à Milan. Avec son collègue Mascaranti, il va mener l’enquête, tentant d’infiltrer les réseaux de la ville.
Analyse et critique
L’histoire du polar italien est notamment marquée par le nom d’un romancier, Giorgio Scerbanenco, qui est principalement associé aux films de Fernando Di Leo, à commencer par Milan Calibre 9. Né en Ukraine dans une famille qui a fui la révolution bolchévique, Scerbanenco a connu son plus grand succès avec le personnage de Duca Lamberti, héros de quatre romans, un commissaire désabusé qui a rejoint les rangs de la police après avoir été radié de l’ordre des médecins, pour avoir pratiqué un avortement interdit. 3 des 4 titres ont connu une adaptation cinématographique. D’abord La Enfants du massacre, sous le titre La Jeunesse du massacre, un film d’une grande violence réalisé par Di Leo, puis Venus privée, sous le titre Cran d’arrêt, un bon film signé Yves Boisset et enfin Les Milanais tuent le samedi, sous le titre La Mort remonte à hier soir, devant la caméra de Duccio Tessari. Cinéaste atypique, qui a traversé tous les genres du cinéma italien en leur apportant sa vision propre. Le résultat est un film mélangeant beaucoup d’aspects et se situant quelque part entre le poliziottesco, le film dossier, le film social, et même quelques éléments du vigilante movie.
La Mort remonte à hier soir fonctionne comme une plongée dans le monde de la prostitution, présenté comme un système gangrénant toute la société italienne. Tessari décrit ce monde avec une grande dureté, suggérant la grande violence subie par les victimes des réseaux criminels sans jamais sombrer dans le voyeurisme, sans jamais montrer l’horreur. Il n’y a pas chez le cinéaste la moindre fascination pour la violence qui est décrite, qui l’observe de manière froide, presque documentaire, en décortiquant les mécanismes du système plus qu’en se concentrant sur des images chocs. La démarche de Tessari pourrait, en exagérant, se rapprocher de celle d’un Francesco Rosi, qui cherche à comprendre et à faire comprendre comment fonctionnent les mécanismes criminels, dans le quotidien comme dans la structure de la société. Le cinéaste explique, entre autres, comment la prostitution n’est finalement que le résultat de la mécanique capitaliste. Sans se muer en théoricien, il décrit comment Donatella, jeune fille qui par sa condition médicale ne peut être productive de manière traditionnelle pour ce système va quand même devoir s’y soumettre, par la force, en étant obligée à se prostituer. Dans le monde décrit par Tessari, on ne peut exister que par le travail, quel qu’il soit. A l’image des grandes œuvres du cinéma populaire italien, Tessari réussi cette démonstration avec simplicité, dans le flux de son intrigue policière, rendant accessible au plus grand nombre une démonstration qui pourrait être complexe. C’est la grande vertu de ce cinéma, une de celle qui le rend toujours passionnant aujourd’hui, et La Mort remonte à hier soir en est ainsi un exemple convainquant.
Si cette profondeur est typique des récits de Scerbanenco, elle s’adosse toujours à un solide récit policier, dont La Mort remonte à hier soir se fait également le reflet. Le film revient constamment à son fil rouge, la quête de Duca Lamberti et d’Amanzio pour retrouver Donatella, qui permet à Tessari de justifier son exploration de la société italienne. A l’aune des standards du polar italien qui va se développer durant les années 70, le ton reste toutefois mesuré, et Lamberti reste un policier sage, loin des névroses des personnages qu’interprètera Maurizio Merli quelques années plus tard. Si Lamberti est désabusé et ne croit plus totalement au système, il croit encore à la justice. C’est ainsi que, malgré sa toute première réaction, il se lance dès le début du film dans la recherche de Donatella, comme si cette affaire représentait pour lui une opportunité de sauver encore quelque chose et, c’est là le lien que l’on peut faire avec ses futurs homologues du poliziotesco, de mettre un grand coup de pied dans une société gangrénée jusqu’à l’os. Sans user de violence excessive ni la provoquer, Lamberti croit fermement en la légitimité de sa démarche, quitte à faire quelques entorses à la procédure, comme lorsqu’il accepte les méthodes de son jeune collègue Mascaranti – interprété par le toujours convainquant Giuseppe Tinti – qui rudoie un proxénète pour arriver à ses fins. Frank Wolff, acteur américain qui s’est particulièrement épanoui en Italie et dont on se souvient, entre autres, pour ses rôles dans Le Grand silence et Il était une fois dans l’ouest, apporte au rôle un mélange de force et de calme, ainsi qu’une puissante humanité qui nous font croire en sa démarche sans ambigüité, même si nous la savons vaine. Son jeu en fait un personnage incontestablement positif, qui supporte le discours de Tessari : ce que voit Lamberti est bien la triste réalité.
En parallèle de Lamberti, Amanzio recherche aussi sa fille. Lui-même écrasé par le système, il ne peut mener sa quête que le samedi, les autres jours devant être, dans la société moderne, consacrés au travail, quelles que soient les vicissitudes de la vie. D’abord présenté comme un personnage passif, faisant confiance à la police et aux institutions et limité dans son action par un léger handicap, il bascule dans le dernier tiers du film qui emprunte certains ressorts du vigilante movie à l’américaine. C’est par un détail qu’Amanzio bascule dans l’action, en retrouvant le nounours préféré de sa fille et qui va faire basculer le récit dans l’apocalypse, avec un montage alterné décrivant simultanément les découvertes sordides de Lamberti et Mascaranti et celles d’Amanzio. Sa réaction n’est pas totalement celle des justiciers solitaires habituels du cinéma. Il ne veut pas détruire la société, ni même toute la criminalité, mais seulement rendre justice à sa fille, punir ceux qui l’ont tué. Il le fait avec violence, dans des scènes brutales typiques de leur époque, mais avec une immense dignité, rendu à l’écran à la fois par l’admirable interprétation de Raf Vallone, particulièrement touchant, et par la pudeur de Tessari qui, comme dans tout le film, observe sans voyeurisme et sans excès. Amanzio ne combat pas la violence par la violence, il recouvre simplement sa dignité, dans une société qui ne l’est plus, et dont nous avons vu durant une heure et demi toute l’hypocrisie face à la prostitution.
Avec La Mort remonte à hier soir, Tessari ne cherche ni l’excès de violence ni le spectaculaire, mais avant tout de montrer quelques personnages dignes – Lamberti et sa compagne, Amanzio, face à une société indigne, qui ferme les yeux sur des mécanismes odieux qui avilissent tout et tout le monde, notamment les plus faibles et les plus innocents, qui sont broyés comme Donatella ou qui doivent se faire complice du système, comme la voisine d’Amanzio. Le cinéaste décrit avec efficacité et précision cette situation autant qu’il filme avec humanité les quelques personnages qui peuvent être encore sauvés et qui luttent sans espoir face au monde qui les écrase. C’est cet aspect qui domine finalement le film, plus encore que des séquences pourtant marquantes, notamment la terrible découverte du corps de Donatella, son "éducation" par ses tortionnaires ou le final. Tessari a su, avec La Mort remonte à hier soir, injecter une dose de dignité et d’humanité dans le polar italien que l’on ne retrouvera dans aucun autre film du genre. Une manière singulière d’aborder ce type de film, qui témoigne de la particularité du cinéma de Tessari, parfaitement inscrit dans la dynamique du cinéma italien des années 60 et 70 mais qui sais faire preuve d’une originalité toujours étonnante et, surtout, toujours convaincante.