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Critique de film
Le film
Affiche du film

Good Times, Wonderful Times

L'histoire

Un cocktail mondain à Londres. Alors que les convives font preuve d'une suffisance infinie et pérorent sur les drames du monde, des images viennent fracasser cette frivolité pour redonner du sens et de la chair à ce qui n'est plus pour eux qu'un vague bruissement du monde, alors que celui ci est en feu.

Analyse et critique

Après Come Back, Africa, Lionel Rogosin ne repasse plus derrière la caméra avant 1966, année où il signe deux courts métrages et cet ironique Good Times, Wonderful Times. S'il peine à trouver des financements pour de nouveaux projets cinématographiques, il n'en reste pas moins très actif. Il monte en 1960 avec quelques amis une salle de cinéma (le Bleeker Street Cinema), dédiée aux films de répertoire et au cinéma indépendant, qu'il dirigera jusqu'en 1974. Il fonde également Impact Films en 1966 (elle fermera en 1978), une société de distribution dont l'objectif est de diffuser des documentaires contestataires et militants. Rogosin comprend très tôt qu'il lui est impossible de faire le cinéma dont il rêve dans l'industrie classique. Il se pose ainsi comme l'un des tous premiers cinéastes indépendants américains. Cette position lui interdira de monter deux grands projets qui lui tenaient particulièrement à cœur, l'un sur Gauguin, l'autre sur la vie des Indiens Navajos dans l'Amérique contemporaine, mais lui aura assuré une entière liberté artistique.


En 1961, Lionel Rogosin part vivre en Israël où il milite activement pour qu'un juste compromis soit trouvé avec les Palestiniens. Constatant que ce combat est sans issue, il regagne les Etats-Unis en 1964. Aux Etats-Unis, il n'y a pas encore de mouvement pour la paix, or Rogosin est effondré par les premiers bombardements opérés au Vietnam par les troupes américaines qui succèdent à une longue liste de luttes coloniales qui ont marqué les dernières décennies. Il décide de se rendre en Angleterre pour tourner un film pacifiste, Good Times, Wonderful Times, une réaction à chaud à la guerre du Vietnam mais aussi à toute cette période de l'après-guerre qui a vu les conflits se multiplier, en Corée, en Indochine française…

L'idée du film lui vient d'une pièce de théâtre, O ! What a Lovely War (d'après Charles Chilton) qu'il découvre à Londres dans une mise en scène de Joan Littlewood. Celle-ci dénonce les atrocités de la Guerre 14/18 en utilisant comme dispositif scénique des insertions de documents qui viennent apporter des données factuelles sur le conflit. Lionel Rogosin passe trois mois à chercher dans les agences publicitaires et dans les cercles d’artistes des personnes superficielles et distinguées pour incarner les convives du cocktail londonien. Le résultat à l’écran est fascinant et tous sont absolument criants de vérité, ces membres de la bourgeoisie de droite londonienne étant tellement sûrs d’eux, de leur culture et de leur bon goût, qu’ils se lâchent complètement au moment du tournage. Rogosin a juste à enregistrer, l’alcool aidant, leurs considérations philosophiques, politiques et sociales ineptes. Mais son principal travail de préparation consiste à accumuler d'innombrables images d'archives, d'extraits de films et de photographies. Il oeuvre pendant plus de deux ans avec ses collaborateurs pour rassembler ces documents, parcourant les archives d'une dizaine de cinémathèques réparties dans le monde ou négociant avec les autorités de différents pays (Japon, Hongrie, U.R.S.S., Pologne, Israël...). Il accumule ainsi une série de séquences qui vont agir comme une réaction en chaîne, chaque preuve de l'horreur humaine en entraînant une nouvelle et l'ensemble brossant le portrait terrifiant d'une humanité infernale.

Cette volonté de témoigner des horreurs de la guerre ne passe pas par un discours didactique, un analyse historique, mais par un maelström d'images qui agissent sur les sentiments profonds du spectateur. Le film s'ouvre sur une soirée mondaine à Londres. Rogosin enregistre les commentaires légers et déconnectés de la réalité des convives. Puis il saisit une phrase au vol et pulvérise le ton anodin du discours par la réalité brute des faits, insérant violemment des images de bombardements et de blessés. Le film va ainsi se construire par une série d'images de l'horreur qui viennent parasiter les discours frivoles. Aux rires des convives se succèdent des images de désastre. Face à des images de Nagasaki, Hiroshima ou des camps d'extermination, une sentence comme « La guerre naît de la vie, est inévitable » ou « Si vous éliminez la guerre, vous éliminez la vie » deviennent d'une insoutenable vulgarité. Ailleurs, Rogosin montre des soldats partant au front pendant la Première Guerre mondiale, les bourgeois les encourageant en chantant des airs guerriers et patriotiques. On les retrouve mutilés, crevant dans les tranchés. Quarante ans plus tard, Rogosin va filmer dans une maison de retraite de Chelsea une poignée de généraux croulants sous leurs médailles qui parlent de ces « Good Times, Wonderful Times » que fut la Première Guerre mondiale... Rogosin joue aussi sur un effet domino du montage. Il lie ainsi des évènements mondiaux, dessinant un portrait du XXème siècle depuis le premier conflit mondial jusqu'à la Guerre Froide en passant par le nazisme, point de bascule du XXème siècle. Les images de foules en délire saluant Hitler restent comme le contrepoint parfait à ce petit monde inconscient qui danse et boit sur les ruines du monde.

Si le dispositif de Good Times, Wonderful Times est artificiel et peut paraître caricatural de prime abord, la puissance et la virtuosité du montage des images et des sons (la bande sonore brille par un grand art du contrepoint, une utilisation magistrale du silence ou des dissonances) font que le film est d'une incroyable force, qu'il nous remue, nous bouleverse et nous oblige à nous sentir partie prenante de ce XXème siècle de toutes les horreurs. Il nous pousse à abandonner notre position de témoins soi-disant impuissants des désastres du monde pour nous placer devant nos responsabilités.

Quelques mois après que le montage est achevé, les Etats-Unis entrent officiellement en guerre au Vietnam. Good Times, Wonderful Times, qui ne trouve pas le chemin des salles et n'est pas diffusé à la télévision, est cependant énormément montré sur les campus universitaires américains. Plus d’un million d’étudiants sont ainsi en mesure de découvrir cette œuvre qui participe, à sa mesure, à la prise de parole par les opposants à la guerre du Vietnam et à l’escalade atomique.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Portrait de Lionel Rogosin

Come Back Africa

On the Bowery

Par Olivier Bitoun - le 25 mars 2010