Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

La Belle

(Grazuole)

L'histoire

Inga (Inga Mickyte) tourne et tourne tandis que ses petits voisins font l'éloge de sa beauté. Mais l'arrivée d'un "nouveau" (Tauras Ragalevicius) dans la cour, qui ne croit pas qu'elle soit belle et le fait savoir haut et fort, met fin à cette cérémonie. 

Analyse et critique

Alantė Kavaitė présentait il y a quelques mois La Belle à la Cinémathèque Française, attestant d'une filiation entre la légèreté de son propre cinéma et celle d'Arūnas Žebriūnas, dont les films firent dans le cinéma lituanien l'effet d'un "appel d'air", contrastant avec la pesanteur d'autres productions de ce pays de l'autre côté du Rideau de Fer. Au cours des années 60, la modernité cinématographique modifie le paysage créatif des pays satellites de l'Est, région Baltique comprise. Le film, dans la modestie de ses méthodes autant que du propos, témoigne de ce mouvement vers des œuvres agiles, en prise avec les transformations sociales de l'époque. Vu aujourd'hui, il est comme un précipité de ce que pouvait être la Lituanie au tournant de cette décennie. La production lituanienne, soumise à une censure étatique, ne pouvait se permettre un discours explicite sur l'occupation soviétique, ni une critique trop directe de l'état des choses. Par l'entremise de l'univers des jeux d'enfants, Žebriūnas élabore  un commentaire oblique sur cette situation. Reflétant le monde des adultes, qu'ils miment, des gamins jouant dans les rues, souvent laissés à eux-mêmes, agissent comme les révélateurs d'une communauté prise entre inertie et transition, tenaillée entre besoin d'évasion et désir d'appartenance. 

La belle du titre est une petite fille, Inga, célébrée par une ronde de son voisinage : alors qu'elle se tient au centre d'un cercle, chacun des autres enfants présents la complimente, tour à tour ou à l'unisson, pour sa beauté. Le jeu, hautement codifié, rigidement chorégraphié, paraît ne pas admettre qui que ce soit d'autre en son cœur. Il n'y en a que pour elle. Žebriūnas filme un mélange d'euphorie et d'assurance (il va de soi pour elle que cet éloge est mérité, dû, il ne lui en procure pas moins un mouvement physique de joie) qui se retrouvera en quelques instants brisé, l'estime d'elle-même d'Inga se trouvant soudainement attaquée. Un "nouveau", qui ne sera jamais nommé, moque immédiatement ce rituel, au nom de la laideur de la petite fille, poussant les autres à abandonner cette cérémonie. La cruauté groupée des jeux d'enfants se révèle en un clin d'œil  à elle, la laissant désœuvrée, abandonnée à son sort. Commence pour elle une errance, sur quelques jours, dans les rues estivales de Vilnius. Sa crise a des proportions pouvant tour à tour paraître minimes (à l'échelle de la ville qu'elle traverse) et colossales (à hauteur d'enfant). Dans une impulsion s'apparentant à un syndrome de Stockholm miniature, elle se met à activement rechercher la compagnie du garçon qui  méprise son apparence le plus ouvertement (il y a bien un lectorat féminin pour des magazines haïssant explicitement les femmes), tandis qu'un autre, Viktoras (Arvidas Samukas), lui aussi laissé à son sort dans les rues, lui offre un compagnonnage moins douteux. Par ce mouvement du cœur d'une célébration groupée à un dehors individualisé (et marginalisé), Žebriūnas montre les effets d'un culte de la personnalité soumis aux aléas de la réputation. Du panégyrique à l'exclusion, il n'y a qu'un faux-pas. L'apparition d'un nouveau chef potentiel en la figure d'un outsider suffit à renverser les hiérarchies établies. C'est une société où la réputation est précaire, soumise au jugement incertain d'autrui vers lequel sa fable pointe. Où l'absence de relation authentique d'une figure admirée à ses pairs se retourne aisément contre elle (s'il y a une solitude d'à qui on n'attribue pas le pouvoir de la beauté, il y en a du reste une autre d'à qui ce pouvoir marque une séparation d'autrui).

Ayant auparavant adapté Le Petit Prince, le cinéaste saisit le potentiel allégorique du récit enfantin. Fonctionnant sur un mode allusif, tendanciellement ésotérique, son commentaire du privilège précaire des autorités dans un pays Balte ne dépend toutefois pas d'un quelconque symbolisme. La Belle est un film réaliste, donnant à voir un lieu et une période avec une nette acuité. Quand un enfant joueur demande à un autre, dans une variante du cow-boy et des indiens, s'il est "hippie ou communiste", c'est une fracture que Žebriūnas filmera au passage qui s'annonce : celle entre l'ancienne et la nouvelle gauche. Dans un jardin botanique, Inga et Viktoras croisent un couple, image possible de ce qu'ils deviendront, représentants stéréotypiques de la jeunesse sixties et de sa gauche culturelle (les enfants de Marx et de Coca-Cola ironisait JLG dans Masculin/Féminin). Au détour d'une ballade Inga rencontre une foule, amassée sur une place, droite comme un I, écoutant... le carillon d'un clocher, code du refus du soviétisme qu'incarnait pour une frange de la population l'Eglise. Ni la jeunesse formulant ses opinions, ni une masse silencieuse, n'apparaissent comme un soutien de l'économie d'état. C'est également dans une position hiératique qu'un berger allemand, au bord de la rive, attend le retour d'un maître noyé. Le film donne l'image d'une population, à l'exception de ses jeunes membres, figée dans l'attente, comme bloquée dans un non-temps. Ce temps figé, "dans le même temps", entre en conflit avec l'avancée de l'époque, de nature essentiellement consumériste. Des modes de vie pratiquement ruraux se trouvent influencés par une logique publicitaire. 

Des semi-ruines d'un quartier laissé à l'abandon, l'errance d'Inga et Viktoras les conduira vers un salon de beauté, lieu témoignant de l'implantation de l'industrie cosmétique dans les us et coutumes. La beauté, problématique centrale du film, est traitée avec ambiguïté. Lieu de jugement, normes physiques de ce qui désirable ou non, elle trouve une inscription dans les corps, s'exprime par des propriétés objectives. Il semble qu'assez cruellement Žebriūnas considérait Inga, personnage et interprète, comme réellement laide. (1) La petite fille désespère de ses tâches de rousseur. Ses traits ont quelque chose d'indécidable, entre le gracieux et le disgracieux. La ligne de celle qu'on imagine appelée à devenir grande et élancée a quelque chose de malingre chez quelqu'un de son âge. Quand un garçon prononce, une fois encore, à haute voix le verdict d'une mocheté supposée, le vieil homme (Sergey Martinson) qui entend cette insulte  ne le reprend pas au nom du fait qu'elle serait fausse ("c'est la vérité!" comme seule défense de l'accusateur), mais selon le principe qu'une vérité peut être dite par des salauds. Quand, ensuite, la petite fille se plaint de sa laideur auprès de sa mère (Lilija Zadeykite), celle-ci lui répond qu'elle aussi est laide. (Et qu'en fin de compte les moches se marient aussi.) Le caractère difficile, opaque, de la mise en scène tient à ce qu'elle ne fait rien, ni pour confirmer, ni pour contredire, les propos d'une fille et d'une mère qui, chacune leur tour, s'accusent de ne pas être belles. Cette absence de sentimentalisme, absence délibérée de propos sur ce qui serait beau ou ce qui ne le serait pas, confère un double-tranchant à la fable, la protégeant autant de la mièvrerie qu'elle n'en exclut une certaine chaleur. 

L'expérience d'isolement de la petite fille l'oblige, pour une première fois peut-être, à se considérer elle-même, hors d'une collectivité qui soudainement ne l'inclut plus. Plusieurs personnages paraissent exclus de la communauté, tel cet autre garçon jamais chez lui, ce vieil homme un peu amer à qui seuls les enfants s'adressent parfois (indiquant un relais mélancolique entre les deux sphères socialement "improductives" de l'enfance et de la vieillesse)... ou deux chiens abandonnées (l'un volontairement, l'autre non) de leurs maîtres. La figure d'attente tragique du berger allemand trouve un écho intime, redoublant celui de l'allégorie politique, dans l'attente de la mère d'Inga. Femme travaillant chez elle à une machine à écrire, élevant seule sa fille (on ne connaîtra pas la raison de la disparition du père), elle se trouve également figée - ou dans l'attente d'un retour, ou dans celle d'un autre compagnonnage. Alors que les années 60 connaissent une poussée du discours individualiste, de la valorisation de la personne contre le groupe, l'expérience individualisée apparaît ici pour une large part comme une solitude subie, peu propice à l'estime de soi. Alors qu'Inga a l'imagination stimulée par les récits, très populaires dans les pays socialistes, de Dumas, sa mère ne perçoit dans ce romantisme juvénile, exaltation de l'esprit d'aventure, qu'une aliénation. Là encore, le film ne perd pas de temps à s'évertuer à donner tort à cette sécheresse : les jeux d'Inga se font où ils se font, à savoir un environnement un peu morne, plutôt indifférent à ses jeux d'enfants (il est surtout frappant de voir à quel point ceux-ci sont laissés à eux-mêmes dans les rues). Il y a pourtant l'éclat, en contre-plongée, du soleil à travers les arbres (la végétation jouant un rôle central dans le folklore lituanien) quand la ronde d'une enfant lui donne un euphorique tournis. En cela, il s'agit malgré tout d'un récit d'émancipation : l'expérience poétique du monde peut pour elle à la fin se faire seule, l'euphorie de la ronde ne dépend plus d'un parterre admiratif. 

(1) Une ambivalence de la sorte peut, de manière bien plus inconfortable, se ressentir à la vision de Welcome to the Dollhouse où il n'est pas exclu que Todd Solondz considère la personne qu'il filme comme n'étant véritablement "pas belle". C'est pourtant cette (non)ambiguïté (qu'un vilain petit canard soit bel et bien comme il apparaît) qui contribue à faire du film l'un des meilleurs, et finalement l'un des plus compréhensifs, sur le harcèlement en milieu scolaire. Quant à Heather Matarazzo, cette image fondatrice lui collant aux basques, elles s'en est à plusieurs reprises prise depuis à la pratique consistant à faire jouer des personnes ne correspondant pas aux critères de beauté par des personnes correspondant précisément à ces critères (façon Ugly Betty employant une beauté latine)... reprochant entre autres à Charlize Theron ses propos selon lesquels les belles actrices trouvent plus difficilement des rôles intéressants (à l'époque où celle-ci estimait nécessaire de s'enlaidir à l'écran pour faire valoir de sa crédibilité). Il semble que la beauté, comme son absence supposée, aillent chacune avec leurs difficultés respectives. 

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : ED DISTRIBUTION

DATE DE SORTIE : 22 AOÛT 2018

La Page du distributeur

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 22 août 2018