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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Gueule ouverte

L'histoire

Monique Bastide (Monique Melinand) a cinquante ans lorsqu'elle apprend qu'elle est atteinte d'un cancer. Elle se rend de son village d'Auvergne à Paris, où elle est hébergée par son fils Philippe (Léotard) et sa belle-fille Nathalie (Baye) pour des séances d'irradiations ; mais lorsqu'il s'avère que sa maladie est incurable, elle décide de rentrer chez elle. C'est dans une chambre à l'étage, entourée de Philippe, Nathalie et de son mari Roger (Hubert Deschamps) qu'elle vit ses derniers mois...

Analyse et critique

Sorti quelques mois après Cris et chuchotements, le troisième long métrage de Maurice Pialat est - comme le film d'Ingmar Bergman - le récit d'une femme qui « crève la gueule ouverte » et de son entourage qui ne sait pas comment faire avec la mort. Ce film implacable et dérangeant est comme une réponse au succès public de Nous ne vieillirons pas ensemble, Pialat ayant comme décidé pour son film suivant de prendre le spectateur à rebrousse-poil en lui proposant une œuvre plus violente, encore, jusqu'à en être parfois insupportable. Le fait de ne pas faire appel à des acteurs connus - l'une des décisions qu'il regrette ne pas avoir fait pour Nous ne vieillirons pas ensemble - et une mise en scène qui se fait plus âpre, plus directe et qui annonce vraiment ce style qui prédominera à partir de Loulou, participent de cette démarche. Pialat a peur de se laisser piéger par le public, de se trouver enfermé dans une case, et il affiche comme défense une radicalité, un refus des formats et des formules qui sera désormais une constante de son œuvre. Pialat ne cessera ainsi de casser ses récits (par des ellipses brutales, des enchaînements incongrus) ou de fuir la belle image (combien de brouillons de scènes dans ses films !), allant jusqu'à revendiquer dans ses entretiens son désintérêt pour les questions de mise en scène.

S'il y a rupture sur la forme, dans le fond La Gueule ouverte se situe dans la continuité de Nous ne vieillirons pas ensemble, Pialat replongeant une nouvelle fois dans la matière biographique, creusant ses névroses, ses peurs, et délivrant le tout dans un film profondément dérangeant, impitoyable et en cela certainement cathartique. Si l'histoire n'est pas de lui (elle est d'Henri Graziani), il procède comme à son habitude en se la réappropriant complètement. La lente agonie de sa mère qui est morte d'un cancer quinze ans plus tôt et la récente disparition de son père (le « Garçu » qui donnera son titre à son dernier film) viennent bien entendu innerver le film. Le sentiment d'abandon de Monique, ce sont les remords de Pialat qui regrettera toujours de ne pas avoir été aux côtés de son père dans ses derniers instants. Le choix de situer l'action en Auvergne est également intime, Lezoux où il tourne se trouvant non loin de Cunhalt, son village natal. Il met donc en scène le Garçu (interprété par le fidèle Hubert Deschamps), sa mère, et après Jean Yanne c'est Philippe Léotard qui le personnifie à l'écran, tandis que Nathalie Baye incarne Micheline Pialat. Les deux acteurs sont alors en couple et, comme pour brouiller un peu les pistes, Pialat leur fait porter leur propres prénoms à l'écran.


Peut-être parce qu'il voulait Gérard Depardieu (qui préfère jouer dans Les Valseuses), Pialat malmène Léotard sur le tournage, l'obligeant à assister à l'exhumation du cadavre de sa mère ou encore à tourner de très nombreuses scènes de sexe qui le mettent mal à l'aise. L'acteur semble si déstabilisé qu'il est comme étranger à son rôle, lâché au milieu des scènes, ce qui a pour effet - peut-être non prémédité d'ailleurs - de renforcer le sentiment de malaise qui émane du film. Nathalie Baye est également comme pétrifiée, et le couple qu'elle devrait former avec son mari à la ville ne passe pas à l'écran. On dirait qu'ils ne se connaissent pas et leurs rapports sont presque inexistants, mécaniques, ce qui vient là encore servir le propos du film.

Si Pialat fait appel à des acteurs encore peu expérimentés, il demande au grand chef opérateur Nestor Almendros de signer l'image du film. Il construit celui-ci sur de longs plans-séquences parfois séparés par de brutales ellipses, créant ainsi des blocs de temps presque autonomes dans lesquels les protagonistes du drame sont comme enfermés. En effet, la longueur des scènes est moins là pour permettre aux acteurs d'aller au fond de leur personnage que pour appuyer leur incapacité à se parler, leur isolement, leur solitude. On pense notamment à ce magnifique premier tête-à-tête entre Philippe et sa mère où les banalités s'enchaînent jusqu'à ce que la chute de Monique vienne brutalement clore la séquence en annonçant sa maladie. Pialat filme essentiellement les "à-côtés" de la mort. Il ne s'attarde pas sur la souffrance de Monique, mais sur des discussions souvent sans intérêt, sans enjeux dramatiques. Le hors champ est chargé, surchargé : la maladie, la mort, la honte, la détresse, la solitude, la souffrance, la colère... mais tout cela reste hors cadre ou se loge dans les nombreuses ellipses du film. La présence de la mort empêche les choses de se dire vraiment. Elle écrase les personnages et les empêche de trouver les mots, les gestes qu'il faut. Tout se joue dans les silences, les regards, et c'est ce qui démarque profondément le film de Pialat de celui de Bergman où la mort venait clôturer les comptes, faisait éclater les rancœurs du triumvirat de sœurs.

Ici, les personnages s'enferment, se referment, se coupent des râles de la mourante mais aussi de l'autre. Car rien n'est plus dur chez Pialat que de faire lien avec l'autre. Roger continue à tromper sa femme, Philippe - comme par atavisme - va voir des prostituées. Dans la même maison où la mère agonise, le mari et le fils baisent - mal et trop vite pour ce dernier - comme pour opposer à la mort une pulsion de vie... Un geste qui pourrait être beau mais qui se révèle stérile et lâche.

Ce que filme Pialat, c'est la banalité de la mort. Il y a peu de cris, peu de colère, juste l'insupportable attente de l'inexorable. Il filme des personnages empêchés dans leurs émotions - même si le film sait parfois se faire tendre et profondément humain - qui n'ont à la bouche que des paroles convenues, impersonnelles, qui ne parviennent à faire que des gestes mécaniques. La lente agonie de Monique gêne plus qu'elle ne bouleverse cette famille et ils n'en peuvent plus d'en attendre l'issue. Pialat fait se succéder de pénibles allers-retours entre la vie du dehors et la chambre de la mourante, met en scène un quotidien qui se resserre et étouffe, des mots qui peinent à venir, le silence. Cette façon directe, crue, de filmer la mort va déstabiliser le public et l'échec commercial prévisible du film va signer la fin de la compagnie Lido Films dirigée par Micheline Pialat, ce qui va avoir pour effet d'écarter Maurice Pialat du cinéma pendant quatre années.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 26 novembre 2020