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Critique de film
Le film
Affiche du film

Jardins de pierre

(Gardens of Stone)

L'histoire

Cimetière d'Arlington, Virginie, 1969. Un soldat est mis en terre avec les honneurs, sous les yeux éplorés de sa jeune veuve et de ses proches. Flash-back : un an plus tôt, le jeune Jack Willow (D.B. Sweeney) est affecté au 3e régiment d'infanterie d'Arlington, qui s'occupe des cérémonies officielles de l'Armée américaine, notamment l'hommage aux morts. Il sert sous les ordres du sergent Clell Hazard (James Caan), un homme bon, vétéran de la Corée, qui devient pour le jeune homme une sorte de père spirituel. Willow espère être envoyé au Vietnam, pour servir son pays. Hazard, quant à lui, aimerait former les jeunes recrues au combat, dans une autre unité. En attendant, les deux hommes tentent de mener tant bien que mal une vie de couple, Willow avec sa fiancée Rachel (Mary Stuart Masterson), Hazard avec sa voisine Samantha Davis (Angelica Huston), une journaliste du Washington Post, opposée à la guerre.

Analyse et critique

Jardins de pierre est sans doute le film le plus classique de Francis Ford Coppola, loin du style exacerbé de ses projets les plus audacieux comme Apocalypse Now, Coup de cœur ou Rusty James. Ce classicisme n'est pas seulement dû à la déprime du réalisateur pendant le tournage (Gian-Carlo, son fils aîné, s'est tué accidentellement en hors-bord au début de la production en mai 1986), il fait partie du projet dès le départ. Jardins de pierre se veut en effet un hommage explicite au cinéma de John Ford, avec cet amour de l'armée et cette haine de la guerre, cette vision amusée du bizutage militaire, cette insistance sur le point de vue angoissée des femmes de soldat, cette succession des générations de combattants, et bien sûr le motif du cimetière. Mais c'est précisément par ce dernier motif que le film s'éloigne discrètement de sa veine classique pour revêtir une dimension moderne, c'est-à-dire provocatrice, anti-conventionnelle : là où le cimetière chez Ford est un lieu de passage qui n'apparaît que quelques minutes à l'écran, il devient chez Coppola le lieu central, quasi exclusif. Rares sont les films, vous en conviendrez, qui se passent presque totalement dans un cimetière ! Et que ce cimetière soit celui très connu d'Arlington n'empêche pas l'étrangeté de poindre. Jardins de pierre est d'autant plus « provocateur » que le film évoque sans arrêt en off la guerre du Vietnam, à l'époque où le public est en demande de films-chocs (Platoon et Full Metal Jacket, sortis quelques mois plus tôt, ont eu beaucoup de succès). Evidemment, quand on a réalisé le film définitif sur le sujet (un certain Apocalypse Now), on n'éprouve pas le besoin de le traiter à nouveau : il faut trouver un autre angle. C'est pourquoi Coppola a apprécié le scénario de Ronald Bass, adapté d'un roman de Nicholas Proffitt. Le Vietnam est la guerre de sa génération, et c'est ici bien sûr la préoccupation principale des personnages ; mais par sa thématique profonde (le sacrifice de la jeunesse), Jardins de pierre pourrait aussi bien se passer dans l'Amérique de 1918, de 1944 ou de 2003. C'est d'ailleurs ce qui fait encore sa force aujourd'hui.

Grâce à la chaleureuse photographie de Jordan Cronenweth (Blade Runner, Peggy Sue s’est mariée), à la musique élégiaque de Carmine Coppola et au calme mélancolique de la direction d'acteurs, Jardins de pierre donne une impression ouatée, mais cette douceur, qui prend place dans un environnement sépulcral, est en réalité un contrepoint, une sorte de baume que les personnages et les spectateurs se passent pour tenter d'oublier l'horreur. C'est une impression clairement dépressive, ressentie d'autant plus par Coppola au moment du tournage de par sa tragédie personnelle. Jardins de pierre est un cocon, mais comme tout cocon il est transitoire, si ce n'est illusoire. L'hostilité est là, tout autour. C'est la bande-son, faite d'échos lointains du Vietnam, qui rappelle confusément les atrocités de la guerre. Plus tard des images télévisées viendront, par leur crudité, donner corps à ces sons terribles.

L'illusion dans laquelle vit ce petit monde clos d'Arlington est renforcée par sa fonction cérémoniale : c'est du pur théâtre, de l'artifice symbolique permanent, un rituel figé, à la fois beau et compassé ; le colonel Nelson (James Earl Jones) parle avec autodérision de Kabuki. Difficile pour ces soldats de parade d'être constamment sincères durant ces hommages répétitifs, et donc difficile pour eux de ne pas avoir mauvaise conscience. C'est pour fuir cette situation doublement déprimante (impuissance devant le nombre important de morts qui « rentrent au bercail », caractère répétitif des cérémonies) que Jack Willow veut aller au Vietnam, croyant naïvement y trouver de l'héroïsme et de l'action. Mais le jeune homme ne se rend pas compte que ce tombeau où il travaille est son tombeau. Ce lieu est une prémonition qui va se refermer sur lui : à la fin, il sera l'un de ces soldats qui reviennent entre quatre planches et à qui l'on rend les honneurs. A la fin... et au donc au début du film. Comme dans Apocalypse Now, mais sans la voix de Jim Morrison, le début nous murmure : This is the end. Le film s'ouvre là où tout finit. Cette boucle dans la construction de Jardins de pierre ne se veut pas ironique. Elle est une méditation en soi ; elle symbolise non seulement le sort des soldats du Vietnam, mais le sort de l'homme en général. La valse triste des générations. Ceux qui partent, ceux qui restent. Sauf que pendant une guerre, le relais des générations est inversé : les jeunes partent avant les vieux.

Pour autant, il ne faut pas en déduire que Jardins de pierre est un pensum. Ce film de deuil est tout imprégné de la politesse du désespoir, c'est-à-dire l'humour. Paradoxalement, compte tenu des cérémonies rigides qui parsèment le film, et peut-être à cause d'elles, jamais dans un film les militaires au repos n'ont paru aussi chaleureux, aussi tendres. Grâce aux intérieurs savamment feutrés et étroits signés Dean Tavoularis, on a souvent l'impression de voir des comédiens dans leur loge après la représentation, partagés entre fous rires et coups de blues. Et une bonne partie du film montre James Caan et James Earl Jones en civil, en compagnie de leur moitié, essayant de mener une vie normale, tant que faire se peut. A ce titre, les scènes de séduction entre James Caan et Angelica Huston, dans leur immeuble commun, sont superbes d'humour et de sensibilité. A la fin du commentaire audio de Coup de cœur, au moment de l'émouvante réconciliation du couple en crise formé par Teri Garr et Frederic Forrest, Coppola dévoile au spectateur sa vision personnelle de l'existence, sa profession de foi : « Les êtres humains, dit-il, sont des créatures merveilleuses. » Dans toutes ses composantes, Jardins de pierre témoigne de ce qui fait le prix du cinéma de Coppola : sa profonde humanité.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 16 février 2023