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Critique de film
Le film
Affiche du film

Des enfants gâtés

L'histoire

Bernard (Michel Piccoli), réalisateur de cinéma, décide de quitter quelques temps son environnement familial (sa fille d’une dizaine d’années ainsi que son épouse, psychologue pour enfants autistes) pour louer un appartement dans le quartier de Grenelle dans le 19ème arrondissement de Paris afin de pouvoir travailler au calme sur le scénario de son prochain film. Malgré l’aide de son ami Pierre (Michel Aumont), il a du mal à avancer, sans cesse dérangé par les autres locataires qui ont décidé de se battre contre les pratiques abusives de leur propriétaire qui leur réclame des charges exorbitantes. Au début réticent, il tombe sous le charme d’Anne (Christine Pascal), la plus véhémente du comité de locataires de son immeuble qui devient sa maitresse, et finit par se joindre à ses voisins pour les accompagner dans leur combat...

Analyse et critique

A l’heure où je commence à écrire cette chronique en ce tout début d’avril 2021, cela fait une semaine que nous avons perdu Bertrand Tavernier, et jamais la plupart des amoureux du cinéma que nous sommes n’auront été aussi attristés par la disparition d’un artiste tellement il représentait pour une grande majorité d’entre nous. Il était non seulement à mon humble avis, malgré quelques ratages, un très grand cinéaste (du début à la fin d’ailleurs, de L’Horloger de Saint-Paul à Quai d’Orsay, sans compter ses quelques passionnants documentaires pour le cinéma et la télévision) mais également un passeur unique en son genre qui à son niveau n’eut ni prédécesseur ni descendance. Nous ne sommes pas près d’oublier sa curiosité, sa sincérité, sa bonhommie, sa tolérance, son ouverture d’esprit, son enthousiasme, ses saines colères et indignations, sa culture monumentale, sans oublier sa mémoire à toute épreuve qui n’a jamais cessé de nous impressionner. Il suffit d’écouter le commentaire audio du film qui nous concerne ici pour s’en rendre compte : plus de 25 ans après le tournage, il n’avait oublié aucun de ses seconds rôles et se souvenait même des noms de certains figurants non professionnels, ne tarissant pas d’éloges à l’égard de quiconque, continuant même à aller voir se produire au théâtre ou ailleurs beaucoup de ses plus "obscurs" comédiens. Quelle plus belle preuve de sa vitalité et de sa sincère bienveillance à l’égard de tous !


Mais trêve d’hommages, ils furent par ailleurs déjà très nombreux ici et là, pour la plupart extrêmement chaleureux et émouvants. Et puis Tatav - comme il était devenu communément nommé par la communauté cinéphile - continuera à nous accompagner au quotidien puisqu’il nous reste sa trentaine de films, ses livres-pavés, son blog ainsi que ses innombrables interventions sur galettes numériques pour présenter les films qui lui tenaient à cœur ; bref, il n’est pas prêt de quitter la place de choix qu’il occupait et occupe toujours dans la vie de très nombreux cinéphages. Quatrième film de Bertrand Tavernier, le toujours aussi méconnu - et mésestimé - Des enfants gâtés fait suite à trois autres qui ont au contraire été plébiscités et sont devenus des classiques incontestables du cinéma français des années 70, tous trois avec Philippe Noiret : L’Horloger de Saint-Paul, Que la fête commence ainsi que Le Juge et l’assassin. Dans ces trois œuvres, nous décelions déjà quelques saines indignations, contre la peine de mort dans le premier, contre les indécents privilèges dans le deuxième, contre les conditions de travail des enfants à la fin du 19ème siècle dans le troisième. Le sujet principal du cuisant échec commercial que représente Des enfants gâtés tourne principalement autour des difficultés des locataires d’appartements parisiens qui ont à lutter contre les pratiques abusives de leurs propriétaires cyniques et véreux, le scénario fustigeant les manœuvres scandaleuses et les exactions financières de ces derniers pour imposer des charges exorbitantes qui n’étaient malheureusement à l’époque pas "hors-la-loi".



Pas a priori de quoi passionner les foules, la majorité des spectateurs n’étant alors pas forcément très friands de sujets sociétaux ; et d’ailleurs le film fut tellement difficile à financer que Tavernier dut s’improviser coproducteur pour pouvoir le mettre en chantier. Exit les justement reconnus Jean Aurenche ou Pierre Bost au scénario, cette fois Tavernier ayant vécu lui-même alors qu’il logeait rue des Dames la plupart des situations qui sont décrites dans son film (à commencer par celle qui l'ouvre avec drôlerie, mettant en scène l’agent immobilier escroc et culotté joué ici par Michel Blanc), choisit de l’écrire à trois mains avec l’aide de Christine Pascal (de qui il voulait inclure les fantasmes et les peurs) ainsi que celle de Charlotte Dubreuil. Comme le dit lui-même le cinéaste, le point de départ aurait pu être celui d’une comédie italienne de Mario Monicelli ou Dino Risi, celui d’un homme voulant trouver la tranquillité sans jamais pouvoir y parvenir, sans cesse dérangé dans ses occupations par ses voisins. Dans l’appartement que le scénariste loue pour pouvoir travailler au calme, il se rend compte dès le premier jour que par la bouche d’aération lui arrivent continuellement toutes les annonces promotionnelles et autres du supermarché situé au rez-de-chaussée de son immeuble. Il va également être pris dans l’engrenage des luttes collectives des locataires contre leur méprisable propriétaire, prendre conscience de la réalité sociale alors qu’il ne se sentait jusque-là pas concerné par le fait d’être très éloigné de ces astreignantes préoccupations. Tout cela est aussi du vécu, Tavernier ayant été à l’époque l’un des membres les plus actifs du comité de locataires de son immeuble. Michel Piccoli s’est beaucoup nourri de Bertrand Tavernier pour son personnage, que ce soit dans ses tics, ses attitudes, sa manière de bouger ou de s’habiller ; quant à Michel Aumont (qui sera par la suite inoubliable dans Un dimanche à la campagne, son plus beau rôle, celui du fils de monsieur Ladmiral), pour son personnage de scénariste pas très tendre envers la gent féminine, il a pris pour modèle Claude Sautet, allant jusqu’à reprendre quelques-unes de ses phrases et quelques traits de caractère (ce qui ne veut absolument pas dire que ce dernier était misogyne comme l’est Pierre dans le film).



Avec Des enfants gâtés, Bertrand Tavernier s’était en quelque sorte lancé un défi et voulait faire un film plus libre que ses trois précédents, plus éclaté, moins fluide et linéaire, avec la volonté de détruire l’intrigue qui devait expressément partir dans tous les sens "à l’instar des romans de Dos Passos". Comme aussi dans le free jazz, les scènes qui se déroulent dans l’immeuble et mettent en scène les personnages principaux sont parfois brutalement entrecoupées par d’autres séquences n’ayant de prime abord rien à voir avec l’intrigue principale, celles voyant une psychologue/éducatrice pour enfants autistes lors de séances - improvisées - avec ces derniers. On comprendra par la suite qu’il s’agit de l’épouse du personnage interprété par Piccoli et que ces scènes s’imbriquent parfaitement et ont toute leur place au sein de cette réflexion/constat sur l’incommunicabilité dans une société qui devient de plus en plus déshumanisée à l’instar de l’architecture nouvelle et du gigantisme des constructions des cités. Il s’agit également du film le plus autobiographique du réalisateur puisqu’en plus de se servir de ses propres expériences avec par exemple - en plus de celles déjà citées plus haut - le vieillard qui entre dans une laverie pour regarder La Traviata à la télévision, le jeune homme complètement hypnotisé par le tambour de la machine à laver, le voisin (Thierry Lhermitte) qui trouve toujours des excuses pour échapper à toutes les tâches qui lui seraient pénibles, pour éviter de se porter volontaire ou pour échapper à un diner, la séance de diapositives ennuyeuse pour tout le monde (formidable Gérard Jugnot à l’instigation de cette séance), etc, il fait jouer les enfants par les siens (Tiffany et Nils) ou encore par ses neveux et nièces. La petite part d’improvisation dans les scènes collectives renforce la véracité du récit, qui était alors au cinéma le premier à aborder le droit des locataires et le droit au logement, Tavernier étant même précurseur lorsqu’il s’agissait de toucher du doigt les problèmes des sans-papiers (les voisins qui refusent de signer une pétition de peur de se faire ramener au pays) ou du harcèlement moral de certains patrons. Sans oublier le féminisme porté à bout de bras par le personnage et l’expérience de Christine Pascal, se confiant même crument et avec une touchante franchise face caméra à propos du plaisir féminin.


Traité de film de "l'union de la gauche" par certains journalistes et donc a priori très ciblé politiquement, les spectateurs eurent certainement la crainte de tomber sur un film plein de clichés et ennuyeux ; ce qu'il n'est évidemment à aucun moment. Au contraire, il s’agit d’un document sociologique devenu a postériori indispensable, ce côté didactique parfois vilipendé par la critique faisant intégralement partie de l’essence même des préoccupations des personnages : "Si on ne le faisait pas au cinéma, on se priverait de toute une réalité" disait pour s’en défendre le réalisateur au sein du commentaire audio de son film. Car effectivement, les phrases que l’on entend sortir de la bouche des locataires ou propriétaires ont toutes été prononcées un jour ou l’autre, n’ont rien d’écrit et se révèlent au contraire d’une grande justesse. Mais mettons néanmoins qu’un tel sujet puisse en rebuter certains, il ne faut pas oublier qu’il s’agit certes avant tout d’un film sociétal mais non dénué ni d’humour jovial (presque tous les membres du Splendid sont réunis pour le meilleur) ni de poésie à travers la voix off d'Edouard Lunz, de la magnifique partition de Philippe Sarde inspirée pour un morceau absolument sublime de Marin Marais (la musique baroque interprétée par des jazzmen donnant un résultat extrêmement poignant), mais aussi grâce au travail photographique d'Alain Levent et ses superbes plans en extérieurs sur Paris - même si défiguré par les grues, chantiers, terrains vagues, autoroutes et grands ensembles -, ou encore comme ses plans d’ensemble de nuit sur un extrait de La Traviata. Un patchwork cinématographique brassant d'innombrables thèmes, allant des affres de la création artistique à la jouissance féminine en passant par l’émancipation des femmes, l'éducation des jeunes enfants à problèmes et surtout les difficultés et la solidarité des colocataires face aux propriétaires sans scrupules...


Pour résumer brièvement ce que l’on peut retenir de ce film mal-aimé de la filmographie de Bertrand Tavernier, l'on pourrait dire que si tout ce côté anarchique du fond et de la forme pouvait sembler improbable sur le papier, la fougue de la réalisation, le fort engagement social et la générosité du propos ainsi qu'un esprit contestataire bienvenu se révèlent assez vite euphorisants. De l’humour, de la mélancolie, de l'émotion (Tavernier offre à Christine Pascal un magnifique portrait de femme révoltée, revendicatrice, libre et moderne), une joviale humanité, de la poésie du quotidien pour un document sociologique indispensable qui n’en oublie pas de mettre également au premier plan une histoire d’amour poignante entre un bourgeois parvenu et une chômeuse. Le tout enveloppé dans une belle musique de Philippe Sarde avec pour commencer la gouleyante chanson du générique écrite par Jean-Roger Caussimon et chantée par... Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle ! Une belle réussite parfois entachée de quelques lourdeurs qui, noyées dans la sincérité du cinéaste en sa foi citoyenne jamais prise en défaut et au sein d'une joie de réaliser de tous les plans, passent néanmoins comme une lettre à la poste. Tavernier refera un film de ce style toujours avec la même exaltation avec Ca commence aujourd'hui sur la détresse sociale causée par la pauvreté et qui touche les plus jeunes enfants. En attendant cet opus assez sombre, Des enfants gâtés s’avère aujourd’hui un témoignage précieux sur l’urbanisation galopante et agressive du Paris des années 70 et de la solidarité qui s’est élevée face à cette brutale mutation. Un état des lieux qui ne va pas sans désillusions mais dont le côté frondeur ne nous permet pas d’avoir le temps de nous apitoyer. Une œuvre pas si mineure qu'on a voulu le dire, peut-être même l'une des plus attachantes de la filmographie du regretté Bertrand Tavernier.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 18 octobre 2021