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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Ascension

(Voskhozhdenie)

L'histoire

1942, Biélorussie. Rybak et Sotnikov sont deux Partisans missionnés par leur régiment pour trouver des vivres. Mais Sotnikov est très affaibli et ralentit Rybak. Ils sont bientôt faits prisonniers par les Nazis, qui les interrogent puis décident de les pendre avec quelques civils. Face à l'imminence de la mort, Rybak craque et décide de collaborer. Sotnikov, lui, affronte son sort avec calme et dignité. 

Analyse et critique

Au tournant des années 80 – c’est à dire, pour dire sommairement les choses, dans la dernière ligne droite de l’histoire du cinéma soviétique – ont été tournés deux films parmi les plus importants de ceux ayant décrit l’horreur de la Seconde Guerre Mondiale telle qu’elle se tint entre nazis et communistes, en 1942, sur le front biélorusse : d’abord, en 1977, L’Ascension puis, en 1984, Requiem pour un massacre. Établir un lien fort, infrangible, entre ces deux films n’est pas absurde : outre leur cadre spécifique, donc, un certain nombre d’autres points communs qui seront évoqués dans ce texte, ces deux films auront été réalisés par les deux membres d’un couple, l’un des plus importants et des plus touchants de l’histoire du cinéma (soviétique n’est qu’une précision). D’un côté l’ukrainienne Larissa Chepitko, de l’autre le russe Elem Klimov.


L'Ascension (1977)                                                           Requiem pour un massacre (1984)

Pour ces deux artistes à l’ambition et aux personnalités fortes, les années 70 avaient mal débuté : malmenée par la censure pour Toi et moi (1971), Larissa Chepitko avait ensuite connu d’importants soucis de santé, en particulier durant la grossesse précédant la naissance de leur fils Anton en 1973. De son côté, Elem Klimov avait peiné à produire son film sur la vie du moine Raspoutine (Raspoutine l’agonie), et une fois celui-ci enfin tourné, en 1975, les autorités refusèrent de lui délivrer son visa d’exploitation… Lorsque, ainsi empêtré dans ses déboires, il reçoit en 1976 un projet d’adaptation de la nouvelle de Vassili Bykov intitulée Sotnikov, il transmet alors le sujet à son épouse, conscient qu’elle saura mieux que quiconque faire ressortir la subtilité autant que la puissance symbolique de cette histoire. De fait, L’Ascension est une réussite admirable, couronnée notamment de l’Ours d’Or au Festival de Berlin 1978. Larissa Chepitko est alors au sommet, à la fois de sa notoriété (Hollywood la sollicite, ce qu’elle refuse catégoriquement) mais aussi de son art, tant son film témoigne d’une maîtrise tout à fait exceptionnelle des différentes composantes du langage cinématographique. Elle n’aura toutefois pas d’autres occasions de témoigner de ce talent remarquable : elle meurt, dans un accident de voiture, à l’âge de 41 ans, au début du tournage des Adieux à Matiora, son film suivant, lequel sera finalement achevé par son époux éploré. Sans chercher à faire ombrage à ses autres films, dont Les Ailes (1966), on peut raisonnablement considérer L’Ascension comme son chef d’œuvre, un film qui brille d’une aura tout à fait singulière parmi les âpres étoiles blanches du cinéma soviétique.

La première chose que l’on peut signaler, concernant L’Ascension, est qu’il s’agit d’un film de guerre duquel les combats sont absents. Hormis une séquence d’ouverture, en partie dissimulée par le générique de début d’ailleurs, la guerre n’existe ici qu’à travers l’état de tension permanent qu’elle engendre : la recherche des moyens de subsistance ; la lutte contre le froid glacial ; la méfiance face à l’inconnu ; la peur d’être découvert par l’autre camp ; la torture psychologique des interrogatoires ennemis ; et surtout, la tension interne du comportement à adopter face à l’impondérable. Être en état de guerre, c’est devoir affronter des situations à laquelle on n’a pas été préparé. Dans un premier temps, Rybak est fort et Sotnikov est faible. C’est le premier qui porte le deuxième et l’empêche de mourir gelé au milieu des forêts enneigées. Puis, une fois dans le camp nazi, et face à l’imminence d’une mort quasiment inévitable (à telle point qu’à deux reprises, elle est anticipée par l’imaginaire de Rybak, qui ne peut s’y résoudre), les rapports de force s’inversent : Rybak cède à la trahison des siens, quand Sotnikov aborde sa dernière heure avec une dignité et une sérénité presque mystiques.

Le titre original russe évoque une « ascension » au sens physique des choses, un gravissement, celui, lent et processionnaire, de cette funeste colline. Le titre français, qui plus est à la faveur de sa majuscule de nomenclature, renforce si besoin la dimension christique du parcours de Sotnikov, martyr atteignant la transcendance à travers la paix de son sacrifice (par analogie, Rybak est associé à Judas, jusque dans ce geste de pendaison – les remords finaux du personnage étaient d’ailleurs absents de la nouvelle adaptée). Dans son tout premier rôle au cinéma – mais dans le rôle d’une vie, sans nul doute - Boris Plotnikov époustoufle, non tant pour son interprétation que pour ce qu’il est simplement, avec ce physique émacié et ce regard habité, tourné vers le haut, comme un Christ du Greco. Tout au long du film, Larissa Chepitko use et re-use du très gros plan sur son visage – comme Elem Klimov le fera sur le visage marqué d’Aleksei Kravtchenko, son jeune comédien, dans Requiem pour un massacre – et ce qui frappe dans ces quasi-regards caméra, c’est à quel point le personnage semble voir, et donc percevoir, au-delà de l’objectif, donc du visible.


On le sait, le régime communiste n’était pas spécialement enclin au prosélytisme religieux (le marxisme matriciel ne disait-il pas qu’il s’agissait de l’ « opium du peuple » ?), et il nous faut, nous aussi, voir au-delà de la première lecture symbolique chrétienne. Ginette Gervais, dans un article de Jeune cinéma à la sortie du film (1), offre son interprétation : entre le staroste, chrétien, et le communiste, « l’accord se fait vite, car ils sont de même famille. (…) Famille ? Celle des hommes qui recherchent un dépassement, dont les idéologies, même essentiellement différentes, se rencontrent dans une pratique commune et sont vécues pleinement. Aucun d’eux ne joue les héros, ils ont peur de mourir mais (…) ils s’élèvent au-dessus d’eux-mêmes : c’est leur ascension.

Ce film est aussi celui de la Passion, où les victimes donnent leur vie pour sauver leurs frères, montent vers l’exécution en un lent chemin de croix, pour consommer leur sacrifice sur une butte, véritable Golgotha où sont dressées les potences, devant tout le village assemblé. Le rappel religieux est frappant, mais rien de commun avec la classique main tendue. Le personnage christique du film, c’est le communiste. (…) Ce côté universel se retrouve dans la conception du patriotisme de ce film de guerre qui n’en est pas un. Aucune trace de chauvinisme, du passé glorieux, (…) pas la moindre emphase, rien de la jactance de jadis. Sotnikov dit : « J’ai un père, une mère, une patrie ». Cela suffit, et c’est tellement fort. »

Cette sensation d’évidence, de plénitude malgré l’horreur, que procure L’Ascension dans sa dernière partie, est le fruit d’un travail formel assez prodigieux, qui ne cesse de créer des dialogues, des échos et des contrastes, entre le noir des cachots humains et le blanc de la nature qui les entoure, entre le concret et l’abstrait, entre le réalisme tangible de guerre et la hauteur de spiritualité du regard porté sur celle-ci. Cela s’opère par le biais de l’image - par exemple à travers ces gros plans de visages d’une beauté bergmanienne, cette manière de filmer la nature, ou au niveau du montage selon une tradition éprouvée de l’expressivité soviétique (Chepitko avait été élève de Dovjenko au VGIK) - et cela s'opère au moins autant par le son, qui crée de soudaines ruptures, comme autant de moments de suspension qui aident à élever le regard au-dessus de la bassesse de ce qui y est décrit.

In fine, la grande question n’est donc pas tant celle de l’opposition entre Rybak le paysan et Sotnikov l’instituteur que celle, par-delà leurs figures propres, de la lutte interne, en chaque individu, entre Bien et Mal : il y a du Rybak et du Sotnikov, selon les moments, qui cohabitent en chacun de nous, et s’il est un héritage métaphysique dont peut se revendiquer Larissa Chepitko, c’est donc probablement davantage celui du Dostoïevski des Démons ou de L’Idiot.

Les cinéphiles avertis remarqueront que, de façon périphérique, cette dualité est également illustrée de façon flagrante, dans L’Ascension, par le visage d’Anatoli Solonitsyne : celui qui, à peine dix ans plus tôt, incarnait un Andreï Roublev en plein questionnement métaphysique pour Andreï Tarkovski joue ici l’infâme Portnov, un agent russe les bottes dans la boue nazie.

Après des difficultés de production (la censure menaça la production du film, jusqu’à ce qu’un dirigeant du Parti Communiste de Biélorusse vienne plaider sa cause auprès du Secrétariat Général à Moscou) et un tournage dans des conditions hivernales rigoureuses, le film sortit enfin, réunissant plus de 10 millions de spectateurs en URSS mais restreint à une sortie plus confidentielle dans d’autres pays, en particulier en France. Sa ressortie doit permettre à cette Ascension de s’achever où elle doit, et ainsi de trouver la place qui est la sienne, quelque part au firmament du cinéma.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 18 avril 2022