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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Famille Homolka

(Ecce homo Homolka)

L'histoire

Ce sera un dimanche plus mouvementé que prévu pour les Homolka, famille composée de trois générations venue pique-niquer à la campagne et qui à leur retour à l’appartement commun doivent composer avec le fait de ne plus avoir la télévision pour quelques jours. Comment s’occuper ? Comment s’entendre ?

Analyse et critique

Si Ivan Passer est moins connu que Miloš Forman (cela commence à évoluer), Jaroslav Papoušek l’est encore moins que ses deux confrères et collaborateurs. Lui n’est pas parti pour les États-Unis, son œuvre n’a pas le rayonnement à l’étranger des deux autres en exil, mais ses comédies gardent en ancienne Tchécoslovaquie une popularité qui ne s’est pas vraiment démentie depuis. Ecce Homo Homolka (on préférera cette version du titre à une appellation française peu usitée), tourné peu après l’écrasement du mouvement praguois de 1968, est une farce assez virulente qui vient indiquer qui du trio avait la pulsion satirique la plus développée (Papoušek étant co-scénariste de L’As de Pique et d’Éclairage Intime). Cette force corrosive donne sa portée et sa limite au film, qui du grand air passe à un intérieur estival confiné et étouffant où tourner en rond, brasser de l’air et hausser la voix à n’en plus pouvoir. Elle débouche moins sur la tendresse que sur une bonhommie jusque dans l’exaspération, les personnages étant moins méchants que lâches, moins stupides qu’égoïstement dissipés et absorbés en eux-mêmes. Il y a beaucoup d’excitation à la fin de cet Ecce Homo des derniers hommes, mais animant le sur-place (littéral) de danses mêlées de récriminations cacophoniques. La chronique alterne entre surchauffe (des Schnitzel brûlés prendront une importance démesurée) et douche froide (celle dont le pommeau est trafiqué par deux jumeaux turbulents à qui leur imitation des adultes n’inspire pas les meilleurs coups), mais cette ronde à donner le tournis produit surtout un sentiment de résignation. Le piège du provincialisme dans une société stagnante est fait pour durer.

Tout commence pourtant dans les bois, avec la vision de deux beaux corps juvéniles, ceux d’adolescents venus y faire leurs premières expériences sexuelles. Ils sont très vite interrompus : les Homolka débarquent bruyamment dans le coin, à  Jevany, pour un pique-nique. Ce couple est un emblème campagnard de la jeunesse qui demande alors à s’épanouir et se sent entravée où qu'elle aille. Le récit déplace son attention vers les Homolka, famille bruyante composant un ménage où cohabitent ensemble trois générations : les parents (Josef Sebánek, Marie Motlová), le fils et la belle-fille (Frantisek Husák, Helena Ruzicková), leurs deux fils (Petr et Matej Forman). Issus de la classe moyenne inférieure, ils paraissent avoir toutes les tares avérées, et pas beaucoup des éventuelles qualités, qui vont avec ce statut alors plutôt opprimé par le régime. L’histoire ne perdra toutefois pas complètement de vue le couple, qui s’avère habiter en face de l’immeuble des Homolka (on pourrait en déduire qu'ils habitent une petite ville, mais il s'agit pourtant de Prague), concerné par un incident impliquant, comme de nombreux problèmes chez les Homolka, une porte fermée à un intrus. Au-delà du contraste, il y a une jonction implicite entre ces deux groupes : les adolescents sont la tranche d’âge manquante chez les Homolka. Ils sont le genre d’amoureux (très immatures, ce qui fait craindre pour leurs promesses hâtives d’engagement à vie) qui ont déjà produit deux générations de couples Homolka pétris de frustrations mesquines.

 Le cri d’une femme leur ayant fait fuir la forêt (le film suggère des dangers plus graves que ceux dont il traite directement, également liés à des mésententes conjugales et familiales), les Homolka rentrent chez eux. Ils cohabitent à l’étroit dans un même appartement, le film faisant le portrait d’une exiguïté fréquente dans des films situés de l’autre côté du Rideau de Fer (cf La Petite Véra, où la cohabitation aura des conséquences plus douloureuses physiquement). L’instrument de la paix sociale fait défaut : leur téléviseur est en panne, en attente de réparation, et de ce manque naissent les tragi-comédies successives d’un week-end. La mère et sa belle-fille veulent se rendre aux courses hippiques, mais père et fils préféreraient le foot. Ludva, fils et mari, accepte de mauvaise grâce d’accompagner sa femme et ses enfants aux courses, mais s’enfuit à la première occasion avec son père. Retour au domicile après cette tentative de fuite (il avait déjà parlé plutôt sérieusement à son père d’abandonner sa famille plutôt que de tirer trente-cinq ans de vie commune comme lui), où il est affligé de la sévère gueule de bois allant avec la cuite qu’il s’est prise durant une ellipse. Sa femme a dit aux enfants de ne pas lui parler et sa mère sermonne sa belle-fille au sujet de cet ordre qu’elle juge péremptoire. Qui compte le plus, la mère ou la belle-fille ? Il est ici constamment question de qui est le plus apprécié par qui, de quelles alliances et mésalliances sont à prendre en compte parmi ce groupe de six personnes (où seuls les jumeaux agissent mimétiquement d’un seul chef). S’ensuit une série élaborée d’incidents quotidiens imbriqués les uns dans les autres, tous liés au manque d’écoute de tout un chacun. L’enfermement, volontaire ou non, est un motif récurrent de cette mécanique comique, de celui du père obligé par sa femme de faire pour une fois le lit et de remettre en place les édredons de leur chambre, à celui des gamins décidés à faire sécession pour l’après-midi. Le montage alterné déplie un nombre assez saisissant de micro-situations influant les unes sur les autres en une boucle trivialement infernale.

Viennent s’ajouter à la claustrophobie d’un appartement trop chaud, pour en accentuer le désagrément jusqu’à la limite d’une crise de nerfs, le bruit du voisinage (le klaxon de l’adolescent frustré à l’extérieur dans la rue) et les odeurs de brûlé ou de renfermé. Le dehors n’offre ici aucune échappatoire, la rue étant tout aussi chaotique que l’immeuble (elle paraît ne faire que joindre les problèmes de deux immeubles distincts) et la forêt une destination trop prisée pour permettre une véritable évasion (la route de campagne bondée ne semble mener qu’à une seule destination, que le patriarche voudrait du reste rendre obligatoire). L’agitation constante ne produit qu’un sur-place et témoigne d’une vision très fataliste de l’existence (en Tchécoslovaquie alors, mais aussi plus généralement, au vu de ce qui résulte ici de l’acte de chroniquer un quotidien frustré). Cette agitation est vaine et ne produit, jusque chez des enfants, que la reproduction du même. Alors même qu'ils vivent dans la capitale, les Homolka paraissent du reste enterrés dans une petite ville. Un des films tchécoslovaques les plus durs sur la vie de province, Ecce Homo Homolka ne s'y situe même pas à proprement parler. Le pays entier y devient un bled, les personnages n'ayant dès lors nulle part où aller.

Il y a toutefois une destination à tout cela. En mettant ses personnages à cran, Papoušek finit par leur faire exprimer ce qu’en tant normal ils seraient peut-être plus enclins à taire, en tout cas aux autres mais peut-être même à eux-mêmes. Il n’y a pas que le mari qui voudrait fuir (lui qui lorgne sur des photos érotiques et va jusqu’à marmonner qu’il pourrait se venger avec des prostituées), il y a en vérité son épouse. Elle qui est intégrée à un noyau familial qui ne l’accueille pas bien (l’arrangement est de facto fait pour arranger son fils), y étouffe et est bien consciente de ce qu’elle a sacrifié pour cet enfer domestique. Elle était ballerine (ce qui avait bel et bien été le cas de Helena Ruzicková en dépit de son surpoids au moment du film) et l’évocation de ses rêvés déçus retourne la perception de la situation, qui jouait jusqu’alors de la maigreur de son mari face à son physique, assez semblable, en moins usé par la vie, à celui de sa belle-mère. L'apparence des Homolka jouait d’abord, en comparaison de celui des amoureux, contre eux, dans une manière cruelle et facile d’attribuer à leur corps une signification morale (Forman pratiquait lui aussi souvent, en particulier dans ses films tchèques, le délit de faciès et de silhouette). Mais il est peu ou prou celui qui attend les amants pétillants de fraîcheur s’ils continuent à vivre. Leur opposition du début aux adultes, présentés comme aussi laids physiquement que moralement, peut évoquer celle dont joue A Swedish Love Story, mais ils n’ont pas l’innocence des amoureux de ce film. Ils sont, à leurs corps défendants, déjà pris dans le même engrenage.

La danse réconciliatrice finale des deux couples Homolka sur la Neuvième de Beethoven, qui se disent « tout » sans que qui que ce soit entende l’autre, est évidemment sardonique (le crucifix cloué au mur derrière eux n’est toujours pas droit), mais y apparaît quelque chose d’autre qu’une férocité pourtant bien réelle. Papoušek aime au fond cette agitation, il ne pratique pas à proprement parler l’invective. Sa critique sociale est limitée, mais cette limite lui autorise aussi de ménager un espace de rêverie au sein cette machinerie banalement terrible. Il est impossible au moindre personnage de fuir ce foyer étriqué et frustrant, mais c’est une situation qu’ils ont en partage, et les Homolka s’entendent à tout le moins sur le fait de la partager ainsi. Ils vivent à une échelle macro dans une inertie quasi-complète (seul le vieillissement est à attendre), mais c’est au niveau micro une étrange féerie d’incidents, de coups d’humeur et de frictions. Ils partagent plus d’aventures qu’ils ne veulent bien se le dire et c’est en nous aliénant, nous spectateurs joyeusement atterrés, qu’ils affirment malgré eux leur unité.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 24 août 2022