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Critique de film
Le film
Affiche du film

Gonza le lancier

(Yari no Gonza)

L'histoire

Gonza, lancier de renom, affronte Bannojo, un membre de son clan, pour avoir l’honneur d’accomplir la cérémonie du thé célébrant la naissance d’un héritier de leur seigneur. Pour voir les rouleaux sacrés détaillant les secrets de la cérémonie, Gonza promet d’épouser la fille de la famille qui les possède, bien qu’il soit déjà fiancé à une autre. Alors qu’il étudie les rouleaux avec Osai, la mère de la maison, Bannojo les espionne puis court proclamer dans toute la ville qu’ils ont commis un adultère…

Analyse et critique

Gonza, le lancier est l'une des dernières réalisations de Masahiro Shinoda, cinéaste phare de la Nouvelle Vague japonaise. Le film, produit par la Shochiku, s’inscrit dans l’ultime sursaut du système studio japonais qui voit les grandes compagnies financer quelques grandes fresques historiques dirigées par les maîtres reconnus. Hideo Gosha signe à la même période sa série de films autour du monde des geishas, à ce moment-là pour la Toei, un Shohei Imamura réalise Zegen, le seigneur des bordels (1987) également pour la Toei, et donc Masahiro Shinoda fidèle à la Shochiku pour lesquels il réalisa des fleurons tels que Fleur pâle (1964) ou La guerre des espions (1965).


Gonza, le lancier est la seconde adaptation d’une pièce de Chikamatsu Monzaemon par Shinoda après Double suicide à Amijima (1969). Ce dramaturge du 17e siècle est considéré comme le Shakespeare japonais et, en effet, le film mêle habilement des accents de tragédie à la cruauté d’une réalité historique. L’histoire se déroule en pleine ère Edo (1600-1868) dans le Japon féodal dominé par la dynastie Tokugawa. Quand les films ayant pour cadre l’ère Meiji (1868-1912) témoignent souvent d’une forme de nostalgie pour un Japon traditionnel avec l’ouverture à l’extérieur du pays, ceux choisissant l’ère Edo peuvent exprimer un message bien plus critique, à la manière de Harakiri (1962) et Rébellion (1967) de Masaki Kobayashi. Période de paix où tous les clans s’étaient partagé le pouvoir, l’ère Edo fût paradoxalement celle d’un des gouvernements les plus autoritaires de l’histoire du Japon. La figure du samouraï perd de sa superbe, les conflits guerriers durant lesquels il pouvait s’illustrer et monter en grade son révolus, mais le pouvoir maintien une forme de code d’honneur et d’un ensemble de règles auxquels il doit se soumettre. Un dialogue lors d’une réunion de samouraï exprime bien cette situation, lorsqu’ils s’amusent du fait que certains guerriers oublient parfois leur sabre lors de leurs pérégrinations. Ce statut de samouraï n’est désormais plus qu’un apparat au service du pouvoir mais dont la nature guerrière est inutile. Pour se faire remarquer et gagner du galon, il faut donc faire montre d’autres aptitudes, entre stratégie, manipulation et sournoiserie.


La première partie du film fonctionne ainsi dans un jeu de faux-semblants entre Gonza (Hiromi Gô) et Bannojo (Shohei Hino), et l’impact de leur rivalité dans la quête d’une promotion sur leur entourage. Le froid pragmatisme et l’ambition des hommes se mêlent à la passion des femmes, ces dernières étant tout autant capables de bassesses pour parvenir à leur fin. L’amour fou de la jeune Oyuki (Misako Tanaka) pour Gonza semble forcer la possibilité de fiançailles, alors qu’elle est la sœur de Bannojo. Osai (Shima Iwashita), convoitée par Bannojo mais amoureuse de Gonza, va chercher le rapprochement par « procuration » avec lui en le fiançant à sa fille. L’enjeu repose sur une pure figure d’apparat avec la réussite de l’exécution d’une cérémonie de thé devant être effectué par Gonza ou Bannojo, et dont seule Osai peut livrer les arcanes – la moindre erreur étant synonyme de déshonneur et déchéance. Les aptitudes guerrières sont désormais un élément parmi d’autres de mettre en lumière sa prestance, de propager une réputation (les comptines glorieuses chantées par les jeunes filles célébrant Gonza) et de s’attirer les faveurs féminines. Masahiro Shinoda n’a de cesse au début du film d’exalter cette virilité toute puissante avec la course de cheval entre Gonza et Bannojo, les exercices au sabre de Gonza magnifiés par sa gestuelle parfaite et embellis par la photo de Takeji Sano. Mais en ne servant que des objectifs et des manœuvres mesquines, cette prestance semble comme dévitalisée, sans but noble.


La chute des deux rivaux tient d’ailleurs de façon croisée de cette obsession ou frustration de leur image. Gonza trahit son engagement de fiançailles initial (tout en ayant déjà couché avec Oyuki)  pour accéder aux secrets du rite de la cérémonie de thé, Bannojo discrédite son adversaire avec lâcheté, autant par jalousie amoureuse que par visée carriériste. Les nobles samouraïs s’avèrent de petits hommes, et tout le travail de Shinoda est justement d’illustrer cette dichotomie entre la grandeur du paraître et la laideur du réel. Le réalisateur oppose, alterne et divise parfois dans la même image les entrées des maisons où s’effectue la présentation de l’ambitieux venu quémander, les discussions intérieures par lesquelles les vérités se disent et les pactes se font, puis les sorties à la dérobée où l’on emporte avec soi le secret des alliances. Dans ces mouvements s’entremêlent les amours interdites ou leurs espérances, et les intrigues de pouvoir, l’importance de chacune variant selon son sexe et statut social.


Tout cela captive jusqu’à un rebondissement à mi-film qui bouleverse tous les équilibres, et qui introduit une autre hypocrisie, celle du code d’honneur imposé par le pouvoir. Alors que ce code appelle à châtier un couple « adultère », ce même couple quitte les espaces clos et vide qui exprimaient ambition et désirs cachés pour enfin se mêler à la vraie vie grouillante du peuple. Masahiro Shinoda éblouit alors d’autant plus par les vues majestueuses de Kyoto, des panoramas naturels somptueux qui, en laissant se déployer l’existence véritable, en donne aussi le goût au couple en fuite Gonza/Osai. La fuite en avant suicidaire et encore soumise au code d’honneur (en particulier pour Gonza incapable de s’en détacher) s’estompe pour faire naître un désir d’amour pur et sans artifices, la réalité va les rattraper. L’attitude même de l’époux bafoué (Hideji Otaki) semble comme forcée dans sa volonté vengeresse. Shinoda souligne plusieurs fois, par le jeu las de l’acteur et certaines situations (le regard sur une fillette en pleurs lui faisant penser à la sienne) que les évènements constituent un pantonyme dont les personnages sont les marionnettes et dont ils ne peuvent déroger. La glaçante scène finale voyant les enfants, dépourvus de toute leur spontanéité initiale, effectuer robotiquement ce que les adultes ont manqué (la cérémonie de thé) marque le prolongement de ce monde déshumanisé et codifié.


En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 26 février 2024