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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Cible

(Targets)

L'histoire

Un vieil acteur, fatigué de jouer les rois de l’épouvante, décide de mettre un terme à sa carrière mais accepte d’assister à la première de son dernier film et d’y prononcer quelques mots. Parallèlement, un jeune psychopathe obsédé d’armes à feu massacre froidement sa famille avant de tuer au hasard le plus grand nombre de gens possible. Leur face-à-face imprévu prendra place dans un drive-in où a lieu la première et où le tueur perpètre un ultime carnage.

Analyse et critique

Comme beaucoup de cinéastes de sa génération, Peter Bogdanovich doit sa première chance à Roger Corman. Acteur et metteur en scène de théâtre à New York, également journaliste à Esquire, Bogdanovich débarque en Californie en 1964 pour faire du cinéma. Corman, qu’il rencontre par hasard, l’embauche comme assistant (non crédité) pour Wild Angels (1966). Satisfait de son travail, il lui offre bientôt de mettre en scène son premier film en lui proposant un projet particulièrement absurde : Boris Karloff lui doit encore deux jours de tournage ; il suffirait d’y ajouter les chutes de montage de The Terror, que Corman a réalisé cinq ans plus tôt avec Karloff, puis de tourner quinze jours avec d’autres acteurs pour arriver à la durée d’un long métrage. Chez Corman, rien ne se perd, tout se recycle et se transforme !

Bogdanovich saute bien entendu sur l’occasion, et passe quelques jours à se creuser la cervelle avec son épouse Polly Platt pour trouver un fil conducteur à ces éléments disparates. La solution naîtra d’une boutade. Plutôt que d’imaginer une histoire à la Edgar Poe pour y intégrer tant bien que mal les rushes non utilisés de The Terror, pourquoi ne pas faire de ces rushes un film dans le film ? Targets s’ouvrira donc sur une séquence de film d’épouvante gothique. Puis, le mot « fin » s’inscrit sur l’écran, et les lumières se rallument : nous sommes dans la salle de projection d’une petite boîte de production où sont réunis le producteur (une caricature manifeste de Corman), le réalisateur Sammy Michaels et la vieille vedette du film qu’ils viennent de visionner, une légende du cinéma d’épouvante, Byron Orlok (Karloff, alors âgé de quatre-vingts ans). Alors que Sammy a un nouveau projet pour lui, Orlok annonce à la consternation générale son intention de prendre sa retraite. Pendant ce temps, juste en face du studio, de l’autre côté de Sunset Boulevard, Bobby Thompson, jeune homme apparemment sans histoire mais fasciné par les armes à feu dont il possède une panoplie impressionnante, achète un nouveau fusil chez un armurier. Bientôt il pètera les plombs, abattra sa mère et sa femme avant de tirer au hasard sur n’importe qui dans des lieux publics.

Targets est, pour reprendre une phrase célèbre de Jacques Rivette écrite dans un tout autre contexte, un de ces films « qui racontent l’histoire de leur tournage ». La construction en est entièrement dictée par les contraintes de production, dont Bogdanovich a su tirer le meilleur parti en adoptant le principe de deux intrigues parallèles qui se commentent l’une l’autre et ne se rejoignent qu’à la fin, lors de la grande séquence du drive-in où Orlok et Bobby se retrouvent pour la première fois face à face.

Le petit coup de génie du film, c’est justement d’avoir articulé une réflexion (alors neuve et prémonitoire) sur la violence contemporaine et le culte américain des armes à feu à une réflexion sur le cinéma, à travers la confrontation de deux formes de terreur : l’une, stylisée et désormais anachronique, figurée par les films d’horreur bis dont Orlok est la vedette ; l’autre, aveugle et moderne, représentée par les tueurs fous qui défraient alors la chronique (le personnage de Bobby est inspiré d’un fait divers authentique qui avait fait la une des journaux : un ex-Marine, Charles Whitman, posté sur la tour de l’université du Texas, avait tué quatorze personnes au hasard avant de se suicider). C’est précisément parce qu’il est conscient que les films qu’il interprète sont irrémédiablement démodés face à l’irruption de cette nouvelle forme de violence qu’Orlok a décidé de se retirer du métier.

De cette violence, le film dépeint remarquablement le contexte social et l’origine névrotique. Représentant typique de la classe moyenne, Bobby est issu d’une famille effrayante de normalité. Bien que marié, il vit toujours chez ses parents qui l’infantilisent. Sous la coupe d’un père castrateur obsédé de chasse et maniaque d’armes à feu (dont le film dénonce implicitement la vente libre), il nourrit visiblement un complexe d’infériorité vis-à-vis de son épouse. À travers ce portrait glaçant d’une aliénation, Bogdanovich dresse un tableau saisissant de l’Amérique de la fin des années soixante. Ce que Targets nous montre, c’est que le monde bascule, et le cinéma aussi – et que ces deux changements sont concomitants. Le film enregistre la transformation du paysage urbain, la laideur absolue des banlieues pavillonnaires qui côtoient les zonings industriels aux abords des autoroutes. L’homo americanus ne se déplaçant plus qu’en voiture, les ciné-palaces d’autrefois sont remplacés par des drive-in, et c’est ironiquement dans l’un d’eux qu’a lieu l’avant-première peu prestigieuse du film d’Orlok (situation d’ailleurs conforme à la réalité de l’exploitation des productions Corman à l’époque).

Formellement, le film est servi par l’extrême modestie de ses moyens. Tandis que l’absence de musique off et le prosaïsme de la photographie concourent au sentiment de réalité, Bogdanovich fait preuve d’une réelle capacité de metteur en scène. Premier film d’un jeune critique de cinéma dont on connaît la passion pour John Ford, Fritz Lang, Orson Welles et bien d’autres auxquels il consacrera des livres d’entretiens et des documentaires, Targets est certes saturé de références ; mais la cinéphilie de Bogdanovich, qui deviendra si pesante par la suite et plombera la majeure partie de son œuvre, s’intègre ici naturellement à la narration, au point (j’y reviendrai) de devenir le tissu même du film. Les scènes de famille, au sourd climat de malaise, témoignent d’un sens certain du découpage au sein d’un espace exigu. Mais c’est dans le traitement de la violence, d’une sécheresse clinique, que le film impressionne le plus. La scène (tournée quasi clandestinement en deux jours, en passant outre aux interdictions légales) où Bobby, posté en sniper sur un immense réservoir aux bord d’une autoroute, tire à vue sur des automobilistes, se ressent manifestement du traumatisme de l’assassinat de Kennedy, survenu cinq ans plus tôt (il y a ainsi, dans bien des plans du film, un « effet Zapruder » flagrant). Quant au grand morceau de bravoure final dans le drive-in, il s’articule autour de plusieurs idées visuelles brillantes : Bobby flingue à vue les spectateurs paniqués par une échancrure de l’écran (comme si le film tirait sur ses propres spectateurs !), avant de perdre ses moyens lorsqu’il voit surgir en même temps le vrai Orlok et son image démesurée projetée sur l’écran, qui s’avancent symétriquement vers lui.

À l’image de ce plan, Targets multiplie jusqu’au énième degré les jeux de « mise en abyme » entre fiction et réalité. The Terror, film de Corman dans la réalité, devient dans la fiction l’œuvre du jeune metteur en scène Sammy Michaels… qu’interprète Bogdnovich en personne. Sous le nom transparent de Byron Orlok, Boris Karloff joue à peu de choses près son propre rôle, celui d’une vieille légende du cinéma aux manières de gentleman, qui se sait devenu une « pièce de musée », se revoit non sans nostalgie à la télé dans Code criminel de Hawks (son premier rôle important avant Frankenstein) et souhaite tirer sa révérence avec élégance.

Pour renchérir sur ces jeux de miroir, la réalité n’a pas tardé à rejoindre la fiction. L’assassinat de Martin Luther King et de Robert Kennedy, peu avant la sortie du film, faillit compromettre ses chances d’exploitation (il y eut dans la meilleure tradition une campagne contre la violence dans les films, supposément responsable de tous les maux de la société, alors qu’en l’occurrence le réel ne faisait que corroborer le propos de Bogdanovich 1). Karloff lui-même mourut un an plus tard, et plus d’une scène du film s’en trouve chargée après-coup d’une valeur testamentaire : le plan-gag – improvisé par l’acteur au tournage – où il est effrayé par son propre reflet dans une glace semble un dernier salut ironique adressé à sa persona cinématographique. Voir encore la belle scène où Orlok/Karloff évoque d’une voix sépulcrale « ce qu’il aimerait raconter lors de sa dernière apparition publique », et qui se trouve être une parabole orientale sur un homme qui a rendez-vous avec la Mort. Sans le vouloir, Bogdanovich a offert à Karloff une des plus belles sorties de scène dont puisse rêver un acteur, conférant un supplément d’émotion inattendu à cette production ultra-fauchée et concourant à faire de ce qui aurait pu n’être qu’un « quickie » bizarroïde né d’une commande aberrante un très étrange objet de cinéma et de piété cinéphilique.

P.-S. Pour l’anecdote, on aperçoit brièvement Jack Nicholson alors tout jeune dans quelques plans de The Terror.


1. Certaines copies du film se virent adjoindre un carton d’avertissement sur le contrôle des armes à feu (source : Leonard Maltin).

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Bartlebooth - le 15 décembre 2004