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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Argent de poche

L'histoire

Sans réelle intrigue, le cinéaste nous fait vivre l’année scolaire de deux classes d’une école primaire à Thiers dans le Puy-de-Dôme au milieu des années 70. Nous assistons au quotidien de ces enfants, de leurs parents et instituteurs, y compris « les dimanches où les enfants s’ennuient. » Et nous nous arrêtons avec plus d’insistance sur Jean-François Richet (Jean-François Stévenin), l’instit de la classe des petits dont l’épouse (Virginie Thévenet) ne va pas tarder à lui donner un enfant ; sur Bruno, le beau gosse qui ne pense qu’à flirter ; sur Patrick, qui vit seul avec son père handicapé et qui tombe amoureux de la mère d’un de ses camarades de classe ; ainsi enfin que sur Julien, jeune rebelle du fait de vivre dans la plus extrême pauvreté et la plus grande détresse familiale...

Analyse et critique

« L'Argent de poche raconte les aventures de quinze enfants, du premier biberon au premier baiser. J’ai tourné L’Argent de poche sans vedettes, car la véritable vedette d’un film sur les enfants, c’est l’enfance elle-même […] Certains des épisodes sont gais, d’autres graves, certains sont de pures fantaisies, d’autres sortent tout droit de cruels faits divers, l’ensemble devant illustrer que l’enfance est souvent en danger mais qu’elle a la grâce et qu’elle a aussi la peau dure », disait François Truffaut l’année de la sortie de son film en 1976.


D’autant plus quand, comme moi, nous avions l’âge de certains de ces enfants en cette même année et que nos propres souvenirs recoupent pas mal d'événements montrés dans le film, quel délice encore plus précieux a posteriori que ce quinzième long métrage de Truffaut coincé entre deux œuvres plus prestigieuses, les deux superbes réussites que constituent L’Histoire d’Adèle H. et L’Homme qui aimait les femmes, une chronique de l'enfance faite de vignettes tour à tour drôles, fantaisistes, surréalistes ou émouvantes ! Sous l'égide "céleste" de trois artistes qu'il admirait, Victor Hugo, Charles Trenet et Ernst Lubitsch, Truffaut disait que - à l’instar de ce trio hautement improbable, n’ayant guère de points communs si ce n’est le talent -, « il s'agissait de faire rire, pas au détriment des enfants mais avec eux, pas même au dépens des adultes mais avec eux, d'où la recherche d'une délicate balance entre gravité et légèreté. » Outre ces trois principales inspirations, Truffaut expliquait ainsi la genèse de son film, le troisième consacré presque exclusivement aux enfants : « Le premier projet des Mistons était de faire un film à plusieurs histoires ; j'ai préféré abandonner cette idée mais je n'étais pas tout à fait content des Mistons et j'ai ensuite développé l'épisode qui a donné les Quatre cents coups. J'ai par la suite repensé souvent à cette éventualité d'un film sur les différents aspects de l'enfance, mais c'est surtout après avoir réalisé La Nuit américaine que j'ai compris que je pouvais le faire mieux que sous la forme de sketches, en entremêlant toutes les histoires et tous les personnages. La Nuit américaine avait été un petit casse-tête sur le papier en ce qui concerne la construction, mais le résultat avait été satisfaisant : j'ai pensé que je pouvais articuler mes personnages enfantins comme je l'avais fait pour mes personnages de La Nuit américaine. »


A ceux qui le critiquèrent pour avoir fait un film "gentil" ayant de ce fait totalement occulté la cruauté des enfants, Truffaut rétorquait que, et d’une c’est parce qu’il voulait que les enfants -- pour lesquels il avait principalement réalisé son film - aiment le résultat à l’écran, de deux qu'il avait toujours sincèrement cru en leur innocence, « la cruauté enfantine lorsqu’elle existe, c’est comme reflet caricatural de la cruauté des adultes », et de trois que, comme enfant ayant grandi à Paris dans le quartier de Pigalle pendant la guerre, il eut à souffrir de la cruauté des adultes, jamais de celle d'autres enfants. Et comme il aimait à le rappeler, l'amour qu’il leur porte l’a souvent amené à les montrer dans ses autres films, même quand le sujet ne les concernait pas directement. Sans réelle intrigue, le cinéaste nous fait donc vivre une année scolaire au sein de deux classes de primaire à Thiers dans le Puy-de-Dôme au milieu des seventies sous la présidence de Valéry Giscard D'Estaing. Le fait de faire jouer avec force improvisation des enfants amateurs - et même si leur jeu laisse pour certains parfois à désirer, notamment la jeune Sylvie laissée seule dans son appartement et criant sans conviction dans le porte-voix de son père inspecteur de police qu’elle meure de faim - apporte encore plus de fraîcheur, de spontanéité et d’authenticité à ce film trop souvent et injustement considéré comme mineur, ce qu’il fut par son budget dérisoire et l’absence de stars mais qui n’a pas à rougir si on le compare à d’autres films plus "adultes" du cinéaste, sa filmographie ne contenant d’ailleurs à vrai dire aucun déchet.


Bien évidemment, vu le nombre de saynètes, il paraissait fort probable qu’elles fussent inégales. Et c'est - paradoxalement - surtout en voulant une nouvelle fois profiter de l'occasion pour nous redire tout l'amour qu'il porte au cinéma et à ses salles de province, en recréant de fausses actualités Pathé diffusées en début de séance, qu’il sera le moins inspiré en intégrant une séquence pas franchement réussie et bien trop longue, la fausse histoire de l’enfant siffleur certes pleine de fantaisie mais à vrai dire pas très drôle. Seulement les petits ratés sont plutôt rares, et l'attention portée à tous les petits détails du quotidien faisant a posteriori de son film un formidable document sociologique - comme le réussissait également si bien l’un de ses autres cinéastes de prédilection, Jacques Tati, dont il n’est pas interdit de penser que Truffaut l’ait également ici pris comme source d’inspiration - permet de nous replonger avec délice dans cette époque pas si lointaine que ça mais déjà tellement différente. Quant à l’interprétation, outre tous ces acteurs amateurs embauchés dans la ville même du tournage, et pour la plupart confondants de naturel, nous retiendrons surtout chez les professionnels celle de Jean-François Stévenin, inoubliable instituteur assez progressiste et qui nous délivre un très beau message pétri d’humanité, qui nous fait venir les larmes aux yeux lors de l'avant-dernière séquence du film lorsqu’il parle à ses élèves du "drame" auquel ils viennent d’assister juste avant de les libérer pour leurs grandes vacances d’été.


En effet, la mère et la grand-mère de Julien, pour maltraitance et négligence ont été à juste titre arrêtées sous les yeux d’une foule en délire qui, si elle l’avait pu, n’aurait certainement pas été contre un lynchage - une fois encore, la cruauté glaçante et la bêtise des adultes sont ici bien plus flagrantes que celles supposées des enfants - et le jeune garçon a été emmené en famille d’accueil. L’instituteur trouvera à rester positif en expliquant à ses jeunes élèves : « La vie n’est pas facile, elle est dure, et il est important que vous appreniez à vous endurcir pour pouvoir l’affronter. Attention, je ne dis pas à vous durcir, mais à vous endurcir. Par une sorte de balance bizarre, ceux qui ont eu une jeunesse difficile sont souvent mieux armés pour affronter la vie adulte que ceux qui ont été très protégés, très aimés ; c’est une sorte de loi de compensation... » Julien, le rebelle mal éduqué, et Patrick, le timide romantique, les deux enfants auxquels Truffaut s’attache le plus tout au long de son film, pourraient être les deux facettes d’un même personnage, lui-même en fait. Tout comme le personnage interprété par Jean-François Stévenin, qui souhaiterait donner le droit de vote aux enfants, serait en toute vraisemblance son alter ego adulte, le cinéaste en profitant à travers lui pour réhabiliter l’enseignement qu’il avait un peu malmené dans son premier long métrage.


Au sein de ce patchwork expressément et librement déstructuré en raccord avec le monde spontané de l’enfance, nous finirons d’évoquer quelques moments mémorables parmi tant d'autres pour nous en souvenir plus tard en relisant cette chronique : le générique qui défile sur fond d’images des enfants qui à la sortie de l’école descendent toute la ville en courant sur le joli thème de Maurice Jaubert ; la séquence très bien montée au cours de laquelle Patrick, ne souhaitant pas être interrogé, scrute l’avancée de l’aiguille sur la grosse horloge en priant pour que la cloche sonne avant que ce ne soit son tour ; la fameuse séquence du petit enfant qui tombe du neuvième étage sans une égratignure, symbole de l’amour de Truffaut pour le cinéma, un art au sein duquel tous les miracles sont possibles ; celle du désir grandissant de Patrick pour la mère d’un de ses petits camarades qui aboutit à une méprise laissant le jeune garçon totalement dépité ; le premier baiser maladroit dans les escaliers de la colonie de vacances ; l'annonce par l'instituteur à ses élèves qu'il vient d'être papa... et innombrables autres mots d’enfants, vantardises, insolences et petites bêtises qui en font autant de petites et délicieuses vignettes.


Après avoir déjà évoqué son enfance dans Les Quatre cents coups et abordé le thème de l’éducation dans L'Enfant sauvage, Truffaut signe avec L'Argent de poche son hommage le plus sincère aux enfants en plongeant directement dans leur quotidien le plus banal et le plus trivial. Une œuvre en mode mineur - et non mineure -, lumineuse, intemporelle et universelle, faite sans mièvrerie ni démagogie, teintée de quelques petites touches sombres mais presque jamais sordides, respirant au contraire la joie de vivre, pleine d’énergie, de liberté et de vivacité, de fantaisie et d’émotion, pétrie d’humanité et de tendresse. « La vie est ainsi faite qu’on ne peut pas se passer d’aimer et d’être aimé », dira l’instituteur à ses élèves. Quelle plus naïve mais aussi plus belle conclusion pouvait-il y avoir pour cette chronique de l’enfance d’une justesse confondante ? Nous en ferons de même ici.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 1 février 2021