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Critique de film
Le film

Elmer Gantry, le charlatan

(Elmer Gantry)

L'histoire

Dans l’Amérique de la fin des années 1920, Elmer Gantry mène une existence sordide de commis voyageur habitué aux hôtels miteux et aux nuits d’ivresse et d’amour sans lendemain. S’il brille par sa gouaille et sa connaissance de la Bible, souvenirs vivaces d’une éducation religieuse stricte et d’une formation avortée de séminariste, sa carrière ne lui offre toutefois que de tristes perspectives. Il entrevoit la possibilité de changer de mode de vie lorsqu’il croise le chemin de Sœur Sharon Falconer, une femme prédicateur oeuvrant en milieu rural, à l’occasion de rassemblements sous chapiteau où elle exhorte les fidèles à se convertir. A la tête d’un groupe d’évangélistes qu’elle dirige en véritable chef d’entreprise, Sœur Sharon se livre à des sermons empreints de foi et de compassion qui impressionnent au plus haut point le représentant de commerce. Gantry propose ses services à la jeune femme qui décide de le laisser faire ses preuves. Dévoilant une batterie de procédés où l’invective le dispute à l’effet de manche, il se révèle être un prédicateur hors pair et gagne rapidement une renommée. Mais, bientôt, son passé le rattrape.

Analyse et critique

Véritable travail d’ethnologue, immersion sans concessions au cœur de cet évangélisme dont on ne perçoit, de nos rives, que l’écho tonitruant de sa frange la plus radicale, Elmer Gantry offre sans nul doute l’une des figures de prédicateur les plus marquantes du cinéma américain, au même titre - mais dans un tout autre registre - que le Harry Powell de La Nuit du chasseur (The Night of the Hunter, Charles Laughton, 1955). Elmer Gantry, personnage manipulateur et séduisant, né en 1927 sous la plume de Sinclair Lewis, constitue l’archétype du prédicateur corrompu. Il a ainsi pu inspirer nombre de productions où la figure de l’évangéliste apparaît comme le symptôme d’une société malade de ses valeurs, une société dont les principes premiers ont été absorbés par la culture du spectacle et du profit, et remplacés par un moralisme aussi étroit qu’hypocrite. Pourtant, l’œuvre de Richard Brooks réservait au personnage un jugement bien moins tranché. Un glissement progressif dont témoigne la traduction française du titre - Elmer Gantry, le charlatan - qu’il conviendra d’oublier sur-le-champ, pour revenir au titre original - un simple mais efficace Elmer Gantry - qui n’entend pas réduire le personnage à l’une de ses facettes.

Nul besoin d’être au fait des subtilités du protestantisme américain pour apprécier Elmer Gantry, mais il n’est toutefois pas inutile d’en rappeler quelques traits pour saisir un peu plus précisément les intentions du film. Il faut tout d’abord replacer les rassemblements orchestrés par Sœur Sharon dans leur contexte, à savoir le dernier grand "réveil" américain. Par "réveil", il faut comprendre ces campagnes d’évangélisations, suivies de conversions massives, qui ont à plusieurs reprises balayé le pays sous forme de grands rassemblements populaires autour de prédicateurs itinérants. Ces moments de "remobilisation" religieuse par la base constituent une constante du christianisme américain. Le protestantisme évangélique entend revaloriser l’émotion, réveiller l’enthousiasme pour lutter contre la "routinisation" et l’intellectualisation de la foi. Pour un tel mouvement religieux désireux de se maintenir perpétuellement dans l’ardeur des premiers temps, il faut donc croître ou périr - d’où l’accent porté sur la conversion et le prosélytisme - et réactiver régulièrement l’enthousiasme en puisant dans ces formes d’effervescence collective. C’est pourquoi Sœur Sharon, bien que sincère dans sa foi, ne se révèlera pas moins une redoutable stratège considérant que tous les moyens sont bons pour parvenir à convertir.

Cette figure du réveil a scandé l’histoire politique américaine : le premier d’entre eux a ainsi constitué, dans les années 1730-1750, un véritable prélude religieux à l’Indépendance tandis que le second a largement participé du mouvement d’affirmation nationale dans le premier tiers du XIXe siècle. Le troisième grand "réveil", auquel il sera fait référence à plusieurs reprises dans le film, qualifié de réveil à la religion des pères (Old Time Religion), s’inscrit quant à lui dans un contexte de mutations sociales accélérées, à la charnière du XIXe et du XXe siècle. Un réveil qui touchera tout particulièrement ce vieux Sud encore largement rural, que sillonne Sœur Sharon. A la même époque, émerge l’une des expressions évangéliques les plus dynamiques, le pentecôtisme, une mouvance qui portera davantage encore l’accent sur l’émotionnel, articulant une inspiration blanche et conservatrice à une veine plus progressiste, marquée par son développement dans les milieux afro-américains. Une orientation dont se rapproche Elmer Gantry - il n’est d’ailleurs pas anodin qu’il transite, peu avant sa rencontre avec Sœur Sharon, par une église noire - et qui lui vaudra d’être considéré par l’entourage de la jeune femme comme profondément vulgaire, avec ses sinistres imprécations et son goût pour le sensationnel.

Davantage mû par la curiosité que par une volonté de dénonciation, Elmer Gantry explore les arcanes d’un marché religieux devenu, avec la sécularisation, pluraliste et donc concurrentiel. Il met à jour les enjeux de pouvoir qui le structurent et les stratégies de conquête déployées par ces nouveaux producteurs de croyances. Il en sera ainsi de l’évocation des négociations entreprises par Sœur Sharon avec les représentants d’églises traditionnelles (baptistes, méthodistes), qui conduiront son Eglise du Réveil à troquer une partie de sa clientèle en contrepartie d’infrastructures pour s’implanter en milieu urbain. Ces échanges mercantiles apparaissent alors dans toute leur pauvreté, plus sordides que véritablement inquiétants. Car au fond, Brooks a plutôt de la tendresse pour ces prédicateurs. Que l’homme d’église devienne, en modernité, un entrepreneur religieux, cela n’est pas pour profondément le choquer : il ne cautionne ni la manipulation des foules ni la logique du profit, mais il manifeste un certain attachement à l’égard de ces personnalités hautes en couleur. Parfois même, c’est un véritable sentiment d’admiration qui s’exprime et la frêle Jean Simmons, plus Angel Face que jamais, en vient à incarner une mécanique implacable et fascinante, menant ses hommes d’une main de maître et s’imposant par sa seule force de caractère. Gantry lui-même, pourtant cynique et corrompu, restera tout au long du film profondément touchant et humain. On comprend mieux pourquoi Burt Lancaster ne cessa d’exprimer son affection pour ce personnage auquel il affirmait totalement s’identifier (« Je n'étais pas fait pour être Elmer Gantry, je suis Elmer Gantry ») et dont l’interprétation lui valut d’ailleurs un Oscar.

Si Brooks parvient à esquisser la psychologie de ses prédicateurs avec une puissance d’évocation inégalée, il n’en va pas de même pour ce qui est de leur auditoire, dont la représentation demeure convenue - seul point faible, sans doute, du film. Le réalisateur n’a pas le génie d’un Fritz Lang qui savait mieux que quiconque montrer la meute qui sommeille en toute foule (que l’on songe à Fury). Il ne partage pas, non plus, la sensibilité communautaire de ces cinéastes du grand ouest (de John Ford à Michael Cimino), pour qui la vérité réside dans le groupe et dans la figure du cercle. Trop marqué par son éthique individualiste, il ne parvient pas à filmer avec la même empathie les sermons et les scènes de foule. Ces dernières, bien que nombreuses, demeurent toujours un peu en deçà de ce que l’on pourrait espérer d’un film au sous-texte politique aussi explicite.

Car s’il faut voir un pamphlet dans Elmer Gantry, ce n’est pas tant dans sa charge anti-religieuse - quand bien même il pointe avec justesse les dérives d’un tel commerce de la croyance - que dans la dénonciation d’une forme de perversion politique, cet imaginaire américain qui valorise à l’extrême les manifestations collectives et le jugement de la foule. Une perspective qui n’épargne pas davantage les institutions : qu’elles soient religieuses, sociales ou politiques, elles se révèlent toutes aussi gangrenées et hypocrites. En ce sens, le texte d’avertissement qui précède le film n’en révèle pas la véritable ambition ("Nous estimons que certains évangélistes bafouent les croyances et les pratiques du christianisme organisé..."). Comme l’exprime le journaliste qui enquête sur Sœur Sharon, personnage dont le film adopte en grande partie le point de vue, seule importe la liberté individuelle (« Besides, I'm for a free press, for free enterprise..and for whatever the hell the other freedoms are ! »). Cela n’étonnera pas chez un réalisateur tel que Brooks dont la démarche s’est révélée à différentes reprises ouvertement politique : qu’il s’agisse de son réquisitoire contre la peine de mort (In Cold Blood, 1967) ou de sa description d’une école livrée à la violence (Blackboard Jungle, 1955), ses films se feront toujours en faveur de l’individu et contre le groupe et ses institutions. D’où probablement cette incapacité à rendre compte de l’instinct grégaire qui anime ces fidèles se pressant aux rassemblements évangéliques.

Mais cette réserve n’est pas de grande portée lorsque l’on considère l’autre grande réussite du film. Qu’il parvienne à rendre compte avec autant de justesse d’un univers aussi sujet à caricatures que le monde évangélique est déjà un premier exploit. Mais l’aspect le plus déterminant du film réside ailleurs : avec Elmer Gantry, c’est une conscience critique, une perception de l’ambiguïté fondamentale du réel, qui s’impose dans le cinéma américain. Le cinéma de genre avait déjà posé les jalons (que l’on songe à l’ambivalence des protagonistes des films noirs, ou encore à la part d’ombre de certains héros du western). Mais ce qui l’emporte ici, c’est qu’il ne s’agit plus simplement d’un brouillage des cartes - Où est le Bien, où est le Mal ? Où est le vrai, où est le faux ? - mais d’un dépassement de ces alternatives. Mieux, cette ambiguïté s’incarne dans un archétype dont le mensonge se révèle être salvateur, dans la mesure où il souligne la disqualification de tout régime de vérité. Car ici, il n’est plus question de figures de l’imaginaire, mais de personnages en prise avec la réalité d’une époque. Rien d’étonnant, alors, à ce qu’il advienne dans l’après-mccarthysme. Paradoxalement, c’est donc dans la représentation d’un univers religieux hostile à toute forme de relativisme, dans la description de personnages porteurs d’une vision manichéenne du monde, que s’est imposée cette forme d’ontologie fluctuante, ouvrant le cinéma américain à sa modernité.

Une scène est à ce titre significative. Lors du premier véritable échange entre Gantry et Sœur Sharon, le représentant de commerce cherche à convaincre la jeune femme qu’il mérite de rejoindre son équipe. Il se livre alors à un discours lénifiant, où il tente de justifier son attachement aux vertus chrétiennes et aux valeurs évangéliques. Sœur Sharon, loin d’être dupe, ne lui répond que par une moue dubitative. Se reprenant, il rapporte alors son quotidien de commis voyageur et les raisons qui le poussent à fuir cette vie sordide. Son visage s’illumine et, comme s’il trouvait soudainement l’inspiration, son débit se transforme et sa voix marque une nouvelle émotion. Leurs regards se croisent et les deux personnages acquiescent d’un même mouvement de tête : il tient sa scène. Elmer Gantry sera engagé, car ce qui fait norme, ici, ce n’est pas l’authenticité ou une quelconque vérité objective, mais la justesse d’un mot, le poids d’un geste, la puissance d’une émotion. Et la mise en scène de Brooks se plie totalement à cette loi, abordant les prouesses du prédicateur comme autant de performances de comédiens.

Tout se passe comme s’il y avait une vérité plus profonde dans les différents états du corps et de la voix - une attention qui en dit long sur le rapport du cinéma américain aux acteurs et qui se rapproche sensiblement des intentions de l’art contemporain : ce qui fait sens, ce sont les transformations du corps. Rien d’étonnant alors à ce qu’une telle intuition ait trouvé un prolongement dans le cinéma d’un acteur - et non des moindres -, Robert Duvall, qui réalisa et interpréta Le Prédicateur (The Apostle, 1997). Véritable héritier d’Elmer Gantry, son personnage d’évangéliste violent et impulsif ne vaut également que par ses performances scéniques. La logique du film de Brooks est même portée à son terme, avec une immersion encore plus poussée dans les milieux pentecôtistes du Sud des Etats-Unis (les figurants sont de véritables croyants, se livrant sous la caméra à leur pratiques charismatiques) et s’y dessine une même voie de salut à travers la description d’une église noire à la spiritualité intense. Abordant sous un nouvel angle ces vieilles questions du cinéma américain (l’espace, la mythologie et la communauté), ces figures de prédicateurs à la logorrhée incessante et vertigineuse, dont Elmer Gantry constitue la matrice, articulent dans un même mouvement l’acte de jouer, la définition de la norme et l’émergence du lien social, comme s’il n’y avait de vérité que dans la présence matérielle d’un corps habité par le verbe.

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La fiche IMDb du film

Par Solal - le 21 décembre 2003