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Critique de film
Le film
Affiche du film

Dracula

L'histoire

1462, en Transylvanie. Le sanguinaire Vlad Tepes (Gary Oldman) part en guerre contre l’envahisseur Turc. Au cours du combat, croyant à la fausse nouvelle de sa mort, son épouse Elisabeta (Winona Ryder) se suicide. Désespéré, se sentant trahi par l’Eglise qui refuse des funérailles à la jeune femme, le comte Vlad renie Dieu et se retrouve damné : il devient un non-mort, le vampire Dracula. Quatre siècles plus tard, en 1897, le vampire, sous l’apparence d’un noble vieillard, acquiert une propriété à Londres via un jeune notaire qu’il a invité dans son château des Carpates, Jonathan Harker (Keanu Reeves). Tandis que Harker est retenu prisonnier en Transylvanie, Dracula, cette fois sous l’apparence d’un jeune dandy, part pour Londres afin de découvrir la civilisation moderne. Mais il veut surtout rencontrer Mina, la jeune fiancée de Harker, dont il a vu une photographie, et qui est le sosie troublant d’Elisabeta. Parallèlement, il commet des ravages chez Lucy Westenra (Sadie Frost), la meilleure amie de Mina. Pour guérir Lucy, dont le mal est « inconnu », son mari, Lord Arthur Holmwood (Cary Elwes), fait appel à Van Helsing (Anthony Hopkins), un éminent universitaire, spécialiste de l’occulte... et des vampires. Celui-ci comprend immédiatement ce qui arrive à la jeune femme et engage une guerre acharnée contre Dracula.

Analyse et critique


Pour charmants qu'ils soient, Peggy Sue s'est mariée (1986) et Jardins de pierre (1987) avaient un peu déçu les admirateurs de Francis Ford Coppola : ces films n'avaient pas l'ambition formelle que l'on attendait de l'auteur d'Apocalypse Now, de Coup de cœur et de Rusty James. Il faut dire qu'au milieu des années quatre-vingt, Coppola était dans une sorte de dépression : dépression morale, on peut le comprendre, après la mort accidentelle de son fils aîné Gio, au début du tournage de Jardins de pierre ; dépression « artistique », on peut le comprendre aussi, après la grande période créatrice qui allait d'Apocalypse Now (1979) à Cotton Club (1984), période intense qui avait vu s'enchaîner tournages frénétiques, projet de conquête hollywoodienne, avec la création du studio indépendant Zoetrope, et faillite totale suite à l'échec commercial cuisant de Coup de cœur en 1982. Mais s'il est un cinéaste résilient dans l'histoire du cinéma, c'est bien Coppola. Preuve en est aujourd'hui son retour étonnant à la réalisation, avec le projet fou Megalopolis, lancé après des années de retraite, à l'âge canonique de 83 ans !


Ainsi, après la sortie de Jardins de pierre à la fin de 1987, et grâce au soutien de son ami de toujours George Lucas, Coppola reprend du poil de la bête et lance le formidable Tucker (1988), l'un de ses chefs-d’œuvre. Toujours endetté, mais en pleine forme, il enchaîne ensuite avec deux commandes spectaculaires et prestigieuses qui vont contribuer, grâce à leur succès, à le renflouer financièrement : Le Parrain 3 (1990) et Dracula (1992). Commandes de studio sans doute, mais exécutées avec art et maestria. Avec le recul, et en attendant peut-être Megalopolis, on peut voir l'enchaînement Tucker - Le Parrain 3 - Dracula comme la dernière grande période créatrice de Coppola, les années suivantes ayant donné des films intéressants mais beaucoup moins éclatants, soit par manque d'ambition formelle (Jack, L'Idéaliste), soit par manque de moyens (la trilogie indépendante des années 2000 : L'Homme sans âge, Tetro, Twixt).


Coppola n'est pas à l'origine de Dracula : c'est la comédienne Winona Ryder, alors au sommet de sa popularité et désireuse de travailler avec le cinéaste (après la tentative avortée du Parrain 3), qui le pousse à le faire. Ryder est tombée amoureuse du script de James V. Hart, qui a eu l'intelligence, pour renouveler le mythe éculé de Dracula, de revenir à la source et de respecter le caractère épistolaire et composite du roman de Bram Stoker. Plus que tout, Hart a grandement développé un élément qui n'était qu'en germe dans le roman : l'histoire d'amour entre Mina Harker et le comte Dracula - amour seulement suggéré dans les dernières lettres de l'héroïne (elle émet le désir de mieux connaître la contrée d'origine du comte et exprime sa pitié envers lui, au moment où il est pourchassé par Van Helsing et ses hommes). Coppola est ravi de cette commande : non seulement il y voit une occasion unique de recherche formelle et de succès commercial, mais en plus cela le ramène à ses premières amours, lui qui a commencé sa carrière avec le gothique Dementia 13, sous l'égide de Roger Corman.



Pour se démarquer des autres adaptations de Dracula, Coppola décide de faire dans le symbolisme délirant. Dans sa vision expérimentale et poétique du cinéma, le réalisateur cherche toujours à ce que l'objet-film devienne son sujet ; par exemple, Tucker ressemble à une voiture élancée et rutilante ; Rusty James ressemble à la vision déformée d'un dépressif daltonien et à demi-sourd, etc. Dans cette optique, Dracula doit donc ressembler au rêve érotique et violent d'un esprit victorien refoulé ! D'où cette sensation de délire fiévreux et d'étouffement que le film procure. Pour traduire au mieux cette vision, non seulement Coppola refuse le monde extérieur (comme Coup de cœur et Cotton Club, Dracula est un film claustrophobe qui revendique l'artifice du studio), mais il va jusqu'à refuser tout effet spécial moderne, en pleine ère Terminator 2 ! Il demande à son fils Roman, réalisateur de seconde équipe extrêmement doué (il sera plus tard le bras droit de sa sœur Sofia et de Wes Anderson), de créer des trucages à l'ancienne, « en dur », devant la caméra, le modèle proclamé (et projeté à l'équipe) étant La Belle et la Bête de Jean Cocteau. Dracula est donc un festival de surimpressions, d'éclairages délibérément théâtraux isolant telle ou telle action, de fausses perspectives, de plans diffusés à l'envers, de caméra renversée, etc. Pour Coppola, c'est à peu près ce qu'un esprit de la fin du XIXe siècle, ayant visionné les premiers films de l'histoire du cinéma, pourrait rêver la nuit, dans un accès de fièvre (en anticipant un peu pour les mouvements de caméra !). Allusions amusées et superbes à ce principe : un plan des rues encombrées de Londres est carrément filmé avec une vieille caméra Pathé du début du siècle (effet troublant) ; et surtout, au cours du récit, le comte Dracula va au cinématographe (nous sommes en 1897) et admire sincèrement ce progrès technique qui évoque un rêve éveillé, là où Mina, bourgeoise un peu snob et refoulée, ne voit qu’un « spectacle vulgaire ».



Mais plus qu'à Cocteau, le cinéphile pense à Murnau devant Dracula : non pas le Murnau de Nosferatu, adaptation non officielle de Stoker au style relativement sobre et « réaliste » (ce qui le rend d’ailleurs effrayant), mais celui de Faust, sans doute l'un des dix plus beaux films, esthétiquement, de l'histoire du cinéma. Ici comme là, nous avons sous les yeux un univers symboliste et étouffant, à la Gustav Klimt, des décors encaissés comme des gouffres, cloisonnés comme des cercueils, des costumes enserrant et déformant les silhouettes humaines (Oscar mérité pour Eiko Ishioka) ; décors et costumes touffus, au bord de l'embolie, propres à synthétiser toutes les pulsions humaines - ou non humaines, sous la surveillance du démon ultime. Toutefois, entendons-nous : le Dracula de Coppola ne vaut pas Faust, loin de là, et c'est d'ailleurs la limite du film : ce n'est pas le chef-d’œuvre définitif qu’on attendait de la part de l’auteur immortel du Parrain. Pourquoi cette réticence à le classer dans les très grands Coppola, malgré la virtuosité indéniable ? Peut-être précisément à cause de cette virtuosité : Coppola en fait sans doute trop, son film parfois ressemble à un « ride », un tour de montagnes russes dans le monde de Faust et de La Belle et la Bête ! Il est vrai, ne l'oublions pas, que Dracula reste un blockbuster des années quatre-vingt-dix : Coppola ne peut pas faire dans le contemplatif, comme dans Apocalypse Now (qui pouvait se le permettre car on était encore dans les derniers feux audacieux du Nouvel Hollywood) ou même Rusty James (qui pouvait se le permettre parce que c'était tout simplement un petit budget). On ne ressent pas cette métaphysique et cette vision totale de l'humanité que Murnau parvenait à créer avec une poignée d'acteurs. Malgré ses moyens techniques délibérément « ancestraux », qui apparaissent du coup comme un peu superficiels (même si admirablement exécutés), Dracula reste un « ride » d'horreurs en tous genres, qui veut en mettre plein la vue au grand public, public à l'époque principalement constitué d'adolescents : sang à profusion, vues du « tueur » en caméra subjective presque « clippesque », monstres poilus prenant une vierge de manière caricaturale, chauve-souris géante, décapitations à gogo, etc. Mais pour décevant qu'il soit sur le plan « métaphysique », Dracula développe tout de même deux aspects intimes et profonds qui lui donnent un certain avantage sur les blockbusters de l’époque (et d’aujourd’hui) : d’une part, le film constitue un discours troublant sur la maladie - le « mal inconnu », d’origine « sexuelle », qui emporte Lucy, évoque évidemment, pour le spectateur de l’époque, le sida, virus qui fait alors des ravages catastrophiques. Mais si cette dimension « d’actualité » s’est un peu estompée avec le temps, il reste cette peur immémoriale de la contamination et de la dégradation du corps, peur qui rend toujours poignant le sort de la jeune femme.



D’autre part, Dracula est aussi et surtout une superbe histoire d'amour à travers le Temps, chose que Coppola ne pouvait que ressentir au plus profond de lui-même car le Temps, la réincarnation (réelle ou métaphorique), la succession douloureuse et mélancolique des générations humaines, le poids du passé, sont ses sujets-phares depuis ses débuts. Grâce à l'interprétation habitée, protéiforme, de Gary Oldman, au charme fragile de Winona Ryder et surtout grâce à la musique extraordinaire de Wojciech Kilar, toutes les scènes romantiques de Dracula valent pour le coup celles de Cocteau : Elisabeta se jetant dans le vide par désespoir ; le jeune Vlad, fou de douleur, plantant son épée dans le cœur d'une statue chrétienne et celle-ci inondant la pièce de sang ; le vieux Dracula troublé par la photo de Mina Harker, sosie de son épouse défunte, et renversant de son ombre l'encrier près de la photo ; Mina troublée par le regard profond, insondable, du jeune comte au milieu de la foule londonienne ; Dracula pleurant et « perdant » son jeune visage quand Mina l'abandonne ; Mina léchant la blessure sur le flanc glabre du démon et acceptant avec joie de passer de « l’autre côté »... Rien que pour ces moments passionnels et poétiques, Dracula est un film remarquable dans un Hollywood de plus en plus numérique et froid.


Miracle pour Coppola : ce romantisme délibérément naïf à la Cocteau, cet hommage au cinéma des grands anciens plaît beaucoup au public du monde entier (215 millions de dollars de recettes mondiales, soit l'équivalent aujourd'hui de 450 millions de dollars (1)). Conséquence positive - ou négative selon les goûts -, Dracula relance aussitôt la mode du fantastique gothique et/ou vampirique... jusqu'à aujourd'hui.

Pour la marque qu'il a laissée dans l'industrie cinématographique et dans l'esprit du public, par son caractère indémodable, intemporel, et malgré une interprétation inégale (inauthenticité de certains jeunes interprètes, comme Keanu Reeves ou Billy Campbell, cabotinage plus ou moins réussi d'Anthony Hopkins), c'est ce qu'on appelle un petit classique. Et c'est aussi, à ce jour, le dernier coup d'éclat du maître.

(1) Source Box Office Mojo.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 25 janvier 2023