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Critique de film
Le film
Affiche du film

Domicile conjugal

L'histoire

Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) est désormais marié à Christine (Claude Jade), la jeune fille très sage qu’il courtisait tout au long de Baisers volés. Alors que Christine donne des cours de violon à domicile, Antoine travaille dans la cour de son immeuble, teignant des fleurs pour les rendre plus attrayantes ; un métier insolite qui lui permet d’être en contact permanent avec tous les autres locataires : le barman prolixe, la serveuse qui rêve de coucher avec lui, le retraité qui n’est pas sorti de son appartement depuis plus de 20 ans, le jeune homme peu loquace que l’on pend pour un éventreur... Antoine perd son emploi après avoir raté un mélange ayant détruit toutes ses fleurs mais, par un hasard chanceux, en retrouve vite un autre dans une firme hydraulique américaine où il doit faire manœuvrer des maquettes de bateaux. C’est dans le cadre de son nouveau métier (tout aussi peu banal que le précédent) qu’il rencontre une jeune Japonaise avec qui il a une liaison alors même que son épouse vient d’accoucher de leur premier enfant. Mais cet adultère ne va pas rester longtemps secret ; va-t-il faire capoter leur mariage ? Antoine reviendra-t-il définitivement au domicile conjugal après que le couple se s'est séparé ?

Analyse et critique


« Quand on touche à l'adultère, ce n'est pas gai et, pour faire une chose gaie, il faut mentir comme dans certaines comédies américaines » disait Truffaut.

Domicile conjugal est le dixième long métrage de François Truffaut et la quatrième chronique mettant en scène celui qu’il s’amusait à appeler son alter ego, le Parisien Antoine Doinel. Il y eut tout d’abord Les 400 coups qui narrait l’adolescence tourmentée du jeune Antoine, séchant les cours, errant dans les rues de Paris pour échapper à la tristesse de sa vie familiale puis finissant dans une maison de redressement de laquelle il allait réussir à s’enfuir. Le court métrage Antoine et Colette se déroulait trois ans après ; Antoine vivait désormais dans un modeste appartement, avait trouvé un travail chez Philips et son seul souci était désormais de réussir à convaincre une jeune bourgeoise, Colette (Marie-France Pisier), de tomber dans ses bras. Ses tentatives se solderont toutes par un échec et, après un laps de temps de cinq années, nous le retrouverons dans Baisers volés en tant qu’engagé volontaire dans l’armée - par déception sentimentale ? - au sein d’une caserne parisienne. Trop instable, il sera limogé et deviendra veilleur de nuit puis détective. Alors qu’il semble que son amie Christine le fasse tout autant lanterner que Colette, elle finira cependant par accepter le mariage. Le film se terminait sur une note assez insolite : alors que les deux futurs époux sont assis sur un banc, très complices, un homme inconnu vient déclarer sa flamme à la jeune femme. Antoine est tellement déstabilisé qu’il n’ose rien dire ni rien faire. Ils repartent néanmoins silencieusement, main dans la main, dans les rues d’un Paris ensoleillé. Ce fait a priori anodin a cependant jeté un froid et l’on ne sait pas comment les deux nouveaux amants vont réagir. Une fin ouverte qu’Henri Langlois ne veut pas accepter tellement il s’est pris de sympathie pour le couple ; à la fin de la projection du film, il dit à Truffaut qu’il souhaiterait ardemment les voir mariés. S’étant fait le reproche d'avoir proposé une vision "complaisante" de l'adultère dans Jules et Jim, motivé par son mentor, il décide alors de poursuivre son cycle Doinel avec Domicile conjugal qu’il voit comme un remake "gai" de La Peau douce dont il regrettait également la trop grande tristesse.


Entre-temps, très prolifique, Truffaut se sera rendu à la Réunion pour tourner une adaptation du roman de William Irish qu’Antoine Doinel lisait alors qu’il était gardien de nuit dans Baisers volés, La Sirène du Mississippi - film encore beaucoup trop mésestimé à mon goût -, avant de réaliser le très réputé L’Enfant sauvage d’après l’histoire vraie du jeune Victor de l’Aveyron. L’envie de Truffaut lorsqu’il se lance dans Domicile conjugal est de réaliser une comédie à l’américaine du style de celles de Leo McCarey ou Ernst Lubitsch, des cinéastes qu'il vénère. Son film n’obtiendra pas les mêmes dithyrambes que L’Enfant sauvage, le réalisateur lui-même n’en étant pas pleinement satisfait. Et c’est bien dommage, cet opus nous apparaissant au contraire comme l’un des plus délicieux de son auteur, bien plus harmonieux que Baisers volés. Il faut dire que les conditions de tournage ne furent pas les mêmes et que l’on retrouve dans Domicile conjugal la rigueur qu’il manquait au film précédent par le fait que l’équipe n’avait au moment de Baisers volés pas vraiment la tête au travail, ne venant sur le plateau qu’en guise de récréations entre plusieurs réunions extra-cinématographiques dans le but de maintenir Henri Langlois à la tête de la Cinémathèque française. On retrouve dans Domicile conjugal les mêmes qualités que dans Baisers volés mais dans un ensemble un peu plus tenu, plus harmonieux et bien moins débridé. Mais que ceux qui avaient apprécié ce mélange "truffaldien" unique et immédiatement reconnaissable de réalisme et de fantaisie se rassurent : si la différence de ton entre Les 400 coups et Baisers volés était importante, la mélancolie se délitant en cours de route, Domicile conjugal se situe dans la droite lignée douce-amère de son prédécesseur, seulement plus rigoureux dans son écriture ainsi que plus posé, tant au travers des situations qu’au niveau du rythme et de l’interprétation. Ce regain de sobriété n’empêche aucunement une toujours aussi grande virtuosité de la mise en scène, une toute aussi belle maîtrise formelle ainsi qu’une toute aussi revigorante vitalité.


Domicile conjugal est une comédie de mœurs sur un couple marié, sa complicité et ses petits tracas quotidiens, puis enfin, dans une dernière partie, à propos de l’adultère et ses conséquences. Le générique s’ouvre sur une séquence qui annonce L’Homme qui aimait les femmes, le réalisateur suivant le personnage de Christine faisant ses courses en ne filmant que ses jambes effilées. Que ce soit chez l’épicier ou chez le marchand de journaux (la voix de ce dernier étant celle de Truffaut), elle semble avoir une apparence tellement jeune qu’elle se fait appeler mademoiselle, cette dernière n’hésitant pas à corriger haut et fort avec un bel aplomb : "Non, pas mademoiselle, madame !" Elle qui regrettera plus tard dans le courant du film d’avoir encore été pucelle à 20 ans ("Vierge à 20 ans ; j’étais un anachronisme vivant, un véritable monstre"), affirme désormais avec fierté son nouveau statut de femme mariée. Le cinéaste, en ne la filmant d’abord que sous cet angle, semble nous dire que son alter ego a bien de la chance d’avoir une épouse aux si jolis jambes. Il met également d’emblée en avant Christine plutôt qu’Antoine, la femme allant se révéler être la pierre angulaire de la famille, son membre le plus fort, le plus stable et finalement le plus rassurant (elle dit aimer ce qui est net et droit, contrairement à son époux qui louvoie sans cesse), celui sur l’épaule duquel Antoine ne cessera de se pencher y compris alors qu’il est en train de passer la dernière soirée avec sa maitresse lors d’une séquence au restaurant qui doit beaucoup à Lubitsch. Quel plaisir de constater que le temps de présence de Claude Jade à l'écran s’est multiplié au point de faire quasiment jeu égal avec son génial partenaire (plus sobre dans son jeu que dans "l’épisode" précédent), que son rôle se soit considérablement étoffé, l’une des plus grandes qualités du film étant l’alchimie qui s’opère entre ce duo de comédiens qui offre à l’écran un couple de cinéma tout à fait crédible malgré la succession de situations qui oscillent sans cesse, comme c’était déjà le cas dans Baisers volés, entre réalisme (toutes les vignettes consacrées à la vie quotidienne du couple) et insolite (les professions d’Antoine, les tulipes qui s’ouvrent pour faire apparaitre des petits papiers cachés au sein de leur cœur, l’escalier de bibliothèque sans bibliothèque...).


Pour en revenir à la première scène, on constate aussi instantanément que la musique d’Antoine Duhamel s’avère plus dissonante, moins mélancolique qu’auparavant ; comme si les auteurs nous prévenaient que maintenant qu’Antoine s’était casé, nous allions un peu moins rire ou sourire. Mais qu’on ne s’y trompe pas ; même si les auteurs se montrent critiques envers certaines mœurs petites-bourgeoises ainsi qu'à l'encontre de l’institution du mariage, c’est toujours fait avec délicatesse et sans jugements hâtifs. Même si le film va aborder l’adultère (cependant pas avant la fin de la première heure), et si l’amertume et les désillusions seront de la partie, Domicile conjugal n’en demeurera pas moins presque constamment savoureux et délicieux. La partie adultérine souvent vilipendée, ne l’est pas tant à cause du jeu de l’actrice japonaise, de ses intonations ou de sa façon de parler qui participent au contraire selon moi de cette pointe d’incongruité, mais du fait de sa faiblesse d'écriture et de son manque de crédibilité ; on ne croit jamais vraiment à la relation entre Antoine et cette femme, et surtout on a du mal à se faire à l’idée qu’il ait pu tromper une femme aussi charmante que son épouse avec une autre aussi glaciale et si peu aimable. Ce sera le seul point faible d’un film par ailleurs constamment réjouissant et, qui plus est, rempli de délectables hommages cinématographiques ainsi que de clins d’œil aux films précédents de la saga Doinel comme le "remake" de la séquence du baiser dans la cave. Avec toujours en tête de tourner une véritable comédie, si Truffaut et ses auteurs parviennent à parfaitement bien retranscrire la vie du couple (auquel beaucoup de monde pourra s’identifier), ils font naitre également une belle et gouailleuse galerie de personnages, tous plus pittoresques les uns que les autres, ainsi qu’une multitude de situations insolites. On s’amusera ainsi de ce patron de café prolixe, de sa serveuse obsédée par l’envie de coucher avec Doinel, du retraité ne voulant pas sortir de sa mansarde tant que Pétain ne sera pas enterré à Verdun, de ce jeune artiste-imitateur (dont le texte de son sketch à la télévision est en partie celui de Delphine Seyrig dans Baisers volés) pris au départ pour un tueur, de ce collègue misogyne sortant cette phrase désopilante après avoir essayé de harceler sa secrétaire : "Si j’avais des seins, je passerais mon temps à les caresser..." ; on sourira aux métiers trouvés par Léaud (coloriste de fleurs, manipulateur de maquettes...), à la façon dont il a obtenu sa place au sein de l’entreprise américaine, à sa manière de déclamer "Mon fils sera Victor Hugo ou rien !" en tenant le nourrisson à bout de bras, au running gag de l’ami "emprunteur", à ses blagues à son épouse comme par exemple lorsqu'il lui fait croire que le journal Le Monde a écrit que lors d'un congrès, des VIP avaient reçu "une call-girl bien excitée au lieu d’une collation bien méritée..."


Concernant les hommages, on retiendra encore une fois celui à Laurel et Hardy, noms que donne Antoine aux deux seins "dissemblables" de Christine (on voyait déjà dans Baisers volés deux enfants sortant du magasin de chaussures avec des masques des deux comiques), à John Ford, Léaud passant sous une immense affiche des Cheyennes à la façade d’un cinéma, à Lubitsch à travers des running gags et des situations assez semblables à beaucoup de ceux et celles que l’on trouve disséminés au sein de ses films, à Jean Eustache, la première personne que prévient Antoine par téléphone de son nouveau statut de papa, à Jacques Tati au travers de gags visuels ou sonores (l’attente de l’entretien d’embauche) mais surtout au travers d’une imitation très réussie de Monsieur Hulot sur un quai de métro, ainsi enfin et surtout qu’à Jean Renoir, l’espace scénique que représente la cour de l’immeuble où se situe l’appartement du couple Doinel faisant très fortement penser à celui équivalent du Crime de Monsieur Lange, lieu aussi vivant et pittoresque, aussi important par le fait qu’une grande partie de l’action du film s’y déroule que par le fait d’être le carrefour de toutes les rencontres. Comme Renoir, Truffaut aime énormément ses personnages et il le fait savoir avec une exaltation assez bruyante qui semblera à certains parfois fatigante, à d'autres jubilatoire. Même si Truffaut se reprochera en revanche d’avoir porté des jugements de valeur sur le personnage joué par Jean-Pierre Léaud, il ne fait pas moins de Doinel un protagoniste profondément humain grâce justement aussi à ses innombrables défauts, comme son égoïsme parfois haïssable (lorsqu’il décide du prénom de son fils derrière le dos de son épouse par exemple). Par son intermédiaire, Truffaut dévoilera sa grande souffrance de n’avoir pas avoir été élevé par une famille aimante, reportant son amour sur les autres ("Quand j’aime quelqu’un, je tombe amoureux de toute la famille. J'adore les filles qui ont des parents gentils. J'adore les parents des autres quoi" dira Doinel avec une grande sincérité), son respect pour les prostituée, sa passion dévorante pour la vie au point de ne pas savoir s’ennuyer, son regret d’avoir voulu un temps "salir" sa famille ('"une œuvre d'art n'est pas un règlement de comptes" lui lance sa compagne qui lui reproche de vouloir le faire dans son roman)...


Domicile conjugal est une comédie de mœurs d’une grande justesse et d’une immense fraîcheur qui ne cherche rien d’autre qu’à décrire les joies et peines d’une banale vie de couple, l’adultère, la séparation, les retrouvailles... Une succession de tranches de vie pleines de verve et d’humour, de fantaisie et de surréalisme, de tendresse et de justesse psychologique, qui se termine à nouveau sur une fin ouverte et incertaine. Il faudra attendre L’Amour en fuite en 1978 pour savoir ce qu’il va advenir du couple brinquebalant qui s’est tant bien que mal remis ensemble. On compte sur TF1 et MK2 pour nous permettre de le (re)voir bientôt en Blu-ray.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 18 janvier 2016