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Critique de film
Le film
Affiche du film

Dracula

(Drácula)

L'histoire

Mr Renfield a rendez-vous dans un château situé aux confins de la Transylvanie. Le voyage n’est pas sans mystère, puisque le sympathique agent immobilier se heurte bien vite à l’effroi des habitants de la région. En effet, un terrible vampire hante encore le pays, et le danger qu’il symbolise n’a d’égal que sa cruauté. Sur place, le comte Dracula accueille le voyageur et lui offre restauration et confort. Mais Renfield est bientôt sous l’emprise maléfique du vampire, et tous deux repartent pour l’Angleterre. Une vague de crimes étranges vient alors secouer Londres. La police ne sait que faire, désappointée par ces meurtres qui n’ont aucun antécédent connu. Dracula jette rapidement son dévolu sur une jeune fille de bonne famille. Cette dernière commence à tomber sous son influence, sans que personne ne comprenne réellement ce dont elle est victime. Mais Van Helsing, scientifique courageux et tenace, découvre bien vite la terrible vérité...

Analyse et critique

Dracula est un véritable triomphe sur les écrans américains en 1931. Pourtant, peu de monde sait alors que le film fut l’objet de deux versions tournées simultanément : l’une américaine, l’autre en langue espagnole. Au début des années 1930, le cinéma parlant connaissant alors un formidable succès, enterrant encore un peu plus l’époque du muet, les producteurs se retrouvent face à un problème d’envergure : l’exportation des films à l’étranger. Bien sûr, à ce moment-là, les techniques de doublage d’un pays à l’autre ne s’étaient pas encore démocratisées. La solution reste alors de tourner un même film en plusieurs langues. Dracula devra, sur ce modèle, subir deux tournages concomitants. La version américaine sera tournée par une équipe américaine (qui se sera déjà chargée de l’adaptation et des décors), et afin d’amoindrir le coût d’un tel procédé, une équipe américano-espagnole réduite possédant ses propres acteurs pourra mettre en boite une version en langue espagnole au sein même des décors préalablement conçus. Tod Browning tournera ainsi son film le jour et George Melford se chargera de réaliser le sien la nuit (ainsi que suivant un plan de travail raccourci de plusieurs jours). L’équipe de nuit tourne vite, visant avant tout l’efficacité, et surtout se permet d’apporter quelques changements radicaux. Alors que la plupart des films tournés en plusieurs langues se contentent souvent de coller au plus près à l’esthétique du modèle, Dracula va bénéficier d’une deuxième mouture qui préfère s’en écarter. De ce fait, artistiquement parlant, il est impossible de confondre les deux versions, tant leur rythmique diffère, au montage et surtout dans la mise en scène.

Tout d’abord, il est utile de préciser que certains procédés ne bougent pas d’une version à l’autre. En effet, les décors sont très exactement les mêmes (comme spécifié précédemment), le scénario est identique, en fait uniquement différent par l’adaptation des dialogues sur un mode ibérique, et la musique n’existe qu’en générique de début. Pour le reste, on ne compte plus les différences, parfois majeures, utilisées dans les procédés cinématographiques. La belle photographie de George Robinson n’utilise cependant pas tout à fait les mêmes éclairages que celle de Karl Freund, la version espagnole étant légèrement moins contrastée et présentant le comte Dracula d’une manière sensiblement différente. Le Dracula de Bela Lugosi est sombre, le regard halluciné par un éclairage serré sur ses yeux, apparaissant également avec un maquillage soulignant son statut spectral autant que son assurance fortement sexualisée. Le Dracula de Carlos Villarias (incarnant le vampire dans cette deuxième mouture) est photographié comme un homme presque normal, au visage lumineux, sans le moindre artefact orientant le caractère du personnage. De fait, si la prestation de Lugosi pouvait être considérée comme monstrueusement inspirée, celle de Villarias apparait bien quelconque. Sur-jouant à tous les niveaux du film, de son apparition à l’intérieur du château aux tentatives de séduction sur les personnages féminins, on ne peut guère mettre la comparaison des deux incarnations à son avantage. Certes, Lugosi s’est notamment construit sa réputation d’acteur grâce à sa grandiloquence et à son sur-jeu théâtralisé, mais il possède cet art difficile mieux que quiconque. Au bout du compte, et malgré tous ses efforts, Villarias n’en n’est qu’une pâle copie, parfois même difficile à appréhender. Il n’y a qu’à observer la séquence où Van Helsing parvient à confondre Dracula en lui présentant une tabatière pourvue d’un miroir : quand Lugosi sait indéniablement se servir de ses gestes, Villarias ne fait que gesticuler en multipliant les accessoires. Par ailleurs, la distribution hispanique est très nettement inférieure à la distribution américaine. Lupita Tovar possède un joli minois, mais n’a pas la fraîcheur de Helen Chandler. Et David Manners était tout de même meilleur acteur que Barry Norton. Mais surtout, rendons de nouveau justice à Dwight Frye, en Reinfield psychotique, au jeu complètement maîtrisé dans la version de Browning. Il a parfaitement réussi à respecter l’équilibre très délicat qui sépare la subtilité du ridicule. Alors que Pablo Alvarez Rubio a beau multiplier les mouvements corporels et les mèches de cheveux décoiffées, la mixture ne prend pas. Reste alors Eduardo Arozamena, dans la peau d’un Van Helsing plus ventripotent et moins charismatique que celui d’Edward Van Sloan.

Ensuite, c’est avant tout visuellement que les différences se font les plus criantes. Il a souvent été dit que la version espagnole était techniquement supérieure à la version américaine. Il est permis d’en douter, surtout au vu de la mise en forme du récit dans cette seconde version. L’équipe s’occupant du tournage de nuit observait l’autre équipe travailler le jour. En ce sens, George Melford a concentré ses efforts sur ce qu’il pensait être une meilleure utilisation de chaque séquence, et cela d’un point de vue purement visuel. Parfois, cela donne de bonnes idées, comme pour la sortie du comte Dracula de son cercueil (les effets spéciaux permettant une restitution plus spectaculaire de la séquence, contrastant avec le hors-champ prôné par la mise en scène de Browning) ou le miroir mettant en exergue l’absence de reflet du vampire. Mais la plupart du temps, les expérimentations techniques de Melford s’avèrent assez grossières. Le travelling intervenant au moment de la rencontre entre Reinfield et Dracula en est un exemple suffisant : le mouvement est trop mécanique et démontre finalement encore davantage les limites théâtrales de l’adaptation. En faisant bouger son cadre à tout craint, le réalisateur ne parvient pas à transcender le classicisme pourtant austère de Browning. La caméra se met alors à bouger continuellement autour de ses acteurs, mais sans souplesse, et avec une gratuité telle que cela en devient grotesque. La mise en scène de la version américaine était trop rigide, celle de la version espagnole est trop mouvante. En dépit de ses défauts, la réalisation de Browning assurait une cohérence artistique entière à l’œuvre, avec un cadre toujours juste et de rares mouvements significatifs. A l’inverse, en reprenant les plans larges de la version américaine, par souci d’économie (les plans où l’on ne reconnait aucun acteur), et en les mélangeant aux scènes tournées par Melford, la Universal a conçu un film bâtard, bruyant et incessant dans sa frénésie pompière. En outre, notons que la mixité au sein de l’équipe de tournage (acteurs espagnols pour la plupart, mais metteur en scène américain) n’arrange en aucune manière l’harmonie d'un ensemble déjà bien maltraité. Ainsi, le film n’est-il pas mauvais pour autant, mais souffre indiscutablement de la comparaison avec son modèle, bien plus solide, et ne délivre qu’une histoire déformée par une mise en scène dénuée de sens, voulant tout sacrifier à une certaine idée de la modernité filmique. Ce qui n’est absolument pas le cas, tant le film, plus long et plus ennuyeux que le précédent, souffre de son important vieillissement.

Cette version espagnole permet de se rendre compte à quel point la version américaine première était plus aboutie et plus constante. Nombre d’amateurs du cinéma d’épouvante de cette époque semblent donner raison à cette deuxième version qui leur paraît plus inventive. Ce n’est en réalité que poudre aux yeux, car même nantie de quelques séquences réussies, elle n’en demeure pas moins anecdotique comparée au film de Browning, trop ascétique mais autrement plus important.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 17 février 2009