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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'As de pique

(Cerný Petr)

L'histoire

A la boutique, en famille, en maillot ou bière en main, Petr (Ladislav Jakim) ne semble à l’aise nulle part, jamais à sa place. Sa copine Aša (Pava Martinklová) et son meilleur ennemi Čenda (Vladimír Pucholt) le sortent pour un temps de la torpeur et de la monotonie des indécis.

Analyse et critique


Dans sa Troisième Critique, Kant expose ce qui dans son idée, dont le destin est promis à la pérennité dans la modernité, constitue en propre un jugement esthétique : il est frappé par le fait que ce genre de jugements, loin d’être réductibles à des affirmations de goût et de dégoût, à un sentiment « agréable » que chacun saurait cultiver pour soi sans en imposer la reconnaissance aux autres (comme il en irait ordinairement du plaisir), appelle à des adjectifs (le « beau », le « sublime », le « magnifique ») universalisables. D’une expérience singulière, le sujet en vient ainsi pour un objet à exiger une reconnaissance universelle, un accord de tous sur la valeur de celui-ci. Le paradoxe, selon lui, étant que cette exigence d’universalisation ne se fonderait pas sur une observation empirique ou des principes préétablis. D’une manière qui n’a que l’apparence de l’anecdote (cette expression pourrait s’appliquer de façon générale à l’art de Miloš Forman), L’As de pique est truffé de scènes questionnant le jugement esthétique. Il n’est pas innocent non plus qu’il se conclue sur deux adolescents, l’un rompu au travail manuel (il est maçon), l’autre différant une fois de plus le temps de choisir un métier, comparant leurs mains où se marquent un partage du sensible et de l’intelligible. Cette frontière floue, ce (non) lieu problématique, est bien là où s’interrogent les tableaux de vraie ou fausse valeur, quel ouvrage mérite effort ou quelle jeune fille authentiquement l’assentiment d’un cœur. Peu de doutes que Miloš Forman, moins cuistre des cinéastes, ne goûterait que modérément la pédanterie consistant à se référer à Emmanuel Kant en ouverture sur l’un de ses films. On ne peut qu’espérer qu’elle intime déjà la complexité, profonde minutie, d’une œuvre affichant la plus grande évidence, une simplicité telle que justement malaisée à louer.


Le geste initial d’un personnage consiste dans son premier film à mettre en sourdine un transistor crachant dans sa boutique une ample orchestration classique. De la haute culture, passage immédiat à un quotidien d’épicerie, les tâches de début de journée d’un magasin de petite ville, mises en garde mi-sérieuses mi-ironiques aux employées de « bien se tenir » pour l’arrivée d’un petit nouveau, jeune apprenti. En 85 minutes d’un script (auquel participe, déjà, Ivan Passer) laissant place à une semi-improvisation, nous suivons Petr (Ladislav Jakim), d’abord lorsqu’il rechigne à « espionner » les clients pour prévenir des vols et que, suivant un « suspect » dans les rues en pleine journée, il ne peut se résoudre à l’interpeller, ensuite dans ses altercations, à la baignade puis dans un bal populaire avec deux petits mecs plus forts en gueule mais pas mauvais bougres, son amie Aša (Pava Martinklová) jouant l’intermédiaire entre les garçons. Sur ce canevas anti-dramatique, Forman tresse tout nonchalamment des motifs de son œuvre tant tchèque qu’américaine : sens amusé de l’absurde (la filature qui n’en est pas une), dialogue de sourds du bagout et de la timidité, conflit générationnel (formés à la dure en période de guerre, les parents et figures d’autorité s’en tiennent à un rigorisme type « c’est le ravitaillement qui est le plus loin des enterrements » en guise de remontrances à un simple commis), irruption de la sexualité (Aša) et ses conséquences (un embarrassant manuel), observation d’une fête où l’ivresse fait balancer les corps et les esprits entre simulacre d’ordre et petit chaos. Un précipité modeste de l’irréductible joie de vivre contre la morosité ambiante et de la mélancolie souterraine dont le mariage font l’émotion typique à la vision d’un de ses films.


« J’aime mêler les acteurs professionnels aux non-professionnels. Il est difficile de travailler uniquement avec des acteurs amateurs parce qu’on perd le rythme d’une scène, alors que l’acteur professionnel, lui, sait tenir ce rythme et sauver la situation. Je choisis presque toujours mes acteurs non-professionnels parmi les gens que je connais bien, depuis très longtemps. (…) Je pense déjà aux acteurs quand je commence à écrire le scénario. Je pense constamment aux acteurs amateurs que je vais employer. Je prépare déjà les situations en fonction d’eux. Je n’écris pas de dialogue précis, cela ne m’intéresse pas, mais je sais que ces gens que je connais bien seront comme ça ou comme ça. (…) Je ne travaille jamais en studio ; toujours en décors naturels, avec les costumes personnels des acteurs, sans maquillage. Je pense que c’est important si l’on veut éviter de créer chez le non-professionnel un complexe d’acteur ; il ne faut pas qu’il se prenne pour un acteur. Je leur dis toujours que la scène que nous tournons n’est pas importante, que c’est une petite chose, et ainsi je leur fais tourner les grands moments. (…) Je ne leur dis ce que je veux faire que le plus tard possible. Il me faut donc travailler assez vite et faire d’abord les essais techniques, le cadre, l’éclairage ; ensuite, j’explique ce que je veux, je leur dis les dialogues, mais sans les laisser les apprendre par cœur. Enfin, je tourne. Si je les laisse penser, ils ne penseront qu’à la logique des gestes ou des mots ; et j’ai besoin d’une logique psychologique. (…) On travaille pour s’amuser, pas pour faire de l’art. » (1)


Ce soin méticuleux de l’équipe technique allié à un rapport détendu aux comédiens (décrit dans une interview de 1966 donnée pour Les Amours d’une blonde, plus beau film de la Nouvelle Vague tchèque) trouve ici son point d’orgue dans le bal de campagne occupant une pleine bobine, où, loin de plier le déroulement de la fête aux besoins de la dramaturgie, le cinéaste insère ses collaborateurs dans le flux festif, s’attarde sur les visages de chacun, les danseuses, tables voisines, offrant à voir une imbrication de l’individuel et du collectif autrement plus nuancée que la confrontation sommaire d’égotistes et de « la » société auquel on l’a parfois lapidairement résumé. Le ping-pong entre amateurisme et professionnalisme sur lequel se joue sa période tchèque se donne à voir, lui, dans des conversations de tables entre parents, patrons ou simples ivrognes, tous aussi moralisateurs, et jeunes garçons penauds. Un comique tout en slow-burn où le silence gêné, une incapacité à réagir, des manières démunies, répondent mieux que l’éloquence à l’agitation. Satire par la gaucherie, dont la visée acerbe se redouble d’une tendresse pour les incompris maladroits.


Ne pas se perdre dans la foule où l’on cherche à retrouver la fille qu’on a manqué de peu de (ré)aborder (avec cette fois plus de décision espérait-on), se retrouver sommé de s’affirmer dans la décision de quitter (sans plan de secours) le lieu de travail où l’on vient d’être engagé, toujours il s’agit de trouver sa place pour une jeunesse que, dans un reproche et un déséquilibre comme incessants, on sent sommée de suivre maintes directives sans le luxe en contrepartie d’un quelconque mode d’emploi. Comme si la réponse au « que faire », auquel chacun apporterait une réponse toute faite pour son prochain (surtout fut-il son cadet) manquait fondamentalement à ces personnes en devenir. Forman, lui, s’abstient de (trop) conseiller, mais offre sa bienveillance, un éloge modeste de la fraîcheur, de l’humour, de l’invention, autre nom du droit à l’erreur. « Ne vous faites pas trop de soucis non plus » semble-t-il intimer à des adolescent/e-s qu’il a parfois l’air de bien être le seul à prendre tels qu’ils sont. D’où la centralité de l’esthétique, conduite de la vie comme une œuvre qui nous ressemblerait, enjeu central d’affirmation de soi. Rien de moins facile décidément que la simplicité.


(1) Miloš Forman interviewé par James Blue et Grianfranco De Bosio pour les Cahiers du Cinéma n°174, inclus dans le livret du DVD

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La fiche IMDb du film

Par Jean-Gavril Sluka - le 21 janvier 2015