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Critique de film
Le film
Affiche du film

Fin août à l'hôtel Ozone

(Konec srpna v Hotelu Ozon)

L'histoire

Un demi-siècle après un apocalypse nucléaire, un groupe de jeunes femmes, menées par une matriarche du nom de Martha (Jitka Horejsi) survivent dans la steppe en se nourrissant de ce qu’elles chassent (où dynamitent en guise de pêche). Elles vont rencontrer le dernier homme (Ondrej Jariabek pour le corps, Vladimír Hlavatý pour la voix) - en fin de compte, pas la meilleure des nouvelles pour lui.

Analyse et critique

« À Pesaro, on m’a accusé d’être cruel, d’avoir tué un chien, une vache ; en même temps, personne n’a semblé être dérangé par le fait que le film considère la possibilité d’un meurtre de masse qui pourrait frapper l’humanité entière. La manière dont vivent les filles du film a choqué, mais personne n’a songé aux horreurs qui avaient précédé et qui entouraient les personnages. C’est à croire que les gens ne veulent pas voir de variations sur ce qui pourrait réellement advenir. Cela ne les gêne pas de lire des descriptions de massacres les plus horribles dans les journaux - en sirotant leur bière ; mais attention à vous si vous tuez un chien à l’écran et que vous leur donnez à voir. (…) C’était notre but de susciter une réaction chez le spectateur, de le choquer. Quand j’y pense à présent, c’était peut-être un peu mesquin. Pourquoi ? Parce qu’au final, c’était plus simple de faire un film sur l’atrocité d’une Troisième Guerre mondiale que sur les atrocités réelles qui nous entourent. »
Jan Schmidt (1)

Si le cinéma français a peut-être un peu abandonné la science-fiction depuis Méliès, il n’en est rien du tchèque. Ce genre, comme la plupart de ceux le plus liés à l’imaginaire assumé, a une assise dans la culture tchécoslovaque - en témoigne, d’une façon qu’on peut même considérer cliché, le R.U.R. de Capek auquel on doit le terme de « robot ». Le cinéma tchèque a toutefois ceci de commun avec le français : son pan commercial n’a jamais été le plus glorieux. Tous les oublis et omissions ne sont pas injustes au même degré : il y a une raison si plus de spectateurs francophones ont vu ou entendu parler des Amours d’une blonde que de Qui veut tuer Jessie ? (film loin d’être catastrophique au demeurant). Fin août à l’hôtel Ozone s’inscrit dans une tentative assumée au cours des années 1960 de faire en Tchécoslovaquie un cinéma qui soit à la fois populaire et intellectuel, qui allie une forme de spectacle avec l’exploration de grands sujets (rien moins qu’un Holocauste nucléaire, en l’occurrence). Le film frappe au final plus par ce second élément (la bizarrerie de son postulat donne par là même du grain à moudre) que par le premier, en tentant la création d’un monde post-apocalyptique dans une réserve naturelle. Il imagine, quelques cinquante ans après un compte à rebours que des voix annoncent dans plusieurs langues à travers le monde en ouverture, temps expliqué par une matriarche à partir de l’épaisseur d’un tronc, un monde décimé où erre... une bande de filles, menées par cette figure féminine plus âgée qu’elles. Elles ne sont pas sœurs, ni camarades unies en sororité par choix, mais simplement seules survivantes. Contrairement à leur cheffe, celles-ci n’ont pas connu le « monde d’avant » et vivent dans des conditions martiales qui n’ont gardé de la notion de civilisation que ses aspects les plus combattifs, liés à la survie immédiate.

Ce choix étrange pose immédiatement la question de ce que le film entend dire par cette exclusivité sur la condition féminine : femmes entre elles, la panacée ou le nadir ? En fait, le film mélange les registres. D’un côté, si seules les filles restent, c’est qu’elles sont plus résistantes, plus aptes à la survie, apparemment même sur le plan physique où l'on aurait pu présupposer un avantage comparatif à au moins certains des porteurs de chromosomes XY. De l’autre, la situation décrite (elles finiront par être insultées comme des « bêtes sans conscience ni sentiments ») va jusqu’à suggérer que la notion de culture leur est étrangère. Un vieil homme veut conserver le gramophone qu’elles ont décidé de lui prendre, parce que contrairement à elles qui n’y voient qu’un gadget à accaparer, il signifie réellement quelque chose pour lui, des souvenirs et une mélomanie. Pavel Jurácek, scénariste à qui l'on doit l’argument des Petites Marguerites (mais pas son traitement), aborde cette fois de manière plutôt dystopique l’idée d’une bande de filles désireuses de provoquer le chaos (ou qui, plutôt, n’ont cette fois jamais rien connu d’autre) et de mettre à bas les conventions sociales (même problème d’ignorance). En même temps, alors que tous les espoirs de la matriarche portent sur la rencontre avec un homme, qui leur permettrait de repeupler l’espèce, celui-ci s’avère en l’occurrence un vieillard pleurnichard, faible, sexuellement inintéressant et peut-être inapte à la tâche. Il pourrait former un beau couple avec la matriarche elle-même, des sentiments semblant naître entre eux peu après leur rencontre, mais il ne sera pas à la hauteur du défi très peu sentimental qui lui est implicitement lancé. Même à accepter l’interprétation réactionnaire du film (quelqu’un, sans que ce soit décliné au féminin, doit rappeler ses filles à l’ordre), l’idée aboutit à un échec. Même quand il en resterait à proprement parler un, il n’y aurait plus d’homme véritable. Machisme ou misogynie sûrement, mais qui dans ce cas n’enjoint pas beaucoup à une action quelconque.

Ce n’est pas vraiment dans un film tchèque des années 1960 qu’il faut aller chercher un précurseur de la culture woke (de même que l’Europe centrale ne gagnera jamais un championnat de niveau d’élévation du statut de la femme) et au bingo de « ça ne se verrait plus trop », ceux qui ont le goût de ce petit jeu pourront aussi cocher la case du droit animal. Que ce soit un serpent (bien symboliquement) liquidé, un chien ou une vache abattus, ici quand il s’agit d’occire cela a l’air d’être exécuté avec le plus grand zèle (la vache, en tout cas, est descendue à balle réelle, sachant qu’elle est ensuite dépecée à l’image). Jan Schmidt s’amuse, d’un certain point de vue à raison, de ce que la mort d’un animal à l’écran indigne plus que celle d’un être humain (comme quand dans un reportage du Federal Network de Starship Troopers la dépouille d’un chien est supposée plus émouvante que le fait Buenos Aires vienne d'avoir été rasée de la carte) ou que la disparition de l’espèce humaine. C’est omettre que dans ce cas précis les morts d’animaux sont réelles et les secondes fictives, la manière de tourner ne se distinguant pas beaucoup ici de la barbarie dénoncée. Cette manière de faire (façon « la fin justifie les moyens ») sert assez brutalement une visée paradoxalement moralisante : « Au fond, les gens ne s’intéressent pas au déclin de leur civilisation. Ça leur est égal si la culture, tout ce que l’homme a créé, devait disparaître. Ils s’inquiètent d’un animal. Le tableau d’ensemble les dépasse. Pourquoi ? À quel avenir cela va-t-il mener ? Seul l’avenir le dira... » (2)

Financé par le régime communiste tchécoslovaque pour sensibiliser au péril nucléaire, le film sera très vite enterré pour ce thème même : il faut être deux pour danser le tango et évoquer un hiver nucléaire implique politiquement, aussi, une faute domestique (sur ce plan : l’avenir dit que rien n’a changé, ni l’Est ni l’Ouest n’envisageant aujourd’hui leur propre coresponsabilité en cas de dépoussiérage des boutons respectifs). Cette idée glaçante (d’autant plus dangereusement possible qu’elle est concrètement inconcevable) est explorée ici par son après, un post-apo qui ressemble moins à celui tribal et guerrier de la série des Mad Max (il n’y a qu’une seule guérilla en l’occurrence) qu’à celui du Glen and Randa de Jim McBride. Les deux films traitent d’une dégénérescence intellectuelle à l’état de semi-nature (ce qui en fait de véritables tracts pro-civilisation) et les points communs sont si spécifiques qu’on peut se demander si McBride n’a pas vu le film de Jurácek (ce qui est toutefois peu probable) : la difficulté à lire (et comprendre un texte) ; un vieil homme qui n’a pas vu d’êtres humains depuis plusieurs décennies et qui offre à ses hôtes un verre de lait ; un gramophone qui sert à se souvenir d’une civilisation disparue, d’un mode de vie perdu. La nostalgie du film (c’était ceci Naples, c’était cela nos formules de politesse) pointe vers l’Ouest plutôt que l’Est - peut-être parce que l’Europe centrale ressemble plus à l’Europe de l’Ouest qu’à la Russie et qu’elle a dès lors d’autant plus vécu sa soviétisation comme une privation culturelle. Il est si difficile de, vraiment, concevoir l’apocalypse nucléaire qu’il ne peut peut-être agir que comme une métaphore du temps présent - de ce que nous avons déjà perdu, de la culture dont nous ne sommes déjà plus partie prenante. C’est aussi ce qui piège le cinéaste dans ses méthodes, le problème d’imagination qu'il admet à demi-mot (les genres les plus imaginatifs en apparence l’étant rarement dans leur application) : la barbarie est déjà là, elle est notre échec au quotidien.

(1) Extrait de Closely Watched films : the Czechoslovak Experience, entretien réalisé en 68/69, in livret Malavida, 2022.
(2) ibid.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 21 septembre 2022