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Critique de film
Le film
Affiche du film

Keoma

L'histoire

Lorsque sa famille a été massacrée, Keoma, un enfant indien, est recueilli par William Shannon qui l’élève avec ses trois fils. Devenu adulte, il revient de la guerre de Sécession à laquelle il a été le seul à participer dans le camp nordiste. Le village de son enfance est ravagé par la peste et se trouve sous la botte d’un riche propriétaire, qui a notamment recruté les trois fils de son père adoptif. Keoma va se faire justice.

Analyse et critique

Alors qu’il avait débuté sa carrière de cinéaste par des westerns, Enzo G. Castellari était ensuite passé à d’autres genres, suivant en cela les tendances de la production transalpine des années 60 et 70. Au début des années 70, et après être entre autres passé par le film de guerre, il va notamment signer certains des meilleurs polars italiens, en tête desquels Un citoyen se rebelle. Son retour au western en 1976 est ainsi plutôt étonnant, d’autant que le genre est agonisant depuis plusieurs années, n’existant plus qu’au travers de parodies au mieux insignifiantes. Le projet prend naissance en 1975, sous la forme d’un sujet de Luigi Montefiori - plus connu comme acteur sous le pseudonyme de George Eastman qui va trouver en Manolo Bolognini (Django, Texas Adios) un producteur assez courageux pour financer un western sérieux à une époque où le genre n’existe plus commercialement en Italie. Le sujet séduit Enzo G. Castellari, ce qui se comprend assez facilement en voyant le film : un fil narratif solide mais suffisamment simple pour servir de support aux expériences visuelles et sonores du cinéaste et lui permettre d’appliquer au western le style qu’il mettait déjà en œuvre depuis plusieurs films dans le genre du polar.

Entre 1973 et 1976, Castellari tourne trois polars (entrecoupés par les oubliables Cipolla Colt, un western parodique, et La Grande débandade, une comédie) : Le Témoin à abattre, Un citoyen se rebelle et Big Racket. Cette séquence se caractérise par une nette évolution formelle. Si le premier film colle au récit et voit le réalisateur appliquer les recettes de French Connection, il va petit à petit développer son audace et sa créativité. L’évolution est déjà sensible dans le second film, notamment pour son impressionnante conclusion, où Castellari trouve un remarquable point d’équilibre entre le récit, les exigences du genre et son inventivité. Le troisième film, Big Racket, va, quant à lui, représenter un basculement complet où la forme, qui se concrétise dans les séquences d’action et des images chocs, va complètement prendre le pas sur le fond, transformant presque l’œuvre en une expérience sensorielle : on ne voit pas, ou presque pas, une histoire, mais plutôt une série d’images et de scènes marquantes. Tourné la même année, Keoma semble être l’application directe de ce modèle, comme si Castellari voulait appliquer le résultat de trois années de réflexions dans le monde du polar au western. Le cinéaste pousse au maximum les curseurs du style qu’il a développé, offrant cent minutes de gunfights chorégraphiés, de plans extrêmement travaillés qui marquent la rétine. Il ne faut pourtant pas imaginer un film incompréhensible. La ligne narrative de Keoma est très claire, exprimée de manière simple et explicite, mais elle laisse le maximum de place au travail visuel de Castellari.


Si le travail esthétique de Castellari, à situer comme une sorte de chaînon manquant entre Sam Peckinpah et John Woo, est d’une précision remarquable, la construction du scénario de Keoma fut bien plus chaotique. Le travail de Montefiori fut modifié de nombreuses fois, jusqu’à ajouter un personnage à deux jours du tournage lorsque Castellari apprend que Woody Strode se trouve en Italie, disponible pour tourner. Les suggestions régulières des comédiens durant le tournage entraîneront encore de nombreuses modifications pour une histoire qui, malgré toutes ces retouches, reste parfaitement limpide. Ce récit de pistolero solitaire est très classique et rappelle nettement le cinéma de Sergio Corbucci, notamment Django et Le Grand Silence, avec une touche de nihilisme en moins. L’originalité provient de touches allégoriques, incarnées par la vieille dame, dont on comprend par la mise en scène de Castellari qu’elle n’apparaît probablement qu’aux yeux de Keoma. Un sentiment étrange en découle, celui d’un monde de fantômes, prolongé par le traitement des flash-back qui ne sont pas distingués du temps du récit, Keoma se voyant lui-même enfant. Castellari fait revivre un temps passé dans son récit, comme il fait revivre l’âge d’or du western italien par son film. Avec la présence du charismatique et attachant Woody Strode, il fait également revivre le western américain, comme une lointaine et définitive synthèse des deux mondes, dans un hommage assumé au maître John Ford dont il était un admirateur assumé.

Si Castellari pousse son film au maximum vers l’exercice de style, il fait également de son héros une pure figure iconique. Son acteur fétiche, Franco Nero, y aura rarement été aussi marquant. Barbu et chevelu, il incarne sans équivoque une figure christique, dont l’image est renforcée par l’inoubliable séquence de crucifixion à la fin du film. Keoma le personnage est le dernier prophète du western italien, qui va s’éteindre après lui malgré le succès public. Après coup, Castellari s’étonnera d’ailleurs de ne pas avoir relancé le genre : « Keoma fut tourné à une époque où plus personne ne réalisait ce genre de film. Ce fut un très grand succès ici en Italie et tout le monde a cru en une sorte de renaissance du spaghetti-western et que c’était une nouvelle façon de réaliser un tel film. Je crois qu’il y a eu trois ou quatre westerns italiens après mon Keoma mais aucun d’entre eux n’a eu un grand succès au box-office, je ne sais pas pourquoi. » (1) La situation paraît pourtant évidente : que faire après un tel film, comment aller plus loin pour faire vivre le genre ? Le défi paraît insurmontable, sinon offrir une suite au film. L’idée hante toujours les sites spécialisés, qui nous annoncent depuis longtemps un Keoma Rises au casting luxueux. Un rêve surement voué à ne jamais se concrétiser. Tant mieux, voilà qui romprait certainement le charme.

(1) Enzo G. Castellari, « Ciné-Zine-Zone », n°74

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 13 octobre 2022