Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Fantozzi

L'histoire

Ugo Fantozzi est comptable dans une grande société italienne. Employé médiocre, il ne cesse de subir les brimades de ses supérieurs hiérarchiques et de se placer dans des situations embarrassantes.

Analyse et critique

Un adage parmi d’autres prétend que si « le rire est universel, l’humour, lui, est culturel ». Cela explique peut-être pourquoi, à toute époque et en tous lieux, l’histoire du cinéma regorge d’exemples de comédies locales, souvent archétypales ou folkloriques, ayant rencontré quelque part un grand succès populaire, au point d’ailleurs d’y atteindre parfois une dimension « patrimoniale », mais étant restées inconnues par-delà le public auquel elles s’adressaient prioritairement. Le personnage d’Ugo Fantozzi est un bon exemple : bien que l’Italie ne soit, géographiquement comme culturellement parlant, pas si loin de la France, sa notoriété n’a jamais vraiment franchi nos frontières. Voilà pourtant une figure connue de tous les Italiens (1), incarnée par un acteur-clown excentrique, développée dans un total de dix longs-métrages de cinéma (de qualités inégales) qui auront permis à certains protagonistes, certaines répliques ou certaines images de s’inscrire dans l’inconscient humoristique commun... l’équivalent transalpin en quelque sorte, pour ce que vaut l’analogie, d’Un gendarme de Saint-Tropez en France - qui a dit "en plus drôle" ?

Ugo Fantozzi est d’abord né à la télévision italienne, à la fin des années 60, dans l’émission Quelli della domenica, où le comédien Paolo Villaggio avait pris l’habitude d’incarner des sketches grotesques et truculents. Face au succès, en particulier, rencontré par le personnage de Fantozzi, cet employé d’une grande entreprise sans cesse placé dans des situations humiliantes ou catastrophiques, Villaggio écrit des chroniques hebdomadaires pour L’Europeo, puis sort un recueil de celles-ci, lequel devient immédiatement un best-seller avec plus d’un million d’exemplaires vendus en 1971.

Lorsque qu’est envisagée la possibilité d’adapter les aventures de Fantozzi à l’écran, Villaggio propose à plusieurs comédiens (dont Renato Pozzetto ou Ugo Tognazzi) d’incarner son personnage, mais face aux refus successifs, il réalise que personne ne pourra mieux que lui-même endosser la médiocrité servile ou la dimension burlesque de son comptable, « prototype du misérable, quintessence de la nullité », selon les propres mots de l’auteur. Le film, réalisé par le vétéran Luciano Salce (Elle est terrible, Les Heures de l’amour...), sera le plus grand succès de l’année au box-office italien avec près de huit millions d’entrées, amorçant donc la fructueuse carrière cinématographique du personnage.

Le spectateur contemporain (en particulier français) découvrant les premières minutes de ce premier épisode doit donc avoir conscience qu’il n’est pas placé dans la configuration attendue du spectateur italien de 1975 à qui s’adressait le film, pour lequel le personnage de Fantozzi était déjà largement familier et qui ne nécessitait donc pas spécialement d’introduction. Ceci explique peut-être, rétrospectivement et presque paradoxalement, la redoutable efficacité des premières secondes du film, qui place Ugo Fantozzi dans une situation particulièrement humiliante avant même qu’il n’ait fait l’objet, donc, d’une quelconque présentation.

Par ce fait, deux caractéristiques majeures de la comédie "fantozzienne" nous ont déjà été exhibées sans avoir besoin de davantage d’explications : premièrement, la nature même de Fantozzi, rond-de-cuir docile et transparent, qui ne cesse, par déveine ou par lâcheté, de se trouver placé dans des embarras insensés ; et deuxièmement, le goût de l’hyperbole de Villaggio, qui ne témoigne d’aucune retenue quand il s’agit de nommer l’ « illustre société » où travaille le comptable (l’Italpetrolcemetermotessilfarmometalchimica) ou de l’enfermer dix-huit jours dans les toilettes de la dite-société sans que personne ne remarque son absence... (2)

Alberto Sordi s’était fait, dès la fin des années 50 et jusqu’au milieu des années 70 (Un bourgeois tout petit petit sortira deux ans après Fantozzi), une spécialité de ces petits employés mesquins, pleutres et lâches, placé par ses supérieurs hiérarchiques dans des situations avilissantes. Paolo Villaggio complète ce tableau critique de la société bureaucratique italienne en opérant dans un registre bien différent : là où Sordi touchait à une forme de superbe de la médiocrité, de sublime du pathétique, avec une fierté et une colère refoulées, Villaggio joue sur un registre plus débonnaire, rond et malléable, qui laisse une plus grande place au burlesque pur (gags visuels à gogo), voire au surnaturel, avec ces « nuages des employés » fatalistes, qui viennent pleuvoir sur eux quand il ne le faudrait pas, et les éviter quand il le faudrait, ou ces « hallucinations punitives » qui s’abattent sur un Fantozzi résigné... Dans le premier épisode, le seul moment où l'on voit Fantozzi se rebeller un tant soit peu, c’est lors de la partie de billard avec Catellani, et cela se produit en réalité moins pour montrer une réaction positive du personnage que pour donner l’occasion de quelques prouesses visuelles sur le tapis. Dès la séquence suivante, au tennis, Fantozzi sera redevenu parfaitement nul.

Le film est d’ailleurs composé de 11 séquences (3) assez parfaitement indépendantes, ce qui en fait un « film à sketches » (populaire à l’époque en Italie) qui ne le dirait pas, et qui implique une forme de légèreté narrative : quoi qu’il arrive à Fantozzi durant un épisode, on le retrouvera tel qu’en lui-même au début de l’épisode suivant. Plus généralement, si les premiers épisodes (le réveil de Fantozzi et son trajet pour le travail, le match de football, la partie de pêche...) ont de quoi stupéfaire par leur exubérance et leur inventivité, on finit assez vite par s’imprégner des mécanismes comiques et narratifs, et certains des épisodes suivants (dont la partie de tennis ou le séjour au ski) font dès lors moins d’effet.

Quelle que soit la mesure, finalement, de la sensibilité du spectateur à l’art comique à l’œuvre dans le film, ce qui ressort tout de même des aventures de Fantozzi au sein de sa grande entreprise ne manque ni d’intérêt ni de pertinence. D’une part, et dans la continuité de ce qu’avaient pu montrer certaines comédies antérieures (on peut remonter à la « trilogie optimiste » de Dino Risi), le film décrit la "fin de race" de cette classe moyenne ayant profité du miracle économique des années 50 et qui a dès lors redéfini son mode de vie à l’aune du nouveau modèle capitaliste de la société des loisirs : dans Fantozzi, jamais on ne voit personne travailler. Au bureau, on fait des parties de bataille navale, on regarde la pendule en attendant de pouvoir partir ou on organise les activités du week-end, et les dossiers s’empilent négligemment sans que personne n’y prête attention. Pour exister professionnellement, Fantozzi ne doit pas montrer de quelconques compétences de comptabilité, il doit afficher ses prouesses auprès de ses collègues lors d’un match de foot, de ses supérieurs lors d’une partie de billard, ou se montrer dans une station de skis huppée.

D’autre part, le film décrit la nature profondément figée, verticale, de l’organisation sociale au sein de l’entreprise. Certaines idées comiques visuellement efficaces possèdent ainsi une deuxième résonance satirique au moins aussi percutante, comme ce distributeur de boissons qui refuse le billet de Fantozzi mais sert des flûtes de champagne au directeur. Sans faire de Fantozzi un film résolument politique, on peut également mentionner ce dernier épisode, qui accompagne la prise de conscience du personnage auprès du syndicaliste d’extrême-gauche de l’entreprise, jusqu’à la rencontre entre Fantozzi et le « mégadirecteur galactique » : ce dernier embobine Fantozzi par sa douceur et l’apparente mesure de son discours. S’il faut « 1 000 ans » pour arriver à l’égalité entre les classes, lui peut se permettre d’attendre, et c’est ainsi de son proche chef que Fantozzi, volontairement servile, propose de devenir le « rouget de son aquarium ».

Dans Fantozzi, la classe dirigeante est consciente de sa toute-puissance et de son impunité, et parvient à maîtriser les souches populaires, laborieuses, en les infantilisant (par l’intermédiaire notamment des loisirs, donc) ou en les humiliant avec leur propre consentement. Lorsqu’il se font fouetter par l’escorte policière des diplomates étrangers, Fantozzi et Filini sont heureux car « ils ont évité de prendre une amende ». La seule scène véritablement dérangeante, en ce qu’elle suscite, chez le spectateur comme chez Fantozzi, un véritable malaise sans contrepartie comique, montre un conseil d’administration lors duquel les actionnaires trinquent en dégustant des « panettones en or massif » et se moquent en riant de la petite Mariangela, la fille de Fantozzi, à cause de sa laideur physique. (4)

Dès l’année suivante, Luciano Salce et Paolo Villaggio remettront le couvert pour un deuxième opus tout à fait dans la continuité de celui-ci : une dizaine de sketches, eux aussi adaptés des deux premiers livres publiés par l’auteur, mettant en scène les mésaventures de Fantozzi au casino de Monte Carlo, à la chasse ou au cirque, qui rencontrera le même succès populaire et qui demeure au moins aussi connu que le premier épisode en Italie.

(1) Lors de la rédaction estivale de cette chronique, il se trouve que j’avais dans mon voisinage une Milanaise de 19 ans, à qui j’ai donc demandé si elle connaissait en effet le nom d’Ugo Fantozzi. Elle m’a répondu : « Bien sûr ! Je n’ai jamais vu les films parce que c’est plus la génération de mes parents, mais ils passent régulièrement à la télévision, et tout le monde en Italie connaît Fantozzi. D’ailleurs, quand quelqu’un arrive habillé un peu n’importe comment, on lui dit toujours "Tu t’es habillé comme Fantozzi aujourd’hui ?" »
(2) Dans le premier recueil, on apprend que Fantozzi est âgé de 400 ans et que cela fait 92 ans qu’il travaille pour la même société...
(3) Une douzième séquence, retirée du film, puis réintégrée lors de la restauration de 2004 et de nouveau supprimée lors de la restauration de 2015, montrait Fantozzi dans une clinique d’amaigrissement.
(4) A noter que Mariangela est incarnée par un petit garçon maquillé - comme le fera Ettore Scola pour la vilaine grand-mère handicapée d’Affreux, sales et méchants l’année suivante.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 30 septembre 2021