Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Katie Tippel

(Keetje Tippel)

L'histoire

Débarquée avec sa famille à Amsterdam en 1881, Katie Tippel (Monique Van de Ven) se retrouve vite contrainte à vendre son corps pour sa subsistance et celle de sa famille.  Son existence prend un tour nouveau quand elle devient la muse d’un peintre et la compagne du meilleur ami de celui-ci (Rutger Hauer). De fil en aiguille, cette petite fille née dans la dèche fait ses premiers pas dans la haute société.

Analyse et critique

Plus gros budget pour un film hollandais à l’époque de son tournage, Katie Tippel fut pourtant réalisé suite à un retrait de fonds de son producteur Rob Houwer pour une somme moindre que celle initialement envisagée en vue d’une fresque retraçant les débuts du socialisme européen. Cette ambition disparaîtra avec le cachet adéquat à de vraies scènes de foule. Il y a parfois incongruité à discuter de ces questions de bourse avant toutes autres. Elle se fait moins sentir au sujet d’un cinéaste chez qui - comme chez Bunuel - l’on sait toujours de quelles mains à quelles autres circule la monnaie. Le film adapte la biographie de Neel Doof, relatant à la cinquantaine son ascension sociale, du lumpen-prolétariat à une situation en vue dans les cercles bruxellois, relatant son passage par la prostitution puis ses liens avec des figures néerlandaises de la contestation. De ses mémoires (écrites en français et qui la firent pressentir pour le Nobel de littérature), il tente de tirer un arc romanesque infléchi entre exode rural, misère du capitalisme sauvage et prise en forme d’un mouvement de gauche mis en plume (et images, comme un peintre viendra le rappeler) dans des cercles éduqués. Or là où les textes tardifs d’un autre écrivain de race (Roelzema pour Soldier of Orange) se prêteront à condensation et fluidité, ceux de Doff résistent plus à l’exercice.

Le film s’ouvre sur un trajet en mer, nous menant avec une famille migrante en territoire hollandais, où l’héroïne contrainte de vendre son corps pour sa survie (Tippel en néerlandais signifie « tapineuse »), assumera finalement une situation de demi-mondaine parmi des révolutionnaires de salon. De rencontres malencontreuses en flatteries propices à la déception, elle se trace une voie dans un univers phallocrate, dominé par la bourgeoisie industrielle et sa caste de banquiers, grâce à sa beauté d’abord, en acceptant de rompre avec sa classe finalement - quand il lui faudra dénoncer de petites commerçantes non-solvables pour le compte de son compagnon. Quand celui-ci renoncera à la primauté de leur couple pour un beau mariage, elle fera le sien en compagnie d’un second choix. En un peu plus d’une heure et demie, c’est un tableau apocalyptique du XIXème siècle finissant qui se déroule nos yeux. Un constat pré-marxiste, proche de Tess de Polanski, ce chef-d’œuvre absolu... si le personnage de Thomas Hardy avait connu le destin d’une peu orthodoxe Cendrillon.

A une manifestation près, vite écrasée par la répression policière qui plus est (1), Katie Tippel n’évoque cependant pas réellement les mouvements sociaux qui naîtront de ce bourbier. Le film tendrait au contraire à défendre l’idée qu’il n’y a pas chez les défavorisés de solidarité possible. Collant aux guêtres d’une jeune femme qui acquerra dans une lutte pour sa survie des mécanismes propices à l’arrivisme, il décrit un univers de misère noire où, abrutis par la pauvreté, ceux-ci s’enfoncent, au sens propre, entre eux (on ne compte plus les images de noyade et ravalement de façades), tandis que les favorisés, s’ils prétendent à une belle âme, le font par tartufferie. Un monde où ceux qui sont nés avec une cuiller en argent dans la bouche tirent les traits d’un noble prolétariat en lutte (« Ils ont faim, c’est tout », rétorquera Katie munie de son gros bon sens)... quand les concernées entonnent des airs royalistes dans leur teinturerie sous-payée. S’il n’est pas le plus brutal des films hollandais du cinéaste, il s’agit du plus cynique et désespéré. L’horizon de cette success-story en trompe l’œil paraît si bouché qu’on peut se demander si un tel enfoncement sert encore ses exploités.

D’une tenue formelle indéniable (visuellement, parmi ce qu’il a fait de plus frappant aux Pays-Bas), le film marque dans son propos les limites du « système-Verhoeven » s’il fallait en trouver un. L’exploitation de classes qu’il entreprend de décrire tient entièrement dans l’équation avec une exploitation des corps. L’esclavage sexuel donne certes une image « pure » de la domination, mais à un prix de taille : dans quelle mesure la mise en scène participe-t-elle elle-même de cette mise à profit ? Verhoeven semble lui-même le voir, lui qui fait de son peintre dans des plans d’apparition un éventuel Jack l’Eventreur (2), ou qui fait émerger dans un motif plus que douteux, l’attribut d’un violeur en ombres chinoises dans un spectacle que Katie donnait de ses mains. Katie Tippel est le seul film du cinéaste où son érotomanie coutumière dessert clairement son geste artistique. Plus sa beauté frappe (de fait le film, séduisant même à la révision, demande un temps avant de mettre le doigt sur le malaise qu’il génère), plus celle-ci participe d’une violence dont le spectateur a malgré lui dû se faire complice.

Pas la plus controversée de ses œuvres, elle est pourtant celle qui insidieusement entérine ce que serait le discours d’un « Hollandais Violent du pauvre » (entendu que les autres, malgré des degrés de réussite divers, offrent toutes un écrin accueillant sans faire dans la dentelle leurs propres nuances, parfois un humanisme d’autant plus fort qu’il est inattendu) : sexualité-prostitution, mise en spectacle-humiliation, humanité-vermine... Il n’est pas anodin au sujet de Verhoeven que cet épanchement de misanthropie s’accomplisse dans un film plus paisible qu’à l’accoutumée. C’est bien connu, qui veut faire l’ange fait la bête. En poussant d’un cran la dureté et la distanciation, il aurait pu atteindre une qualité brechtienne que l’on sent poindre parfois (la scène de cabaret). Ici le souriant minois de Monique Van de Ven, sa douceur surprise, ses froufrous et son ombrelle colorée participent d’une monstruosité que la mise en scène ramène clairement dans sa dernière apparition, quand elle aspire d’un baiser le sang du fiancé blessé, à une forme de vampirisme. Fraîcheur perdue de celle qui auparavant tirait la langue et refusait de faire le dos rond. Mue carnassière blessant ceux qui ont admiré son indocilité. Dans une première mouture du scénario, le film, qui se termine en l’état par un hommage à « l’esprit indomptable » de son auteure, devait se clore sur celle-ci fermant précisément ses volets de grande dame à la foule de mendiants déambulant sous sa fenêtre. Ce surplus de didactisme lui fait en l’état défaut pour que réellement il rende justice à la classe de ceux que toujours l’on trahit.


(1) Sans mentionner la fuite à l’arrière-garde des deux meneurs éclairés avant la débandade.
(2) Dans le cycle d’abominations de sa Vénus Noire, Kechiche fait lui aussi apparaître un peintre, sauvant non sans une certaine hypocrisie ce « regard esthète » (comprendre le sien) de sa dénonciation du voyeurisme. Le mauvais goût sarcastique de Verhoeven a le mérite d’être plus honnête quant à sa propre participation au rituel.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean-Gavril Sluka - le 2 décembre 2013