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Critique de film
Le film
Affiche du film

I... comme Icare

L'histoire

Le jour de sa réélection, le président Marc Jary parade, dans une décapotable, au milieu de la foule de ses partisans. Il est soudainement assassiné par un tireur posté depuis un immeuble voisin. 

Une commission d'enquête, diligentée pour enquêter sur cet assassinat, remet son rapport final concluant que l'assassin est un jeune homme d'une vingtaine d'années, Daslow, retrouvé mort dans un ascenseur d'un immeuble voisin, une balle dans la tête. 

Mais un membre de la commission, le procureur Henri Volney, s'érige contre ses conclusions officielles. Selon lui, il y a trop de trous d'ombre dans cette histoire. Il reçoit alors les pleins pouvoirs pour recommencer l'enquête. Ce qu'il va mettre en évidence dépasse tout ce qu'il avait présagé.

Analyse et critique

Dans la première moitié des années 70, Henri Verneuil avait tourné une série de films mettant en scène les aventures viriles de Jean-Paul Belmondo (Peur sur la ville, Le Casse, Le Corps de mon ennemi) et qui avaient achevé de creuser le sempiternel fossé, concernant le cinéaste, entre l’adhésion massive du public et l’inextinguible mépris de la critique. Immédiatement après ces films, Verneuil allait toutefois tourner deux œuvres qui, si elles ne suscitèrent pas d’enthousiasme critique démesuré, eurent au moins le mérite de surprendre ceux pour qui le cinéaste n’était qu’un faiseur opportuniste : avec I… comme Icare puis, deux ans plus tard, avec Mille milliards de dollars, Henri Verneuil révélait en quelque sorte à ses contempteurs qu’il était capable de porter un regard aigu sur son époque, voire de développer une pensée politique (1). Evidemment, avec un certain recul historique, on mesure plus sereinement aujourd’hui l’apport essentiel d’Henri Verneuil à l’histoire du cinéma populaire français, et derrière les apparentes virevoltes (de Fernandel à Belmondo, de Des gens sans importance à Mayrig…) on évalue mieux la tenue globale de sa filmographie ; néanmoins, il convient d’accorder une importance particulière à cette « duologie » politico-économique, qui constitue dans l’œuvre de Verneuil une sorte de sommet de maturité et d’efficacité.

On a parfois dit de Verneuil qu’il était « le plus américain des cinéastes français » ; évidemment, dans la bouche ou sous la plume de ceux qui employaient l’expression, ceci était en général tout à fait péjoratif, mais pour peu qu’on considère sans a priori l’assertion, il s’y trouve probablement du vrai : capable d’œuvrer d’un registre à un autre, de se placer au service des vedettes les plus populaires de son temps, et sans cesse préoccupé par des questions d’efficacité ou de lisibilité, Verneuil n’avait pas vocation à être considéré comme un "auteur" (et ce n’en était d’ailleurs pas spécialement un) mais il savait comme peu de cinéastes français deviner les attentes du public et les honorer tout en conservant un haut degré d’exigence, notamment technique. D’une certaine manière, I… comme Icare est « le plus américain » des films du « plus américain des cinéastes français », et cela en fait une des réussites les plus singulières de l’histoire du cinéma populaire français !

L’ "américanité" d’I… comme Icare vient, en premier lieu, de la manière dont, dès sa séquence initiale, le film fait ouvertement référence à l’un des événements les plus traumatisants de l’histoire américaine du XXème siècle : l’assassinat, en pleine rue à Dallas, du Président John Fitzgerald Kennedy. Si cet événement a si substantiellement marqué l’imaginaire collectif américain, c’est notamment parce qu’il avait été filmé, et l’historien et analyste Jean-Baptiste Thoret a consacré un ouvrage théorique indispensable aux 26 secondes (2) du film d’Abraham Zapruder et à la manière dont ces photogrammes imprimant l’image d’un Président fauché par une balle n’auront cessé de résonner dans la culture populaire, principalement audiovisuelle. Durant les années 70, se développera ainsi aux Etats-Unis un cinéma de la paranoïa et de la manipulation, mettant en scène des figures narratives (l’enregistrement amateur à décortiquer, l’enquête à mener seul contre tous, le complot à révéler…) ou visuelles (le sniper isolé, l’assassinat durant un bain de foule, l’isolement de l’individu dans un milieu urbain aliénant…) directement héritées de cet événement réel, et dont À cause d'un assassinat (Alan J. Pakula – 1974), Conversation secrète (Francis Ford Coppola– 1974),  Les Trois jours du condor (Sydney Pollack – 1975) ou Blow Out (Brian De Palma – 1981) constituent les plus fameux titres.

Particulièrement inspiré par l’esthétique urbaine froide d’À cause d'un assassinat en particulier, Henri Verneuil installe sa caméra dans la toute nouvelle ville de Cergy-Pontoise en exploitant les ressources esthétiques de ces immeubles de verre et d’acier, de ces esplanades trop grandes et de ces bureaux perchés au énième étage d’un gratte-ciel. Tout au long du film, le cinéaste compose des cadres dans lesquels des lignes verticales cloisonnent les personnages, contribuant à la sensation d’étouffement ou de suspense qui sourd durant le film, comme par exemple lors de la séquence mettant en scène Bellony (Jean Lescot) dans une cabine téléphonique .


Il induit enfin dans sa mise en scène l’idée de la multiplicité des regards, et des prismes intermédiaires qui contribuent à déformer la réalité : outre ces plans sans point de vue clair qui donnent l’impression que le personnage de Volnay est constamment regardé par une entité omnisciente, on ne compte plus dans le film les plans dans lesquels des écrans apparaissent à l’intérieur du cadre, jusqu’à cette coquetterie de maniériste (3) qu’est le « split diopter shot » (ci-dessous, en haut à droite), plan avec dioptre à foyer partagé par lequel l’écran est partagé entre deux zones de profondeurs de champ différentes apparaissant toutes deux nettes à l’écran, et qui contribue à générer une sensation de malaise pour le spectateur (Mille milliards de dollars en contiendra également quelques très réussis).


L’influence américaine dans I… comme Icare provient, en second lieu, des travaux menés par un psychologue social du nom de Stanley Milgram, durant les années 60, à l’Université Yale, et notamment de l’expérience portant son nom et mettant en évidence les processus de soumission à l’autorité. Pendant 22 minutes à partir du centre du film, la reconstitution méticuleuse de l’expérience, opérée d’une façon à la fois angoissante et tout à fait pédagogue, en constitue simultanément une sorte de point d’orgue (tant la séquence est éprouvante) et une sorte de digression, voire de diversion, dans la mesure où ce qui en ressort ne nourrit en réalité pas vraiment l’enquête en elle-même, mais vient illustrer une considération beaucoup plus générale, plus abstraite et même plus symbolique : en dévoilant par l’exemple comment les individus (y compris ceux a priori les plus éveillés, comme le procureur) sont si aisément manipulables, la séquence invite à opérer la distinction entre ce que l’on peut voir et ce que l’on nous fait voir, et le cheminement du procureur Volney, associé donc à Icare, est in fine celui visant à s’approcher du soleil, donc de la lumière, pour « mieux voir », quitte à se brûler les ailes, c’est-à-dire de mourir d’avoir pris connaissance de ce qu’il n’était pas censé voir – avant lui, déjà, le journaliste Rosenko, trop curieux, avait été tué d’une balle dans l’œil…  

Il y a, dans le cheminement de cette enquête qui révèle tant mais s’achève avant d’avoir livré tous ses secrets, quelque chose de très stimulant, d’autant que le film est parsemé d’indices ou de clins d’œil aux événements réels auxquels il fait référence : Daslow est l’anagramme d’Oswald (assassin officiel du Président Kennedy) tandis que l’Université où se déroule l’expérience est celle de Laye, anagramme de Yale… Mais ce palpitant côté « jeu de piste » (4), en requérant une vigilance accrue chez le spectateur, contribue à mettre en évidence quelques-unes des plus impardonnables faiblesses du film, qu’on aurait plus volontiers toléré si la question de la manipulation (en particulier des images) n’était pas à ce point centrale dans le film : à titre d’exemple, comment justifier que les prises de vue amateurs de Sanio (l’équivalent des « 26 secondes de Zapruder » dans le film), censées avoir été capturées dans le feu de l’action et restituées telles qu’elles à la commission d’enquête, soient montées, avec notamment l’insert d’un gros plan sur le président Jary recevant la balle ?

De même, on pourrait, à tête reposée, questionner le pourquoi du comment de certaines séquences, dont l’intérêt dans le déroulé de l’enquête ou la vocation en termes d’intentions narratives ne sont décidément pas claires ; mais on en reviendrait alors à notre toute première considération : au réalisme absolu, Verneuil préférait clairement le dynamisme, et à la rigueur ou à la précision, il privilégiait l’efficacité. I… comme Icare est ainsi un film qui n’invite pas spécialement à l’analyse rétrospective et s’offre dans un mouvement franc, direct, conscient de la force d’impact de certains de ses effets (l’assise méticuleuse d'Yves Montand, la musique d'Ennio Morricone, la fin puissante…). A tous ces égards et pour ces raisons, cela demeure une formidable réussite.

(1) Après Mille milliards de dollars, le journal L’Humanité, railleur, se demanda si le cinéaste, catalogué jusqu’alors à droite, n’avait pas « sans prévenir pris sa carte du Parti ».
(2) 26 secondes : l’Amérique éclaboussée, éd. Rouge Profond, 2003
(3) Brian de Palma est un utilisateur régulier du procédé, dont on peut faire remonter l’origine aux années 40, avec des utilisations chez Delmer Daves (Dark Passage) ou Joseph Lewis (My name is Julia Ross). Il est parfois difficile de le distinguer des trucages optiques par transparence (avec donc des plans ayant nécessité des prises de vue distinctes) que l’on trouve parfois dans des films encore plus anciens.
(4) Si on cédait au plaisir de la formule provocante, on dirait qu’un peu à l’instar du Capricorn One de Peter Hyams, I… comme Icare est un film dont la remarquable efficacité (qui se fait au détriment, disons, d’une forme de nuance ou de pensée complexe) donnerait presque envie de devenir complotiste.

            

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 11 août 2022