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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Évadé du bagne

(I Miserabili : Caccia all'uomo - Tempesta su Parigi)

L'histoire

Lorsqu’il sort du bagne de Toulon, la liberté rendue à Jean Valjean est une liberté toute relative. La même société qui l’a condamné à des années de captivité pour le vol d’un pain ne cesse de le rejeter et ne l’aide guère à retrouver une vie « normale » : s’il peut arriver qu’il croise sur son chemin un modèle d’humanité comme Monseigneur Myriel, que peut-il faire quand l’Ordre est représenté par Javert, policier convaincu qu’un ex-bagnard ne saurait être qu’un futur bagnard ? C’est donc en changeant d’identité et en devenant Monsieur Madeleine que Jean Valjean peut intégrer la compagnie des hommes honnêtes et veiller à ce que la jeune orpheline Cosette ne connaisse jamais la misère qui fut la sienne. Mais faire le Bien n’est pas chose facile quand on se heurte sans arrêt aux coups du sort, à l’incompréhension des braves gens, à la fourberie des crapules et aux tourbillons de l’Histoire.

Analyse et critique

Entre un premier film de quelques minutes datant de 1905 (Le Chemineau) et la série en six épisodes d’une heure chacun produite il y a deux ans par la BBC, le nombre d’adaptations cinématographiques en tout genre des Misérables tourne autour de quatre-vingts. C’est évidemment beaucoup, trop peut-être, et c’est la raison pour laquelle la plupart des critiques ne résistent pas à la tentation de faire des comparaisons et des classements. Cet été, par exemple, dans la revue Schnock, un article consacré à Lino Ventura expliquait que le Jean Valjean de celui-ci (dans la version Robert Hossein) était bien meilleur que celui de Gabin (dans la version Jean-Paul Le Chanois). Mais ce petit jeu des comparaisons est à la vérité un peu vain, aussi vain que celui qui consiste à se demander quel est le comédien qui a le mieux interprété James Bond. Chaque spectateur a bien entendu le droit de préférer telle version, tel film, tel acteur, mais la vraie question est d’une autre nature et touche, pour Les Misérables, à l’œuvre originale : comment a-t-elle pu donner lieu à tant de variations ? Il n’existe aucun autre roman aussi « séminal » dans l’histoire du cinéma.


Dans le Dictionnaire des injures littéraires de Pierre Chalmin, on trouvera à l’article Hugo - l’un des plus fournis puisque le succès a toujours eu très mauvaise presse en France - un jugement du peintre Delacroix qui ne manque pas d’intérêt. Celui-ci voit dans Les Misérables un « brouillon ». Ce terme est évidemment négatif, mais - et l’on pourrait aisément réaliser le même « retournement » pour bien d’autres injures adressées à Hugo - ne résume-t-il pas à merveille ce qui fait la force des Misérables ? Hugo offre à chaque lecteur, et à chaque cinéaste, la possibilité et le plaisir de mettre son brouillon au propre - de devenir son « coauteur ». Et c’est ainsi que Javert peut être Javert à travers des dizaines d’incarnations différentes, en prenant le visage de Charles Vanel, de Bernard Blier, d’Anthony Perkins, de John Malkovich ou de bien d’autres encore.


Ce qui ne signifie pas qu’on peut faire n’importe quoi avec Les Misérables. À vrai dire, ce qui amène Delacroix à considérer Les Misérables comme un brouillon tient peut-être paradoxalement à la rigueur de leur construction, Hugo proposant systématiquement deux livres en un, entrecroisant sans cesse chapitres théoriques et chapitres narratifs : vision globale, aérienne, de la bataille de Waterloo avant de descendre sur le terrain, « caméra au poing » ; dissertation sur l’argot avant de mettre en scène des personnages parlant l’argot. C’est probablement la dynamique de ces va-et-vient constants qui a conduit Verlaine à saluer la « prolixité laconique » de Victor Hugo. Rien ne fait gagner plus de temps qu’un symbole... à condition que soit préalablement établie sa nature de symbole.


Il n’est pas sûr que Riccardo Freda ait su parfaitement rendre cette prolixité laconique dans ses Miserabili, rebaptisé en France L’Évadé du bagne au moment de sa sortie à la fin des années quarante. Titre, comme on dit aujourd’hui, « réducteur », puisqu’on retrouve bien dans cette version toute la galerie des personnages qu’on s’attend à voir graviter autour de Jean Valjean - Mgr Myriel, Fantine, Cosette, Gavroche, etc.- mais titre à bien des égards, et malheureusement, trop exact, certaines de ces figures ne faisant que traverser l’écran. Dans l’interview qui nous est proposée comme bonus, Freda ne jure que par Alexandre Dumas (en précisant bien Alexandre Dumas père, le fils étant sans doute jugé bien trop languissant). Action, action, action ? Soit. Dumas a ses admirateurs et c’est à l’évidence un excellent scénariste, si l’on en juge d’après le nombre d’adaptations cinématographiques des Trois Mousquetaires, mais, de manière générale, les admirateurs de Hugo n’ont pas une passion débordante pour Dumas (même si, globalement, MM. Hugo et Dumas s’entendaient assez bien).


Jean-Baptiste Thoret, qui introduit le film avec un bel enthousiasme, nous annonce un Jean Valjean « débarrassé de son pathos et de son attirail religieux ». Débarrassé, oui, mais est-ce bien le terme qui convient ? Ne faudrait-il pas plutôt dire « privé de son pathos » ? Inutile de s’attarder sur l’attirail religieux - il est remis en question par Hugo lui-même, dès l’ouverture du roman, avec un Mgr Myriel dont la sainteté tient précisément au fait qu’il se démarque des autres ecclésiastiques. Quant au mot pathos, s’il est exact qu’il a pris en français, et dès le XVIIIe siècle, une connotation péjorative, l’idée étant celle d’un étalage des sentiments, nous nous permettrons toutefois de rappeler qu’il désignait à l’origine en grec une émotion - élément totalement déplacé dans un roman ou dans un film digne de ce nom, n’est-ce pas ? - et qu’il garde en anglais, aujourd’hui encore, une parfaite respectabilité. (1) Si Valjean suscite la sympathie, ce n’est pas parce qu’il est malheureux, c’est parce qu’il fait tous les efforts possibles et imaginables pour échapper à son malheur, et pour réduire celui des autres.


Il y a, c’est une affaire entendue, beaucoup de choses magnifiques dans L’Évadé du bagne, à commencer par une photographie noir et blanc de Rodolfo Lombardi (fréquent complice de Freda) merveilleusement restaurée par les magiciens des laboratoires de Bologne. Il y a une Cosette jeune qui semble tout droit sortie d’une gravure originale du XIXe siècle, un Jean Valjean incarné avec une louable sobriété par Gino Cervi - qui compense ainsi par anticipation certains cabotinages pepponesques dans les Don Camillo -, un Javert interprété lui aussi avec beaucoup de justesse par Giovanni Hinrich... Et ajoutons que le rythme cavalcadant si cher à Freda convient merveilleusement pour la première moitié du film, intitulée Chasse à l’homme. Dialogues réduits au minimum, enchaînement des événements : la mécanique infernale de la fatalité sociale est traduite ici de façon magistrale.


Mais la volonté du réalisateur de mener jusqu’au bout l’action tambour battant fait que, dans la seconde partie, intitulée Tempête sur Paris, les choses se gâtent. La mort de Gavroche est là. Mais elle arrive si vite qu’elle ne constitue pas un épisode marquant. Gavroche n’a pas d’histoire ; Gavroche ne chante pas. La mort de Valjean ? Oui, il meurt à la fin, mais cette fois-ci abattu d’un coup de revolver par Thénardier (qui, ouf, meurt lui aussi) ! Cette cavalcade qui devrait entraîner le spectateur finit par ne susciter qu’incrédulité et indifférence, d’autant plus que Freda profite lâchement de l’entracte pour esquiver le sujet essentiel, celui de la transformation de Jean Valjean en Monsieur Madeleine (la métamorphose a sans doute eu lieu pendant que l’ouvreuse vendait ses esquimaux). Rédemption qu’on pourra, certes, voir de loin comme l’élément central d’un « attirail religieux », mais qui pose en fait la question de savoir si l’homme peut, d’une manière ou d’une autre, infléchir son destin.


Freda n’avait visiblement pas lu ce texte de Giono dans lequel celui-ci explique qu’il n’est pas mauvais qu’Homère s’autorise de temps à autre des moments un peu creux. L’art n’est pas la vie, puisqu’il est représentation, mais, faisant écho à la vie, cette représentation ne saurait faire l’économie de variations de rythme. D’ailleurs, cela se dit très bien en italien : allegro ma non troppo.


(1) « Pathos : an element in experience or in artistic representation evoking pity or compassion » (définition du Merriam-Webster)

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La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 28 décembre 2020