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Critique de film
Le film
Affiche du film

El topo

L'histoire

Un pistolero accompagné de son jeune fils délivre une jeune femme prisonnière de bandits. Celle-ci l'incite à affronter les quatre maîtres d'armes qui peuplent le désert. C'est le début d'un parcours mystique pour El Topo.

Analyse et critique

Le deuxième film du cinéaste est aujourd’hui celui qui reste le plus connu : El Topo. Western mystique sur la quête de spiritualité d’un sombre cowboy (interprété par Alejandro Jodorowsky lui-même), le film fut le premier midight movie de l’histoire du cinéma. Il est resté six mois à l’affiche à Minuit au Elgin Theater de New-York et les séances affichaient toutes complètes. Il s’est développé autour du film un statut culte qu’il a gardé jusqu’à aujourd’hui.

Il me semble fondamental de commencer à envisager El Topo pour ce qu’il est de prime abord : un western. Il est évident aujourd’hui que cette appartenance directe au genre le plus riche de l’histoire du cinéma a servi la renommée du film. Il est vrai qu’il est curieux de voir le cinéaste de Fando et Lis se commettre aussi directement dans un genre aussi balisé. Comme si, après Un Chien andalou, Luis Buñuel avait réalisé un film de guerre. Cela semble a priori incongru. Pourtant, quelques années auparavant, Stanley Kubrick avait donné à la science-fiction une nouvelle définition en débarrassant le genre des ses plus encombrants artefacts pour n’en garder qu’une essence qu’il a su transformer en discours philosophique et mystique. Mais comparer Jodorowsky à Kubrick serait une erreur dans le sens où chez Jodorowsky, les icônes et les archétypes d’un genre, en l’occurrence le western, en constituent la mythologie. Car pour le cinéaste, qui bénéficie en quelque sorte d’un regard naïf sur le cinéma (en cela qu’il n’a pas de cynisme), les cowboys sont des figures mythologiques au même titre que les héros de Homère ou de Béroul. Ici Jodorowsky crée un personnage très iconique, que ce soit dans son nom (El Topo) ou dans son costume. C’est un cowboy d’emblée fantasmatique et héroïque. El Topo est un méta-cowboy, embryon conjoint des personnages baroques de Sergio Leone et des icônes solitaires à la Django de Sergio Corbucci. Mais dès cette image inaugurale, il cherche à dépasser le stade du cowboy, il cherche à aller plus loin. Il n’est pas en capacité de le faire dès le début - nous offrir un western qui n’en est pas un -, mais le trajet spirituel du personnage correspond au trajet cinématographique de Jodorowsky chez qui film, vie, personnage se confondent et où tout ne forme qu’une entité. Il se doit de passer par le western et certains de ses codes (après tout, le début - s’il on excepte le rituel du passage à l’âge adulte lors du pré-générique - reste assez "classique") pour pouvoir les dépasser et finalement revenir à lui-même, se réapproprier son propre film. C’est une construction gigogne où les référents et les récipients constituant le texte et le para-texte, l’image et le son, convergent vers un seul et unique épicentre : l’âme du cinéaste, sa propre vérité. C’est ce qu’El Topo nous montre à un moment du film où il dessine une spirale dans le sable et où il doit, selon cette spirale, se rapprocher du centre de la spirale pour trouver les Quatre Maîtres. C’est une quête commune du personnage, du film et du cinéaste : revenir vers le centre, vers la source de toute chose même si pour cela il doit passer par différentes épreuves toutes plus destructrices les unes que les autres.

C’est donc là que réside la problématique d’El Topo, de même que la problématique beaucoup plus globale du cinéaste. Dans une introspection de plus en plus profonde pour atteindre l’essence de lui-même, condition sine qua non pour qu’il puisse continuer et évoluer. C’est pourquoi même si El Topo finit sur une clausule évidente (l’immolation du personnage principal, son retour aux cendres), il ouvre à travers le personnage du fils et de l’enfant qu’il a procréé avec la Naine (elle n’a pas de nom dans le film) une issue, non pas nécessairement vers une suite cinématographique, mais bien plus vers la poursuite de la quête. Une passation s’est indiciblement opérée entre les deux personnages (le fils reprend les attributs du père, il abandonne son parcours monacal pour embrasser le destin de cowboy solitaire) et El Topo peut recommencer en un mouvement infini car, Jodorowsky l’a bien compris, il est impossible d’atteindre l’épicentre de la spirale car plus on s’en rapproche, plus il s’enfuit et la quête est dès lors infinie. Mais pour le cinéaste comme pour le film, c’est ainsi qu’il définit son existence et son rôle. Non pas dans la finalité d’une démonstration mais bien plus dans sa structure constitutive. « Ne décrivez pas vos expériences, le poème doit être l’expérience » nous dit Alejandro Jodorowsky. Et El Topo, comme tout le cinéma de Jodorowsky n’est que cela, l’invitation à une expérience. Un cinéma qui, à la manière de la philosophie qui veut aller au-delà du texte et de la théorie, veut aller au-delà des images et des sons et de leur mystérieuse alchimie pour atteindre le domaine empirique de l’homme. Et ici l’expérience prend la forme archétypale de la quête mystique. C’est en cela que Jodorowsky n’est pas un cinéaste post-moderne, dans le sens où il ne passe pas par la matière même du film pour communiquer. Il est bien sûr évident qu’il utilise l’image cinéma (mouvement de caméra, composition) et le son (à l’image de Fando et Lis, il crée un univers sonore parallèle au film absolument saisissant) dans une perspective sémantique et sensitive. C’est un pur cinéaste. Cependant, alors qu’à son époque le post-modernisme (ou plus schématiquement le cinéma de la sensation) revitalisait le cinéma de genre (Melville en France, Leone en Italie, Suzuki au Japon, Peckinpah aux Etats-Unis), Jodorowsky préfère filmer frontalement des prises assez longues et réfute un excès d’esthétisme. Il prétend s’inspirer de Buster Keaton, qui, selon lui, n’a pas de technique mais atteint dans sa vérité une forme unique de beauté. Le corps qui est pourtant un élément fondamental dans son cinéma ne devient jamais l’outil du film et ne se confond pas à la matière constitutive du médium cinéma car Jodorowsky ne pense pas en termes cinématographiques mais une fois de plus empiriques, car le film n’est autre qu’une partie de sa vie, il ne le dissocie pas de lui-même. La quête qui l’anime n’est donc pas uniquement cinématographique, ce n’est pas un maniériste car il ne conçoit pas l’art hors de lui-même. C’est la somme de tous ces éléments qui donne à El Topo cette charge mystique et spirituelle qui semble exister par elle-même et flotter à la surface du film, sans que l’on ne parvienne à en rassembler tous les morceaux pour avoir un ensemble homogène et cohérent. Car à moins de se commettre personnellement au film, ce nuage spirituel bleu et évanescent risque de se dissiper un peu vainement.

Car plus encore que Fando et Lis, El Topo est un film mystique. Cependant, là où dans Fando et Lis Jodorowsky travaillait concentriquement autour de sa propre histoire et de sa psyché, il ouvre El Topo à une quête universelle. Car une fois encore, c’est bien la figure de la quête qui est convoquée, mais une quête plus radicale et frontalement existentielle. Ce n’est plus un pays imaginaire que l’on recherche, mais bel et bien une élévation de l’esprit par le mysticisme et l’ésotérisme. Dans sa construction même, le film évoque les Saintes Ecritures. Sa segmentation en deux temps/actes bien distincts relève de la dialectique Ancien et Nouveau Testament. A la mythologie fantastique du premier se substitue la quête empirique du second. Comme le décrit Massimo Monteleone dans son ouvrage La Taupe et le Phénix : le cinéma d’Alejandro Jodorowsky, nous avons à faire à un Messie de l’Ouest. Et cette assertion me semble particulièrement correspondre au travail du cinéaste. Car son mysticisme se situe bel et bien là-dedans. Dans l’association païenne d’une figure religieuse universelle (Jésus, icône ultime) et d'un univers mythologique fictionnel, le western. Il est évident que pour Jodorowsky la distinction n’a pas lieu. Lui qui cherche à dépeindre des « saints sans Dieu » réalise El Topo comme il aurait réalisé une adaptation d’un épisode de la Bible. L’épisode d’une quête. El Topo n’est en quête de rien d’autre que de lui-même. Et se trouver soi-même, c’est se dépouiller de son corps et de ses attributs physiques. Plus le film avance et plus le décor s’amenuise et se réduit à néant ; El Topo finit (à la fin de la première partie) errant dans le désert et échouant sur un pont au-dessus du vide comme flottant dans le néant. Il se trouve lui-même (du moins croit-il se trouver) lors de la deuxième partie du film. Et ce lui-même n’est plus qu’un homme simple (il mendie) désireux d’aider les autres (en l’occurrence le groupe de handicapés et de parias). Et il se confronte à une religion. Pas la sienne toute personnelle, mais la religion de masse. Alors que celle-ci est représentée par une icône reproduite à l’infini, on suit un groupe de bourgeois illuminés, totalement dégénérés par une religion apparemment vouée à la torture et à la mort. Son expression la plus extrême étant sans doute cette scène traumatisante où, lors d’un office similaire à une messe, les participants jouent à la roulette russe pour tester leur foi jusqu’à ce qu’un enfant voulant participer finisse par se loger une balle dans la tête. C’est une espèce d’anticléricalisme à la Buñuel beaucoup plus radical et halluciné. Pour l’entité El Topo/Jodorowsky la religion est bel et bien ailleurs, dans la sagesse et dans la recherche intérieure.


El Topo
est avant tout une grande aventure de cinéma. Une expérience de spectateur unique qui transcende l’image et le son pour exister ailleurs. Mais même au-delà de ces considérations un peu mystiques, il reste un film superbe, à l’originalité folle et à l'invention constante, qui sous ses dessous de quête spirituelle cache un conte prêchant l’humanité. On pourrait en parler des heures, mais je crois sincèrement qu’El Topo est un film qui se vit et rien d’autre.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Gregory Audermatte - le 24 mai 2007