Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

La Croisière du Navigator

(The Navigator)

L'histoire

À la suite d’un concours de circonstances, un jeune homme richissime et oisif se retrouve seul, avec la jeune femme qu’il aime mais qui ne l’aime pas, sur un paquebot à la dérive, le Navigator. Ces jeunes gens élevés dans du coton vont devoir se débrouiller par leurs propres moyens s’ils veulent survivre, d’autant plus qu’ils ont la mauvaise surprise de découvrir que les habitants de l’île où ils pensaient trouver le terme de leurs mésaventures se révèlent être des cannibales.

Analyse et critique

Au générique du Navigator, « Directed by Buster Keaton and Donald Crisp », mais, comme pour d’autres films « de » Keaton, on ne saura jamais exactement qui a fait quoi. Dans ses mémoires - qu’il n’a d’ailleurs pas écrits lui-même... -, Keaton raconte qu’il avait engagé Crisp pour mettre en scène les épisodes purement dramatiques, mais que celui-ci avait eu la mauvaise idée de vouloir diriger aussi, alors qu’il n’avait aucun sens du timing, les séquences comiques. Keaton n’en dit pas plus, mais, selon certaines sources, une fois le tournage officiellement « terminé », il ne se priva pas, libéré de son envahissant coréalisateur, de faire un certain nombre de reshoots. Où il apparait, une fois de plus, que l’histoire en général et l’histoire du cinéma en particulier ne sauraient être des sciences exactes.

Dans le même ordre d’idée, un mot sur le bonus proposé dans le Blu-ray de La Croisière du Navigator. Les articles et les ouvrages sur Keaton sont désormais si nombreux qu’il est un peu vain de vouloir attribuer à l’un ou à l’autre la paternité de telle analyse, mais il semble bien que le discours que nous entendons dans cette édition du Navigator s’inspire fortement du livre publié sur Keaton en 1964 aux Éditions universitaires par Jean-Patrick Lebel. Comme celui-ci n’est jamais cité, réparons ici cet oubli en reproduisant textuellement quelques lignes de sa prose à propos d’une des plus célèbres séquences du film, celle du canon :

« Keaton veut se servir d’un petit canon bizarre pour défendre le bateau contre les indigènes. Il arrive sur le pont en le traînant par une ficelle comme un jouet. Il le charge soigneusement et le met à feu : en s’éloignant, il accroche son pied à la ficelle par laquelle il le tirait tout à l’heure. Le canon le suit. Il s’en aperçoit et cherche désespérément à se défaire de cet encombrant et dangereux “toutou”. Les indigènes surgissent derrière Keaton au moment où le coup part : Buster, en se baissant, évite le projectile qui terrorise les naturels, qui s’enfuient. »

Ce gag s’inscrit dans un schéma keatonien traditionnel que Lebel résume ainsi :

« 1. Affirmation d’une intention de Keaton.
2. Négation du projet keatonien par les événements.
3. Négation de la négation. Keaton finit par réaliser son projet et déployer son action, mais sur un autre plan, à un niveau supérieur
. »

Inutile d’épiloguer ici sur l’effet comique produit par cette négation de la négation, ou, pour dire les choses très simplement, par ce retournement. Compte tout autant, sinon plus, le fait qu’il nous fait passer à un niveau supérieur. Cette scène du canon est filmée et interprétée de telle sorte que, lorsque Buster se baisse, nous ne savons pas exactement s’il le fait exprès ou s’il le fait parce que, tout bêtement, il tombe. Or, c’est cette ambiguïté qui est passionnante : Buster doit, certes, constamment se battre contre l’hostilité du monde qui l’entoure, mais c’est ce monde qui l’entoure qui lui fournit aussi les ressources qui lui permettront de survivre. Le comique keatonien n’est pas seulement comique, il est aussi, très souvent, cosmique. (1)

La Croisière du Navigator peut ainsi être vu comme une double métaphore. Celle de l’histoire des États-Unis, au moins celle de leurs origines, écrite par des exclus de la société qui surent, pour reprendre une expression de Lyndon Johnson - le successeur de Kennedy - « faire de leur désespoir une opportunité ». (Mais on pourrait également citer la définition de l’optimiste donnée par l’Américain-par-sa-mère Winston Churchill : « homme qui sait voir derrière chaque calamité une chance. »)

L’autre métaphore est tout simplement celle de l’histoire de l’humanité. Le coup de génie (et là aussi, il y a retournement...) du Navigator est de nous offrir des héros qui représentent le sommet de la civilisation, puisque, nantis, ils n’ont aucun effort à faire : Buster a un butler qui lui choisit chaque matin les vêtements qu’il doit mettre. Mais ces nantis sont précisément si « civilisés » qu’ils ne savent absolument rien faire : Buster est littéralement incapable de se faire cuire un œuf et sa dulcinée ignore qu’il faut moudre les grains de café si l’on veut en tirer le breuvage qu’on lui sert chaque matin. Et si le paquebot sur lequel ils se trouvent représente un haut degré de technologie, il n’est rien d’autre, du fait de leur ignorance, qu’une île à la dérive où il convient de tout réinventer. Tous deux sont, comme le dit Jean-Pierre Coursodon dans sa somme sur Keaton, des réincarnations d’Adam et Ève. Ce qui rend leurs aventures drôles, c’est qu’elles se déroulent dans un laps de temps relativement restreint, mais La Croisière du Navigator n’est rien d’autre que le film de l’histoire de l’humanité passé à l’accéléré.

Et c’est la raison pour laquelle on a parlé à juste titre de poésie à propos de Keaton. La création chez lui consiste, à travers les images, à transformer ses rêves en réalité (et la croisière, ici, lui permet d’ailleurs de gagner l’amour de la jeune femme qui a priori ne l’aimait guère), mais c’est bien ce que les hommes s’efforcent de faire depuis des siècles et au fil des siècles, avec, pour rester dans le registre marin, les moyens du bord.

(1) On pourrait citer à cet égard une autre séquence, aussi fameuse que celle du canon : Buster, descendu au fond de l’eau pour réparer le Navigator, est attaqué par un espadon : il se saisit d’un autre espadon pour engager une véritable partie d’escrime qui lui permet de repousser l’ennemi.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 15 septembre 2020