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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Femmes naissent deux fois

(Onna wa nido umareru)

L'histoire

Chronique de la vie d’une geisha (Ayako Wakao) dans le Japon du début des années 1960. La prostitution vient d'avoir été interdite dans ce pays, mais elle se vend pourtant aux clients de l’auberge où elle travaille, quand elle n’accompagne pas dans sa vie publique un homme riche (Sô Yamamura) dont elle est la maîtresse et qui, lui aussi, l’entretient.

Analyse et critique

Si le nom de Yûzô Kawashima est peu connu en francophonie - et, plus généralement, en Occident - cinéphile, il n’en va pas ainsi au Japon. La place de ce cinéaste météorique, extrêmement prolifique, électron libre ayant passé d’un grand studio à l’autre (de la Shochiku à la Nikkatsu) plutôt que de s’attacher à l’un d’entre eux, y est reconnue et richement commentée. Cinéaste stakhanoviste, alcoolique à la santé fragile dont deux sœurs mourront avant son propre décès prématuré, il brûlera la chandelle par les deux bouts, conscient de sa finitude. Affligé de poliomyélite, il mourra à quarante-cinq ans des suites d’une embolie pulmonaire. Il est difficile, quoique le faire soit peut-être discutable, de ne pas chercher des échos de sa vie dans une œuvre hantée par la dégradation, sensible à la pestilence et la faiblesse humaine - ainsi de la mort dans ce film après un ulcère du protecteur vieillissant d’une demi-mondaine, nommé Tsutsui (Yamamura (1)). Les Femmes naissent deux fois, premier film qu’il réalise pour la Daiei, première collaboration avec Ayako Wakao, se situe à la fin d’une carrière faite au total de près de cinquante longs-métrages en s'apparentant pourtant à un départ vers un nouvel horizon cinématographique. C’est le paradoxe Kawashima qui, dans sa fuite en avant, fera preuve d’une vitalité débordante, ne suffisant cependant pas à démentir la part secrètement morbide de cette course... un peu celle de Koen (Wakao), geisha dont la frivolité même a quelque chose de mortifère et dont la manière d’être, jetée dans le miracle économique des années 1960, évoque des temps plus anciens. Le cinéaste esquisse le portrait à la fois opaque et sympathique d’une femme de plusieurs époques inconciliables - telle une estampe d'Utamaro ou de Hokusai derrière laquelle défileraient des automobiles et qui officierait dans un bar d'hôtesses -, insaisissable, irréductible à un statut, une définition, une identité en fin de compte.

En 1961, les maisons closes sont désormais interdites au Japon depuis trois ans pour l'entrée en force, cinq pour la décision, de même que la prostitution. Comme il en va toujours dans ces cas-là, ni la pratique, ni même en l’occurrence l’institution, ne disparaissent à coup de décret. Cette adaptation de Tsuneo Tomita s’ouvre dans une auberge qui est aussi officieusement une maison de passes peuplée d’« hôtesses », pouvant contre échange marchand accorder une nuit d’intimité à certains clients. C’est ce que fait Koen, geisha dont le nom est aussi celui d’une artiste (le film sera l’occasion d’entendre l’actrice chanter). Si elle se prostitue, ses fonctions ne se résument pas exactement à celles d’une travailleuse du sexe, ni même d’une escort (son protecteur principal requérant ses services en premier lieu comme trophée social dans des situations mondaines). C’est toute l’ambiguïté de la geisha qui est, mais n’est pas uniquement, une prostituée. Figure anachronique, mais par certains aspects moderne, Koen est ce personnage qui hante peinture, puis littérature et cinéma japonais depuis l’Ère Edo : la femme publique, qui expose par ses propres contradictions celles de la société qui l’a produite et requiert les faveurs dont celle-ci a cultivées l’ « art » chez elle.

Koen travaille-t-elle (un jeune prétendant lui demande si elle est dactylo) ou se fait-elle justement entretenir, soit pour éviter un labeur, soit pour s’adonner à ce qui est sa vocation ? Elle se donne à tous mais est aussi comme la seconde épouse d’un homme puissant (selon des termes qui ne lui reconnaissent pas vraiment cette place, comme elle le comprendra cruellement à la mort de celui-ci). Le Japon de l’après-guerre encourage et se prête à la vénalité, mais esquisse aussi dans sa modernisation la possibilité pour cette femme de gagner sa vie autrement. C’est la perspective que, de manière impressionniste et tacite, le film esquisse. Koen se dirige vers un ailleurs, et nous ne serons conviés à l’y accompagnés que de loin : cette fuite lui appartient et nous en saurons bien peu d’elle au final. S’offrant au tout venant, elle aura gardé intact le secret de sa véritable personnalité – y compris face aux voyeurs de l’autre côté de l’écran. Ce soupçon que le public est en position, et en demande, de voyeurisme devant le drame trouvera une pleine expression dans la mise en scène de La Bête Élégante.

Le choix d’Ayako Wakao, ce phénomène érotique, pour incarner le rôle procède d’une logique profonde. Elle était l'une des prostituées de La Rue de la Honte, où Mizoguchi traitait du climat pré-abolitionniste du Japon face aux rapports tarifés. Les femmes naissent deux fois peut se voir comme une suite possible, ne concernant qu’un personnage au sein d’un groupe maintenant disloqué, de ce chef-d’œuvre qui l’a précédé (de fait, le film définitif sur la question). De là, l’actrice opère une autre jonction, vers le cinéaste auquel elle s’attachera à l’écran et à la ville : Yasuzô Masumura, qui trouvera en elle une alliée peu farouche pour des films bien plus impudiques et jusqu’au-boutistes que ceux de Kawashima. C’est là le destin en demi-teinte de qui prépare par son propre travail la voie à des cadets aussi turbulents mais dès lors moins contraints. Kawashima aura contribué avec d’autres à un climat de travail propice à de tels cinéastes (on peut dans l’absolu considérer Masumura comme un cinéaste lui étant supérieur) et influencera directement des cadets contestataires. Ainsi de Shohei Imamura dont la réflexion sur la décadence du Japon de la défaite prolonge et radicalise la sienne. Son aîné, lui, n'est pas issu de la Nouvelle Vague, mais du cinéma nippon dans sa plénitude la plus classique : il a été l’assistant et le protégé d’Ozu, dont l’empreinte sur sa manière se marque principalement par celle de cadrer (peut-être ses nombreux décadrages sont-ils par contraste une manière de « tuer le père », ce classiciste zen indépassable). Il filme en revanche en larges focales (du 2:35), ce qui tend à aplanir ce genre de compositions. Cette tentation d’un à-plat, avec ses effets de distanciation et de dévitalisation, le met en porte-à-faux revendiqué de la tendance du cinéma japonais à l’outrance, l’exacerbation. C’est cette raideur même, ce traitement « à froid » qui rendent les situations filmées émouvantes, parce que dénuées de pathos, de surcharge expressive. Homme d’une génération de l’entre-deux, Kawashima expose ce bouillonnement contenu dans une forme contrainte jusqu’à en devenir poignante.

Cinéaste d’entre deux époques pour film d’ères se chevauchant… C’est un temps révolu dont les soubresauts se distinguent dans les parures de Koen, kimonos désormais purement ornementaux voire folkloriques. L’intérieur où elle officie se situe à deux pas d’un monument religieux à la signification chargée : « La maison de tolérance, déguisée en maison de geisha, est jumelée au très controversé sanctuaire du Yasukuni que l’on sait construit pour célébrer la mémoire des soldats morts pour l'Empereur, ce qui vient également inclure les âmes des criminels de la dernière guerre. À travers les yeux de la jeune femme, le lieu devient le réceptacle de la défaite non seulement militaire, mais également morale de son propre pays. » (Clément Rauger (2)) L’écriteau expliquant l’histoire du lieu s’avère écrit en anglais, redoublant l’humiliation par l’aliénation. Avec sa défaite et son entrée dans la société de consommation en guise de reconstruction, le Japon n’apparaît pas ici comme seulement coupé de son passé impérialiste, mais de ses traditions shintoïstes, de ses ressources spirituelles, dont il ne reste plus que les signes touristiques dans une société où tout s’achète, se vend, bref se marchandise. La geisha s’y trouve réduite à une prostituée pratiquant le déguisement fétichiste et il est alors temps pour celle qui a joué ce rôle jusqu’alors de l’abandonner pour entrer de plain-pied dans une modernité dont les termes sont différents. Cette transition se fait par essais et erreurs d'abord glauques, comme cette tentative d'atténuation de son labeur sexuel qu'est le petting (s'en tenir à des préliminaires comme supplice de Tantale) et qui se soldera par un viol. Elle n'est rendue possible que par la découverte amère du degré de corruption d'une société entièrement soumise au marché, paroxystiquement quand un étudiant que Koen appréciait se montre prêt à la vendre à des investisseurs américains. Elle doit passer du mépris dissimulé vis-à-vis de la galerie d'hommes qui la font vivre à un détachement objectif, dans ces conditions financier.

Par une suite de séquences dont la continuité narrative est parfois malaisée à appréhender (mieux vaut voir le film comme une chronique par tranches), le récit évolue tacitement vers un horizon incertain, où disparaîtra vraisemblablement cette créature impossible qu’est la geisha. Qu’est-ce que la double-naissance féminine suggérée par le titre ? Celle d’une défloraison ? D’un rachat par le mariage ? Ou au contraire d’un affranchissement des structures patriarcales ? D’une éventuelle émancipation par le travail salarié, par opposition avec la position d’être entretenue ou de proposer son corps à la vente (en mettant de côté l’idée que la plupart des reproches adressables à la prostitution le sont aussi au salariat - et ceux faisables à l'entretien à l'assistanat) ? D’une révélation amoureuse ou artistique ? C’est à Koen qu’il appartient de savoir en quoi consistera (ou a carrément déjà consisté) sa renaissance, une réinvention. Ce qu’il nous est permis d’entrevoir est sa manière, pour la première fois, de côtoyer un homme en égale. Indécidable, inassignable, elle est libre d’être qui elle est, de résister placidement à nos attentes et projections, comme si sa révolte consistait précisément à n’en exprimer aucune. C’est là peut-être ce qu’elle a de plus moderne sous ses atours traditionnels, cette insaisissabilité – il en va de même du cinéaste placide qui la filme.

(1) Sans réduire la filmographie de l'acteur à ses rôles ozuiens (Wakao étant également apparue chez ce prédecesseur), il est presque cocasse ceux-ci en tête de le retrouver dans cet environnement interlope, vaguement dandy même. Pourtant, le choc entre tradition et modernité demeure dans un cas comme dans l'autre, comme si ces deux mondes étaient plus proches qu'on ne serait enclin à le considérer de prime abord.

(2) www.cinematheque.fr/film/151641.html

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 6 mars 2023