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Critique de film
Le film
Affiche du film

Fando et Lis

(Fando y Lis)

L'histoire

Lis est paralysée, Fando veut se rendre dans la cité de Tar, où tous les voeux se réalisent. Ensemble, ils prennent la route, croisant des personnages étranges. Un voyage baroque sur la voie de la folie.

Analyse et critique

D’origine russe mais né au Chili, Alejandro Jodorowsky est à l’image de sa nationalité, un artiste protéiforme et enrichi d’horizons différents. Acteur, marionnettiste, mime, metteur en scène de théâtre, romancier, poète, cinéaste, un peu magicien, mais aujourd’hui surtout connu pour son travail de scénariste de bande dessinée (sa plus célèbre collaboration reste L’Incal avec Moebius). Cependant la récente redécouverte de deux de ses films phares, El Topo et La Montagne sacrée d’abord sortis au cinéma puis aujourd’hui disponibles chez Wild Side en DVD (tous deux totalement restaurés et remasterisés), agrémentés du premier film du cinéaste Fando et Lis, tend à redonner à Jodorowsky le cinéaste, la place qu’il mérite dans le cinéma contemporain. La place d’un réalisateur absolument unique qui a donné naissance à des films aussi singuliers que fascinants. Proche du surréalisme, ses films pourtant ne sauraient être réduits à cette épithète un peu grossière. Car les œuvres de ce phénoménologue fou de Jodorowsky vont beaucoup plus loin que cela en proposant au spectateur une expérience mystique et un voyage unique. Mais avant tout, ils proposent surtout (ou seulement pour certains) une expérience de cinéma unique et inoubliable pour qui veut bien se laisser pénétrer par les images et les sons.

Fando et Lis est le premier film de Jodorowsky, qu'il réalise en 1968. Présentée au Festival d’Accapulco, l'oeuvre y fit scandale. Nous suivons la quête de deux amoureux perdus dans un monde désertique, à la recherche du pays paradisiaque de Tar. Sur leur chemin, ils rencontrent une galerie de personnages étranges et sont soumis à de douloureuses épreuves. Le film marque par son radicalisme, tant dans le surréalisme visuel que dans la narration lâche et sensitive. Aucun compromis n’est fait pour le spectateur, et Jodorowsky explore au maximum sa liberté filmique au travers de ce conte un peu morbide. Mais de quoi parle Fando et Lis ? Qu’est-ce que renferme ce voyage initiatique vers le pays paradisiaque de Tar ? Ces questions sont celles qui assaillent le spectateur obstiné qui désire dépasser la bizarrerie ostentatoire affichée par le film. Et force est de reconnaître qu’il est très difficile d’en débroussailler l’imagerie et d’en démêler symboles, métaphores, métonymies et récit. Mais de toute façon, il serait vain de tenter d’en dresser une analyse chronologique ordonnée et rangée par catégories. Au vacillement surréaliste qui rapproche le film vers le spectateur, il est bon de répondre par un mouvement surréaliste qui envoie le film loin et donne une vue d’ensemble. Fando et Lis, ce n’est après tout qu’une histoire de science-fiction ou de fantasy. Deux personnages amoureux et romantiques à la recherche de la cité miraculeuse de Tar où Lis, paralysée, pourra retrouver l’usage de ses jambes et où ils pourront vivre pour toujours un bonheur total. C’est cette quête naïve qui constitue la colonne vertébrale du film. Quête éminemment symbolique, qui va conduire nos deux héros à revivre leurs vies en un rébus de symboles.

Fando et Lis est un film qui se décompose en quatre chants. Cet élément le rattache bien évidemment à la chanson de geste et à la tradition orale du conteur. Alejandro Jodorowsky utilise d’ailleurs des gravures du Xème Siècle pour illustrer les génériques ainsi que les passages entre les différents chants. Et Fando et Lis, c’est exactement cela : peut-être le seul film surréaliste à la manière d’une chanson de geste de l’histoire du cinéma. Le film se décompose clairement en scènes. On pourrait en dresser une liste qui se révèlerait très vaine, mais la construction se fait assez systématique pour le souligner. Fando et Lis errent à la recherche de Tar dans un désert peuplé d’étranges personnages survenant ça et là pour interrompre, orienter, mettre en danger, discuter leur voyage. C’est une forme de récit épique intimiste que l’on retrouve ici. Jodorowsky inscrit son film dans une mythologie toute personnelle qui ne parle qu’à lui, mais qui a l’ambition de s’ouvrir au monde. C'est là que réside l’art de Jodorowsky. De se chuchoter sa propre mythologie. De la déplier et l’imprimer sur pellicule. C’est pourquoi il est si difficile d’appréhension. Parce qu’on n’a pas les clefs d’un univers trop personnel. Mais en y regardant de plus près, a-t-on besoin des clefs pour y entrer ? Je n’en suis pas sûr.

La quête de Tar est la quête de l’innocence perdue. Tout le film montre nos personnages perdre leur innocence. Dès leur enfance, ils ont pénétré un monde d’adultes où l’innocence n’a plus sa place. Lis est violée et Fando vit un profond complexe d'Œdipe en voulant tuer son père au profit d’une mère tyrannique et aliénée. Les personnages partent à la reconquête de ce moment où ils étaient eux-mêmes, séparés du monde qui les entoure. Et cette thématique sous-jacente contamine le film même pour nous donner une oeuvre d’une dureté et d’une âpreté douloureuses. Les deux personnages ne sont finalement que des enfants. Le sentiment lubrique semble absent de leur personne alors que tous les personnages autour semblent agités d’une frénésie sexuelle. Et lorsque Fando veut faire l’amour à Lis, celle-ci refuse et il la bat puis l’abandonne. On n’est pas loin du mythe du bon sauvage de Rousseau, sauf qu’ici Jodorowsky, anthropologue, ne parle pas d’une corruption par la société ou les hommes, ou du moins pas uniquement, mais parle d’une corruption par le corps lui-même. L’innocence est ailleurs, on l’entrevoit à la fin lors de cette brève séquence où Fando et Lis courent nus dans la forêt, mais c’est une image archétypale et naïve qui, si elle peut toucher dans sa teneur d’image iconique originelle, ne laisse aucun doute sur sa vraie nature. Les deux personnages sont bel et bien morts et ce paradis n’existe que dans la mort. On retrouve cet esprit de libération totale lors de la scène de la peinture. Les deux personnages semblent soudain hors du temps et de l’espace et n’appartiennent à plus rien de tangible dans le film. Ils se marquent mutuellement en s’appropriant le corps de l’autre et dès lors, comme transfigurés par une osmose amoureuse, ils se vautrent dans une hystérie totale et destructrice, couvrant la pièce dans laquelle ils se trouvent de dizaines de litres de peinture. Cette image-là, c’est l’innocence factice que la réalité a à offrir. C’est une espèce de bonheur furtif tourné vers l’intérieur et vers l’auto-annihilation. Non, pour Jodorowsky ces personnages sont d’ores et déjà perdus, comme morts, et ne font que sombrer dans une folie psychologico-surréaliste. En témoigne cette scène où Fando est dans un trou dans le sol et que Lis s’enfuit en courant dans une spirale excentrique autour d’elle. Tout est question de concentricité, car Lis reviendra à elle ; et plus ils s’approcheront du centre fuyant de cette spirale infernale, plus ils s’enfonceront au-delà d’eux-mêmes vers leur propre disparition. Jodorowsky explique que le film représente cette accumulation de réalités infinies et gigognes qui ne permet de ne faire exister aucune réalité mais uniquement des ersatz et des avatars du réel. L’unique réalité est encore une fois celle de l’innocence volée des personnages mais; pour Jodorowsky, elle est impossible à retrouver, le corruption est automatique et toutes les quêtes du monde n'y suffiraient pas. Cette corruption, ce vol de la fraîcheur et de la pureté de l’homme réside déjà dans les gênes constitutives du corps. Le corps est un matériel sacré pour Jodorowsky, qui base toute son esthétique sur et autour du corps mais ici le corps semble avoir défait les personnages et les soumet à leurs pulsions les plus basses. Fando se montre très violent et Lis, elle, se retrouve bloquée par son handicap. Seule la réunion des deux corps et leur transformation en croix (lorsque Fando la porte dans son dos) leur donne une réelle capacité d’évoluer. Mais en l’état, leur corps n’est plus suffisant, leur quête se situe ailleurs.

Le son de Fando et Lis représente à lui seul, une autre dimension. Durant tout le film, le cinéaste utilise des sons extra-diégétiques dans chacune des scènes. Le plus souvent ces sons n’ont aucun lien avec ce qui se passe à l’écran, ou du moins ils proviennent d’une autre source que la seule image. Bien évidemment ces sons sont très symboliques. La première scène nous montre Lis manger une rose alors que tout autour d’elle la guerre retentit. Rien à l’image ne va relayer le son (aucun flash, aucun tremblement). Il n’est pas indiqué qu’il faille donc croire à une réelle situation de guerre dans la diégèse du film, mais c’est la réaction première du spectateur. Cependant le son vient s’ajouter comme une autre dimension au film, pourtant intrinsèquement liée au reste. Un autre exemple est la scène des vieilles femmes et du gigolo. Un lourd bourdonnement d’insectes nous est asséné durant toute la scène, atteignant par moment la limite du supportable. Pourtant on n’y voit aucune mouche. Alors il est clair que ces insectes évoquent la putréfaction, la pourriture, et que ces femmes sont absolument dégoûtantes. Cela rend donc la scène sensationnellement plus puissante en ajoutant un symbole fort. Mais on peut, parallèlement à cela, considérer le son comme un élément un peu étranger au film qui va le déplier dans une dimension nouvelle. La bande-son de Fando et Lis est un peu l’inconscient du film.

En représentant le parangon le plus extrême et sans concessions du cinéma d'Alejandro Jodorowsky, Fando et Lis constitue une introduction un peu aride mais essentielle, car ce film contient les éléments archétypaux et constitutifs de son cinéma. Ainsi, tout le film est baigné d’un certain mysticisme propre à Jodorowsky, qui ne fait que parler de religion sans jamais invoquer Dieu. Un personnage au début coupe les fils d’une marionnette devant Lis, et ce personnage se veut l’incarnation d’un Dieu ou d’une présence divine au dessus de nous contrôlant nos destins et nous considérant comme de vulgaires déchets (le Dieu balaye la marionnette désarticulée). La vision du mysticisme de Jodorowsky est donc fortement critique. Son film n’est d’ailleurs qu’une succession de cultes et de rituels mystiques étranges qui ne font que détruire nos deux personnages principaux. De même, lorsque Fando porte Lis dans son dos, il la porte horizontalement, de sorte que l’association de leurs deux corps forme une croix. Il semble un peu péremptoire de vouloir analyser Fando et Lis à l’aune d’écrits religieux ou de concepts ésotériques appartenant à différents cultes, car Jodorowsky n’affiche pas clairement son appartenance à une quelconque religion, parce que son mysticisme ne se situe dans aucune logique préalable et qu’il ne répond qu’à sa propre spiritualité. Et c’est très symptomatique du cinéma de Jodorowsky de créer sa propre religion et sa propre spatio-temporalité. Le cinéaste nous confronte juste avec une vision iconique de la religion pour nous proposer une réflexion allant au-delà de la manifestation du culte pour toucher directement à la spiritualité des personnages et du film lui-même. Car il cherche véritablement le dialogue philosophique qui passe directement par l’image et le son du film, et non pas par le dialogue. C’est en cela que Jodorowsky est un pur cinéaste. Si l’on se réfère à la fameuse définition de Truffaut du cinéaste (« un cinéaste doit montrer un point de vue sur le monde »), Alejandro Jodorowsky ne pourrait mieux correspondre, lui qui est littéralement son film. Plus que la vision du monde, son film est son monde. Et c’est inestimable.

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La fiche IMDb du film

Par Gregory Audermatte - le 24 mai 2007