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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Chambre indiscrète

(The L-Shaped Room)

L'histoire

Jane Fosset, une Française dans la trentaine, quitte sa province pour Londres où elle a une aventure avec un jeune acteur au chômage rencontré dans la rue. Elle loue une chambre meublée en forme de L dans une pension miteuse du quartier de Notting Hill et, découvrant qu'elle est enceinte, envisage d'avorter. Après une consultation chez un gynécologue de fortune, elle décide de garder l'enfant.

Analyse et critique

Réalisé en 1962, La Chambre indiscrète se déroule dans un espace géographique très proche de celui de West 11 : vous retrouverez quasiment les mêmes lieux dans cette adaptation cinématographique du roman de Lynne Reid Banks - paru en français sous le titre Dernier étage, aux éditions du Seuil - dont Bryan Forbes donne une vision très personnelle. Les deux films explorent les mondes secrets qu’abritent les pensions de famille. Mais là où West 11 s’en tient à une vision sombre de la folie humaine, La Chambre indiscrète met en évidence ce qu’il y a de positif chez tous les personnages marginaux qui y gravitent. Comme le livre qui l’a inspiré, ce film exsude la compassion.

Londonienne de naissance, Lynne Reid Banks a écrit le roman alors qu’elle exerçait le métier de reporter pour Independent Television News, et a été l’une des premières jeunes femmes autorisées à pénétrer dans le studio d’enregistrement des journaux télévisés. Elle s’en est servi pour traiter avec Dernier étage un sujet crucial pour sa génération. Jane, son personnage central, se trouve confrontée à une situation qu’aucune jeune femme sans attaches, ambitieuse et qui souhaite faire carrière, aurait souhaité connaître au début des années 60.

« Sept ans avant la légalisation de l’avortement et un an avant la commercialisation de la pilule en Grande-Bretagne, elle s’aperçoit qu’elle vient de tomber enceinte. » C’est ainsi qu’on la retrouve au début du roman dans une rue sans attrait de Fulham. Elle a déjà pris contact avec le genre de docteur qui peut mettre un terme à son problème pour la modique somme de soixante guinées, mais l’expérience l’a convaincue de garder le bébé. Cependant, la façon dont son père, veuf, prend la nouvelle la pousse vers un quartier où elle n’a jamais mis les pieds et à s’arrêter devant la porte d’une pension de famille pour locataires en rupture, au sous-sol fréquenté par des prostituées, avec ses éviers ébréchés, son éclairage précaire, tenue par Doris, une proprio aux yeux perçants.

Cette dernière ne manque pas de poser un regard insistant sur la taille de Jane alors qu’elle la conduit à son meublé aux cloisons rudimentaires. Dans cette pièce en forme de L s’entassent une cuisinière à gaz, un lavabo, une table qui porte la marque de brûlures de cigarettes, un lit de camp, un fauteuil défoncé et une cheminée avec chauffage à gaz où trônent deux bergers allemands en plâtre. Le spectacle lui fait froid dans le dos ; mais au bout du compte, elle découvre que ses compagnons d’infortune rejetés par la société forment chez Doris une communauté susceptible de lui fournir plus de réconfort qu’elle ne l’imaginait. Le premier qu’elle rencontre est aussi acerbe qu’en manque de confiance en soi. Ce jeune homme dépenaillé est un soi-disant "Angry Young Man" (ou "Jeune Homme en Colère") qui ne parvient pas vraiment à dépasser le stade du premier jet. Derrière la cloison épaisse comme du papier à cigarette du meublé de Jane vit John, un Antillais fana de jazz, qui terrifie Jane la première fois qu’elle aperçoit son visage noir collé à la fenêtre du mur mitoyen ce qui la force à dissimuler ses propres préjugés. John et Toby joignent leurs efforts pour aider Jane à rendre vivable son sinistre meublé.


Les pouffiasses du sous-sol lui ouvrent une autre lucarne sur un monde interdit. Lorsque, cherchant à mesurer à quel point elle est tombée en disgrâce par rapport à celles dont c’est la profession de vendre leur corps, elle se hasarde à descendre l’escalier et tombe sur une autre Jane plus âgée qu’elle, magistralement interprétée par Pat Phoenix, loin d’être aussi endurcie qu’elle l’avait imaginée. Et puis il y a Mavis, la vieille fille curieuse du rez-de-chaussée. Ancienne costumière à l’accent Cockney bien trempé Mavis passe son temps à écouter ce qui se dit au téléphone du vestibule. Lorsqu’elle se rend compte que Jane s’adresse à une secrétaire médicale, elle monte furtivement à l’étage pour lui proposer un autre moyen de faire passer son problème délicat grâce à quelques comprimés spéciaux qu’il suffit d’avaler avec une bouteille de gin. Avec ses protagonistes qui rendent merveilleusement la situation et son approche pleine de tendresse de ce tabou sociétal, il n’est pas surprenant que le livre de Reid Banks ait suscité l’intérêt au sein de l’industrie cinématographique prête à s’enflammer à la vue d’œuvres écrites dans la vraie vie par des contemporains de Toby. La chambre indiscrète du réalisateur Bryan Forbes aux multiples talents a succédé sur les écrans en 1962 à des films à succès remarquables de la Nouvelle Vague britannique comme Samedi soir, dimanche matin de Karel Reisz et Un goût de miel de Tony Richardson.

Forbes, lycéen de West Ham (quartier ouest de Londres) qui avait suivi une formation à la RADA, Royal Academy of Dramatic Art de Londres, avait intégré les qervices de renseignement pendant la Seconde Guerre mondiale, s’était déjà fait un nom en tant qu’acteur dans des films de qualité, comme Hold-up à Londres réalisé par Basil Dearden en 1959. Avec son ami Richard Attenborough, acteur lui aussi, Forbes a lancé la société de production Beaver Films dans le but d’écrire, produire et réaliser le type de films qu’ils avaient envie de voir. Leur première production à partir d’un scénario de Bryan Forbes avec Richard Attenborough dans le rôle principal fut Le Silence de la colère en 1960, un film qui se penchait sur les problèmes épineux liés aux conflits sociaux et à l’espionnage. Vint ensuite en 1961 Le Vent garde son secret devenu un classique, le premier film réalisé par Forbes lui-même, avec Hayley Mills et Alan Bates entourés d’une bande extraordinaire de collégiens du nord de l’Angleterre qui ont tous contribué à tirer la substantifique moelle du scénario exquis écrit par Keith Waterhouse et Willis Hall.

Forbes a écrit sa propre adaptation de La Chambre indiscrète, n’hésitant pas à faire disparaître plusieurs personnages principaux, en particulier le père de Jane. En confiant le rôle principal à l’actrice française Leslie Caron, il s’assure que Jane devient par là-même une autre personne ; elle ne fait plus carrière dans les relations publiques non plus. Toby, quant à lui, n’est plus un juif londonien mais un citoyen originaire du Yorkshire. On peut éventuellement voir là un écho de Keith Waterhouse, le précédent collaborateur de Forbes. Par contre, Tom Bell continue à incarner toute l’ambivalence et les humeurs changeantes du personnage du roman. Lynne Reid Banks n’appréciait pas trop le film. « Non que les personnages fussent moins intéressants dans le film, et peut-être même le sont-ils plus, mais ils étaient pour moi si réels dans mon imagination que je n’aime pas les voir ainsi modifiés. »

Mais, dans la façon qu’a Forbes de voir les choses, on trouve indéniablement quelques trouvailles. Il commence, d’abord, par situer la pension de famille de Doris à Ladbroke Grove, qui fournit un lieu plus adapté pour présenter les évolutions des divisions de classe et de race qui parcourent la société que le quartier occupé majoritairement dans le roman par la classe ouvrière blanche autour de North End Road. Les nouveaux venus se sont installés au début dans le West 11 en provenance de la Jamaïque, Trinidad et Tobago en 1948, à une époque où le gouvernement britannique, cherchant à renforcer la main-d’œuvre à la sortie de la guerre, a encouragé les citoyens du Commonwealth à rejoindre "la Mère Patrie". Cependant la génération Windrush (du nom du navire qui a débarqué les premiers immigrants antillais au Tilbury Docks) n’a pas été accueillie à bras ouverts. Des années de ressentiment ont provoqué les débordements et émeutes raciales de 1958 qui se sont déroulés dans les rues de Ladbroke Grove.

Jusqu’à l’adoption l’année suivante du Street Offence Act (loi régissant les délits commis sur la voie publique) ces rues hébergeaient le plus grand nombre de prostituées de Londres. Certains profitaient allègrement de la situation : l’ostéopathe Stephen Ward, par exemple, qui a fait connaître Christine Keller à la haute société, mais aussi le serial killer Jack l’éventreur qui a assassiné huit femmes en lien avec l’affaire Profumo qui fit scandale entre 1959 et 1965 et reste l’une des affaires criminelles irrésolues les plus troublantes de la capitale. Mais le meublé dont s’est inspirée Lynne pour écrire son histoire était en fait situé au 24 Chepstow Villas, W11, c’est-à-dire au beau milieu du territoire contrôlé par Peter Rachman, le propriétaire polonais qui fréquentait Keller et dont le nom évoque à présent les taudis insalubres, mais qui était, à l’époque, l’un des rares à accepter des locataires noirs dans ses immeubles. C’est là que logeait Laura Del-Rivo ainsi que ses confrères, les écrivains Colin Wilson et Bill Hopkins, et, malgré toutes les similitudes qui existent entre leurs romans, Lynne ne les a pourtant jamais rencontrés. Relocaliser l’histoire dans le Grove a aussi permis à Forbes de situer la scène cruciale où Jane tombe amoureuse de Toby non plus au Jazz Club de John dans le West End mais dans le type de bar clandestin où ces personnages se seraient naturellement retrouvés pour profiter sans retenue de la vie. John, incarné par l’acteur américain Brock Stevens, joue ici de la trompette et non plus de la guitare dans la bande son brillamment concoctée par John Barry alors au début de sa carrière et deviendra compositeur attitré des films de James Bond. Même si la plupart des scènes du roman où figure John restent intactes, Forbes apporte malgré tout une modification notoire supplémentaire. Comme le laisse entendre son penchant pour la couture et la cuisine, John, dans le roman, se révèle être gay. Dans le film, c’est Mavis, incarnée à la perfection au point de nous tirer des larmes par une actrice chevronnée, Cicely Courtneidge, qui cache un secret à l’eau de rose. Costumière dans le roman, elle devient actrice à la retraite, ses racines de l’East End disparaissent sous un anglais standard appliqué comme un maquillage. La Mavis de Cicely Courtneidge est un personnage plus bienveillant et mélancolique que l’original et gagne en authenticité comme si elle était la copie conforme de quelqu’un que Forbes connaissait. Son interprétation le jour de Noël de Take Me Back To Dear Old Blighty [Chanson de la première guerre mondiale initialement interprétée par Florrie Forde] fut reprise plus tard par les Smiths, ces "déboucheurs d’évier" des années 80, sur la première plage de l’album The Queen Is Dead.

Malgré les réticences de l’auteur, l’adaptation pleine de sensibilité de Forbes ainsi que le personnage central lumineusement incarné par Leslie Caron ne trahissent pas la force du roman de Reid Banks souvent d’une grande beauté sans jamais tomber dans la sensiblerie. La chambre indiscrète subsiste bien plus longtemps dans notre mémoire que des variations ultérieures sur des thèmes similaires comme A Touch of Love de Waris Hussein en 1969 inspiré du roman L’Enfant du minet de Margaret Drabble, voire le fort plaisant Up The Junction, réalisé par Peter Collinson en 1968 à partir d’un roman de Nell Dunn. Peut-être bien parce que ce film est un arrêt sur image sur ce monde en noir et blanc, dévasté par les bombardements avec ses becs de gaz dans lequel les habitants, dont la vie ne tient qu’à un fil, osent malgré tout rêver.

La Britannique Cathi Unsworth est non seulement l’auteure de beaux romans criminels (Au risque de se perdreLe ChanteurBad Penny BluesZarbi et London nocturne - tous parus en français chez Rivages), mais elle est aussi une journaliste et critique reconnue, spécialisée dans la musique et le cinéma. Cathi Unsworth a notamment collaboré aux éditions en DVD/Blu-ray du British Film Institute de quelques trésors oubliés du cinéma made in UK : Man of Violence ou bien encore That Kind of Girl.

Traduit par Dominique Lafosse.

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Par Cathi Unsworth - le 8 janvier 2021