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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Bête élégante

(Shitoyakana kedamono)

L'histoire

Japon, fin des années 50 : les parents Maeda reçoivent la visite d'un producteur d'une agence artistique, qui leur explique que leur fils Minoru est soupçonné d'avoir détourné plusieurs millions de yens. Les parents, stupéfaits, se confondent en excuses. Mais au départ du producteur et au retour de Minoru, accompagné de sa soeur Tomoko, les masques tombent : dans une société gangrenée par l'argent, la famille Maeda s'est fait une spécialité de vivre de manigances, d'escroqueries ou d'arnaques en tout genre...

Analyse et critique

Au début des années 60, Yûzô Kawashima - qui vient de tourner plus de trente longs-métrages sur la décennie écoulée, la plupart pour la Nikkatsu les derniers pour la Tokyo Eiga, filiale de la Tôhô - signe auprès de la Daiei un contrat de trois films mettant en scène la comédienne Ayako Wakao, alors égérie des films de Yasuzô Masumura (Beauté coupable, Débordements, Femme de champion, Le Faux étudiant, Testaments de femmes, tous tournés en 1959 ou 1960). Après Les Femmes naissent deux fois et Le Temple des Oies sauvages, La Bête élégante est le dernier volet de cette "trilogie", « sans doute sa production la plus radicale et probablement son chef-d’œuvre », selon Clément Rauger. (1)

Adapté d’une histoire originale de Kaneto Shindô (le cinéaste, connu pour L’Île nue ou Onibaba, aura par ailleurs été crédité au scénario de près de 200 films qu’il n’a pas réalisés !), La Bête élégante est un huis clos dans un appartement (et une cage d’escalier) qui décrit les manœuvres d’une famille de quatre (les deux parents âgés, leurs deux enfants, jeunes adultes) pour essayer de s’en sortir en profitant au maximum du système capitaliste tel qu’il se développe alors au Japon : le fils escroque l’agence de production pour laquelle il travaille, tandis que la fille se fait entretenir par un auteur à succès...

Très allégorique, le scénario travaille le motif de la compromission pour décrire le tiraillement qui s’opère alors, au sein du Japon mais également et plus spécifiquement au sein du cinéma japonais, entre le respect des traditions et l’appel de la modernité, incarnée par le mode de vie occidental. Aux parents en kimono qui vitupèrent (enfin, surtout le père) sur leurs échecs et leur passé révolu, le film oppose la fougue de ces jeunes vêtus à la dernière mode, qui se trémoussent sur du jazz, mangent des nouilles instantanées et boivent du Coca-Cola.

Immédiatement, dans le film, on est saisi par deux aspects qui ne seront jamais démentis et qui illustrent cette question de la dualité ou de la duperie : premièrement, la différence d’attitude (particulièrement bien rendue par le jeu des comédiens) des parents quand ils sont confrontés à quelqu’un « de l’extérieur » ou quand ils ne le sont pas ; et d’autre part, la manière dont la mise en forme, en particulier à travers la composition des cadres, fractionne ou multiplie les espaces à l’intérieur desquels les personnages évoluent, comme pour traduire visuellement les séparations sociales, idéologiques ou générationnelles qui s’incarnent à l’écran.

Tenant de l’exercice de style virtuose, la contrainte que s’impose Yûzô Kawashima de ne jamais proposer deux fois, de tout le film, des prises qui adopteraient le même cadre ou le même angle de vue - outre la stupéfaction qu’elle engendre chez le spectateur - contribue à brouiller l’appréhension de l’appartement, comme si, malgré sa petitesse, cet espace devait demeurer insaisissable, irréductible à une topographie trop sommaire. Parois coulissantes, lucarnes hautes, dessus de placard et dessous de table, miroirs, œils-de-bœuf... Kawashima utilise toutes les ressources à sa disposition pour configurer des situations narratives insolites (chaque conversation ou presque est ainsi écoutée par un tiers caché dans un recoin du cadre) ; accentuer cette sensation générale d’un enfermement inextricable ; mais aussi perturber la perception du spectateur, forcément désarçonné par ce que le film montre donc ce qu’il raconte.


À cet égard, comme beaucoup de films du début des années 60 - au Japon mais en fait un peu partout dans le monde - La Bête élégante n’hésite pas à utiliser des procédés de narration novateurs, pour ne pas dire expérimentaux, qui s’inspirent ou annoncent certaines audaces du cinéma européen d’alors : citons ce dialogue en voice over entre deux personnages qui ne bougent pas les lèvres ; ou ces effets de montage qui bouleversent les lois physiques, par exemple en redisposant des personnages pourtant censés être immobiles entre un champ et un contrechamp... Plutôt bavard (narrativement, le film est une suite d’irruptions de personnages venant parler aux parents Maeda, et c’est à peu près tout), La Bête élégante trouve l’essentiel de sa vigueur et de son dynamisme dans cette manière dont, par le cadre ou le montage, l’espace de l’action est constamment redéfini, réinventé.

On l’a dit, Yûzô Kawashima a réalisé La Bête élégante dans le cadre d’un contrat de trois films censés mettre en vedette Ayako Wakao, et il faut remarquer à quel point, dans un premier temps, son personnage de secrétaire comptable est relégué au second plan : placée, de dos, en amorce, lors de la première scène où elle n’intervient presque pas, elle disparaît ensuite du film pendant un moment, permettant par exemple à l’attention de se focaliser davantage sur la toute jeune Yuko Hamada (toute en minauderies coquettes) ou sur le plus âgé Yûnosuke Itô (acteur fidèle d’Akira Kurosawa, aux moues expressives donnant l’impression, toutes choses égales par ailleurs, d’un Michel Simon japonais).

Ayako Wakao reviendra ensuite en partie s’emparer du film, à la fois dans les manigances de son personnage (capable d’utiliser les faiblesses des hommes pour gagner son indépendance), mais aussi dans la représentation, à la lisière du fantastique, d’un escalier, de son escalier intérieur. Là encore, le scénario joue la carte du symbolisme : dans le film, l’escalier est dans un premier temps le symbole de la pauvreté de la famille Maeda, puisque les visiteurs rejoignent leur palier essoufflés, en constatant qu’il n’y a pas d’ascenseur, contrairement à l’immeuble voisin (toujours cette idée des « laissés-pour-compte » de la modernité) ; il devient ensuite, donc, l’illustration de l’espace mental de Mitani, la route de son affranchissement, de son « ascension sociale » ; mais l’escalier sera aussi, pour un autre personnage, le chemin tragique vers sa propre chute...

Distribué durant l’hiver, au milieu de sorties plus commerciales, La Bête élégante connaîtra un assez cuisant échec, qui affectera Kawashima. Le cinéaste décèdera quelques mois plus tard - non sans avoir tourné trois autres films entretemps - à l’âge de 45 ans, d’une embolie pulmonaire. Progressivement redécouvert, le film fut adapté en pièce de théâtre au début des années 2000 (le dispositif du huis clos s’y prêtant, quand bien même l’intérêt cinématographique se trouve largement ailleurs) et l'on serait assez curieux de savoir si Bong Joon-Ho l’avait, ne serait-ce que lointainement, en tête au moment d’imaginer le point de départ de Parasite (2019), tant il est tentant de remarquer entre les deux films des similitudes (de postulat, guère plus, Bong emmenant ensuite son film sur de nombreux autres territoires suffisamment variés).
 

(1) Auteur d’un mémoire sur Yuzo Kawashima, chargé de cinéma pour la Maison de la culture du Japon à Paris, et de manière générale fin connaisseur du cinéma japonais, Clément Rauger est l’auteur de l’entrée concernant Kawashima dans le Dictionnaire des Cinéastes japonais, édité en 2016 par Carlotta, d’où est tirée la citation.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 13 mars 2023