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Critique de film
Le film
Affiche du film

Dersou Ouzala

(Dersu Uzala)

L'histoire

Au coeur de la taïga de l'Oussouri, en Sibérie, Dersou Ouzala, chasseur solitaire et nomade depuis la mort de ses enfants et de sa femme, croise au cours de l'année 1902 l'expédition de l'explorateur russe Vladimir Arseniev, chargé de faire des relevés topographiques de la région. Dersou devient le guide de l'équipe et apprend peu à peu à Arseniev à connaître et à aimer la nature qui les environne. En échange de cet apprentissage à la fois intuitif et proche de la superstition, Arseniev partage volontiers ses connaissances scientifiques avec son nouvel et étrange ami. Mais le temps de la séparation arrive et les deux hommes réalisent la force des liens qui les unissent désormais...

Analyse et critique

Dans le bidonville de Dodes’kaden, une rencontre furtive a lieu. L’enfant-Dodes’kaden et sa locomotive imaginaire manquent d’écraser un peintre du dimanche qui s’est installé trop près des rails invisibles. Deux espaces, qui ne peuvent pas communiquer (car intérieurs à chaque personnage, l’un ne voit la misère qui l’entoure - il ne voit que sa locomotive - et l’autre la voit trop - il la peint) se percutent. Existe-il un lieu où les deux espaces pourraient s’emboîter l’un dans l’autre, constituant à eux deux un espace homogène ? Dersou Ouzala, réalisé en 1976, éclaire rétrospectivement cette perspective.


Lorsque qu’Akira Kurosawa débute le tournage de Dersou Ouzala, il s’agit de son premier film hors du Japon. Le premier, également, dans une autre langue que le japonais et avec des acteurs non japonais. Si la Russie ne lui est pas étrangère (Les Bas-fonds, en 1957, est adapté de la pièce éponyme de Maxime Gorki), il rencontre un nouvel espace. Un espace avec lequel il va devoir apprendre à communiquer. Il a d’ailleurs « choisi » de quitter le Japon car Barberousse a été un échec foudroyant en 1965. Kurosawa a dès lors d’importantes difficultés pour convaincre la Toho, qui lui refuse des scénarios. Il se tourne vers les États-Unis, sans succès (George Lucas, Francis Ford Coppola ou encore Martin Scorsese viendront à sa rescousse des années plus tard). Début 1970, il crée une coopérative de production avec ses amis cinéastes Kon Ichikawa, Keisuke Kinoshita, Masaki Kobayashi (Les Quatre cavaliers) dont Dodes’kaden sera le premier projet. Un échec de plus. Kurosawa intentera même à sa vie en 1971. De 1965 à 1980, il ne réalisera que quatre films. L’’Oscar du meilleur film étranger 1976 pour Dersou Ouzala rappellera à tous que le réalisateur fait toujours partie des plus grands.


Dersou Ouzala pourrait donc être la suite de cette rencontre de Dodes’kaden. Ici, l’explorateur-géographe Vladimir Arseniev est envoyé sur les bords de l’Oussourri pour cartographier cet espace encore inconnu. Son œil est sûr, voit large (c’est son métier de voir) mais dans cette zone immense il ne voit rien. Il est comme le spectateur, il découvre l’immensité du territoire. C’est sa voix qui nous guide au travers du film et c’est l’écriture et la photographie qui lui permettent d’avancer. S’il se perd, il recompose à rebours son chemin. C’est presque pour lui un plaisir de se perdre (à l’instar du spectateur ?), puisque cela lui permet finalement d’avancer (dans sa découverte, dans sa cartographie de l’inconnu). Lorsqu’il rencontre Dersou, il comprend vite son erreur : il n’existe pour lui qu’un seul espace, celui de la géométrie. Serge Daney, dans les Cahiers du Cinéma à l’époque de la sortie du film, notait qu’Arseniev était « voué à la ligne droite ». Dersou, lui, est un chasseur, son œil est différent. C’est un « lecteur » de la nature (si les oiseaux chantent, c’est qu’il va arrêter de pleuvoir ; les traces de pas sont celles d’un Chinois). Il n’est pas relayé par des instruments scientifiques, il est condamné au détour. Entre lui et Arseniev, deux conceptions différentes du monde s’affrontent. Daney encore : « Arseniev, c’est l’appel du hors-champ (comme on dit appel au secours) et Dersou le creusement de ce champ (comme on creuse pour trouver un trésor). Arseniev c’est la fameuse (et fumeuse) communion (imaginaire) avec la Nature (avec un grand N), Dersou c’est l’échange symbolique incessant avec l’environnement (avec un petit e). L’environnement n’est pas la Nature. » Lors de la première scène de séparation des deux hommes, sur des rails (Dodes’kaden n’est pas loin, le transsibérien achevé quelques années auparavant non plus) qui achève la première partie, Arseniev et ses hommes continuent leur chemin en ligne droite. Dersou ne peut pas rester avec eux. Il n’avance pas en ligne droite. Il quitte le chemin tracé pour retourner dans la nature.


Dersou devient rapidement essentiel à Arseniev. Dans la première partie du long métrage, c’est lui qui semble avoir le dessus. C’est lui qui guide, c’est son regard qui fait foi. L’espace des deux hommes tient ensemble (sans se confondre totalement). Au cours de l’incroyable exploration du lac, Arseniev ignore les appréhensions de Dersou et s’avance inconsidérément au cœur des étendues glacées. Il avance tout droit, fidèle à son regard. Sauf qu’il n’a pas prévu, pas pensé, que cette surface subissait des changements incessants, qu’il ne pouvait la cartographier de manière exacte. Il est pris au piège de son propre regard. Il impose un détour aux deux hommes. C’est Dersou, imposant son regard (sa conception du monde), qui va sauver les deux explorateurs. Il va transformer l’instrument de contemplation d’Arseniev (son trépied) en objet utile (il l’utilise comme un bâton de chasseur) pour les protéger. Dersou a inversé, pour Daney, « l’usage de l’appareil photographique, il le tourne vers l’intérieur, il en fait la chambre noire d’un espace autre, lieu de survie et d’une sorte de renaissance ». La voix d’Arseniev permet au spectateur de s’identifier, de se placer dans l’émotion. Que l’homme est petit face à la nature. Kurosawa nous délivre alors peut-être l’un des plus beaux plans de sa filmographie : à droite la Lune, à gauche le Soleil, au milieu et de dos, Arseniev et Dersou puis entre Arseniev et la Lune, à gauche, confronté à l’immensité, le trépied. Comme dans Dodes’kaden, les personnages, quand bien même ils partageraient un même espace, ne peuvent s’unifier. Dans Vivre en 1952, le vieux Watanabe, se sachant sur le point de mourir, décidait finalement de consacrer les derniers moments de sa vie à la construction d’un parc pour enfants au cœur de la ville. Dans Sanjuro, Toshirô Mifune, seul contre tous, glisse dans des espaces différents de ceux de ses ennemis, n’est ainsi jamais touché, aérien et gracieux tel un danseur dans un ballet.

Arseniev cherche à faire rentrer le hors-champ dans le champ, il cherche à l’effacer. Dersou, comme le précisait Daney, creuse, lui, le champ. Kurosawa se garde bien de choisir entre les deux hommes. C’est peut-être là toute la maestria du film. On a dit que les deux personnages partageaient le même espace mais pas le même champ. Jamais, ou presque, Kurosawa ne décide d’utiliser le champ / contre-champ pour qu’Arseniev et Dersou soient face à face. Daney dénombre trois moments où le réalisateur japonais nous offre un plan subjectif :

- Arseniev prend Dersou en photo. L’appareil photographique prend une sorte de revanche. Revanche de la ligne droite et de la pose. À partir de là, Dersou va commencer à y voir moins ;
- Rencontre avec le tigre. Dans cette scène, Dersou tire, le tigre s’enfuit. À partir de là, Dersou perd toute confiance en lui.
- L’épreuve du tir au gant. Là encore, tout a changé : Dersou rate la cible (en ligne droite); lui qui avait épaté les soldats en faisant mouche au premier coup sur une cible plus petite (une corde) et mouvante (mais justement, c’était une cible mouvante, décrivant un arc de cercle).



Le face-à-face est fatal à Dersou. À partir de ce moment-là, il va décliner. Lui le chasseur ne peut plus chasser, il ne voit plus. C’est presque comme si son regard d’homme de la nature (de sauvage) lui avait été volé par l’appareil photographique (le monde civilisé). Kurosawa se refuse alors à verser dans des écueils qui amèneraient l’homme civilisé à sacrifier le sauvage (Le Nouveau monde de Terrence Malick et l’histoire de Pocahontas, parmi d’autres) ou à culpabiliser le civilisé qui extrait le sauvage de son habitat (la figure de King Kong, L'Enfant sauvage de Truffaut, parmi d’autres). Dersou, se sachant maintenant condamné, demande à Arseniev de le sauver, de lui faire quitter la Taïga qu’il ne peut plus affronter. Mais Arseniev est un Occidental, prisonnier de sa culture qui cannibalise tout ce qu’elle touche. Plein de bonne volonté, presque involontairement, il va transformer Dersou en petit ours captif jouant avec son jeune fils. Lui, que les soldats au début du film avaient pris pour un ours sauvage et dangereux.

Dans le dernier plan du film, qui a d’abord commencé avec un Arseniev revenant dans une Taïga transformée (qui a changé de champ et sur laquelle son regard a aussi changé), l’explorateur vient rendre hommage à son vieil ami Dersou (il fait vivre sa légende), Arseniev se trouve devant la tombe du chasseur. Sur cette tombe, il ancre le bâton à deux pointes de Dersou. Les deux hommes partagent toujours le même espace, mais resteront maintenant à jamais séparés. Arseniev à gauche, Dersou à droite, le bâton-trépied au milieu.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Damien Le Ny - le 27 avril 2022