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Critique de film
Le film
Affiche du film

Chevauchée avec le diable

(Ride with the Devil)

L'histoire

1861. La Confédération sudiste est formée, la guerre de Sécession éclate. Dans le Missouri, Jake Roedel (Tobey Maguire), fils d'un pauvre immigrant allemand, et son ami d'enfance Jack Bull Chiles (Skeet Ulrich), rejoignent les Bushwhackers pour venger la mort du père de Jack, un riche planteur abattu de sang-froid par les partisans de l'Union. Car parallèlement aux lointaines campagnes militaires officielles, des combattants pro-sudistes opérant en commandos isolés (ces fameux Bushwackers) s'engagent dans une violente guérilla, tuant aussi bien les soldats du camp adverse que leurs sympathisants. Pour affronter le rude hiver qui s’annonce, les guérilleros se dispersent et nos deux jeunes gens décident de faire une pause en se terrant dans un abri de fortune creusé de leurs mains à flanc de colline, en compagnie de deux compagnons d'armes, George Clyde (Simon Baker) et son ancien esclave Daniel Holt (Jeffrey Wright)…

Analyse et critique



Lorsque est évoqué le nom de Ang Lee, ce cinéaste, scénariste et producteur d’origine taïwanaise ayant fait toute sa carrière à Hollywood (ou tout du moins en Occident), certains l’ayant découvert à ses débuts se remémorent avec une certaine émotion ses deux sympathiques chroniques de mœurs intimistes qu’étaient Sucré salé et Garçon d’honneur, les amateurs des romans victoriens de Jane Austen de son excellente adaptation de Raison et sentiments, d’autres de Ice Storm avec Kevin Kline et Sigourney Weaver, les ‘marvelophiles’ de son Hulk tant décrié par les fans, alors qu’une majorité du grand public vous citera à coup sûr ses plus gros hits tels Tigre et Dragon ou le multi récompensé Le Secret de Brokeback Mountain, que les technophiles se souviendront émerveillés de son impressionnant Odyssée de Pi et les cinéphiles un peu plus pointus de Hôtel Woodstock ou de Un jour dans la vie de Billy Lynn. Il y en a donc pour tous les goûts au sein de la filmographie de l’éclectique réalisateur connu pour la diversité des genres abordés ainsi que pour ses changements de style d’un film à l’autre.



Et pourtant une de ses œuvres, et non des moindres, est bien trop souvent occultée ! Et pour cause, reniée et sabordée par Universal qui, appâté par le titre choisi et les déclarations d’intention de ses auteurs, s’attendait à sortir un film épique et bouillonnant plein de bruit et de fureur (ce qu’il est en partie) et non pas à une œuvre majoritairement intimiste. Le studio avait pourtant investi des sommes considérables dans ce tournage de presque trois mois. Présenté à Deauville en 1999, il ne sortira que trois ans plus tard en France suite à l’immense succès de Tigre et dragon, mais sans grand battage médiatique. Il s’agit évidemment de ce Ride with the Devil, à mon humble avis la plus grande réussite du cinéaste, son film le plus ample et inspiré qui abordait encore une fois par un autre biais ses thèmes de prédilection, à savoir les relations entre tradition et modernité (en quelques sorte représentées ici par les deux gros blocs en présence même si ces généralités sont expressément caricaturales) ainsi que la tentation par les individus de s’extraire de la norme sociale, considérée parfois comme une forme d’esclavage, pour mieux affirmer leurs choix et aspirations. Et paradoxalement, comme le film n’est pas du tout manichéen - à l'instar de ses auteurs - mais au contraire très complexe, certaines institutions comme le mariage au départ ridiculisées par le protagoniste principal seront à l’origine de son nouveau départ dans la vie. Comme quoi, nous rappellent les auteurs, pour tout un chacun rien ne doit être figé dans le marbre, tout est susceptible d'évoluer, entre autres également ici l'avis de Jake sur l'esclavage au contact d'un noir récemment affranchi.



Selon Ang Lee l'esclavage existe sous bien des aspects et le cinéaste l'expliquait ainsi lors d’une interview durant le tournage de son 6ème long métrage, ce magnifique Chevauchée avec le diable : "Il y a la guerre, l'histoire d'amour, l’amitié virile et surtout, le thème de la volonté d'émancipation dans le contexte de la guerre civile. L'esclavage est bien sûr l'exemple extrême qui m'a attiré. Nous sommes tous esclaves des obligations sociales. On peut opposer la liberté individuelle à la contrainte sociale. On est écartelés entre les deux. C'est un sujet qui se prête à un grand spectacle." D’ailleurs, sans rentrer plus avant dans le débat, comme de nombreux historiens l’ont rappelé, la guerre de Sécession ne fut pas tant un affrontement entre esclavagistes et abolitionnistes que le choc de deux visions et conceptions du monde et de leur pays. Si les sudistes furent esclavagistes, les nordistes ne seraient-ils pas à rapprocher des colonialistes puritains en voulant imposer leur mode de vie ? A ce propos, une phrase du film déclamée par un confédéré en dit plus que de longs discours lorsqu’il parle de la volonté des nordistes de rééduquer les enfants du Sud : "Mais ce que je veux dire, c'est qu'ils ont rassemblé tous les élèves dans cette école, parce qu'ils pensaient que tout le monde devait penser et parler de la même manière "libérée", sans se soucier du rang, des coutumes ou des propriétés. Et c'est pour cela qu'ils gagneront. Parce qu'ils croient que tout le monde devrait vivre et penser comme eux. Et nous perdrons, parce que nous nous moquons bien de la manière dont ils vivent. Nous ne nous soucions que de nous-mêmes."



Le scénariste James Schamus disait d’ailleurs à l’époque du tournage à propos de la Guerre de Sécession : "Nous vivons à une époque où ce type de guerre civile, qu'il s'agisse d'un terme politique ou de la réalité, comme en Bosnie ou au Rwanda, fait partie de notre quotidien. Il y a quelque chose de contemporain dans cette présentation de la guerre civile qui s'éloigne de la mythologie américaine. On pense à cette guerre comme à une campagne militaire, le choc de grandes armées dirigées par de nobles généraux. La guerre civile fut cela mais elle fut aussi bien davantage. Au Kansas et dans le Missouri, cette guerre opposa des voisins, et des frères en proie à de terribles cas de conscience." Ang Lee et son scénariste revisitent ainsi avec une grande lucidité l’histoire officielle avec une volonté de réalisme et d’authenticité qui leur fait honneur, ne jugeant personne, laissant à chacun ses parts d’ombres. Et ils accouchent ainsi, avec La Charge victorieuse (The Red Badge of Courage) de John Huston, du film le plus passionnant sur cette tragique page d’histoire, deux films à hauteur d’hommes reléguant les faits historiques au second plan, décrivant surtout les exactions liées au conflit, à la situation de guerre civile faisant se battre entre eux d’anciens voisins ou (et) amis, aux combats sans concession qui se déroulent sous les yeux horrifiés de ses très jeunes protagonistes (très peu ont plus de 20 ans) qui, plus le conflit avance, monte en violence, en cruauté et en confusion, plus ils doutent de son intérêt et de sa légitimité, prenant par la même occasion conscience de la réalité et des conséquences de leurs actes.



La séquence du pillage de la ville de Lawrence montre la plupart de ses jeunes, errant hébétés au sein des rues, horrifiés par ce qu’ils sont en train de faire, par les atrocités qu’ils commettent, par l’abjection des tueries qui les entourent : des hommes, des femmes et des enfants embourbés dans un conflit sanglant qui les dépasse, certains luttant certes pour une cause à laquelle ils croient dur comme fer mais la plupart venus se battre soit pour des motifs personnels mais aussi pour bon nombre d’entre eux pour étancher leur soif de sang et de violence. Le scénario nous propose ainsi une sorte de récit initiatique mettant avant tout l’accent sur les sentiments et les relations entre les personnages ; avec un grand souci d’authenticité, il suit ainsi tout un groupe de jeunes Buschwakers étant partis en guérilla plus par vengeance ou par loyauté que par convictions personnelles, avec la volonté de restituer au mieux leur quotidien, laissant au spectateur tout le loisir d’écouter, de juger et comprendre (ou non) leurs motivations, leurs questionnements et leurs contradictions. Il prend le temps de décrire leur vie au jour le jour, au repos et au combat, en planques ou à l’attaque, et dépeint avec subtilité et émotion sur fond de lutte fratricide trois amitiés successives, celle entre Jake, le jeune fils d’un pauvre immigré allemand, et le fils d’un riche planteur, puis celle d’un maitre et de son ex-esclave Daniel, et enfin, après plusieurs drames ayant causé leur considérable nombre de morts, celle de Jake et Daniel, cet esclave affranchi ayant pris part au conflit du côté sudiste par respect pour son ami. On mesure ainsi la richesse des personnages et des situations, Daniel se voyant par exemple victime de racisme de la part de ses propres compagnons d’armes. Le fait d’avoir ancré le récit au Missouri, état à la frontière des deux camps, administré par les Nordistes mais comptant une majorité de citoyens plus proches des Sudistes, était la meilleure des manières de faire entrevoir la complexité de ce conflit.



Mais qui pourrait-être le diable évoqué par le titre ? Certains y reconnurent le personnage glaçant de Pitt Mackeson interprété par l’inquiétant Jonathan Rhys-Meyers, jeune et énigmatique tueur au sang froid qui représente le pire de la cause sudiste : raciste, rancunier, belliqueux et qui massacre au final par goût de la violence et pour les rançonner aussi bien des civils que des militaires, qu’ils appartiennent à un camp ou à un autre. Sans lui trouver d’excuses malgré une enfance à priori difficile, on peut voir ce personnage assez intrigant comme une des innombrables victimes de ce conflit civil destructeur et meurtrier. Pour ma part, concernant le diable, j’y voyais plutôt le personnage historique de Quantrill (interprété auparavant par Walter Pidgeon dans Dark Command de Raoul Walsh, James Millican dans The Stranger Wore a Gun de André de Toth et bien d’autres), brillant orateur qui conduira ses ‘massacreurs du Kansas’ sur les chemins les plus noirs jusqu’à la mise à sac de Lawrence au petit matin du 21 août 1863, l’un des épisodes les plus sanguinaires de la guerre de Sécession, le groupe assassinant plus de 180 hommes, brulant 185 bâtiments et pillant la ville entière. Le segment médian consacré à Quantrill et sa bande s’avérant finalement relativement court quoique impressionnant et durablement marquant, le diable ne serait-il pas tout simplement cette guerre civile meurtrière qui en rappelle bien d’autres plus contemporaines ? Rien n'est dévoilé à ce propos durant le récit ; chacun se fera son opinion.



Pour ceux qui craindrait du manichéisme (piège dans lequel il aurait été assez facile de tomber concernant cet épineux sujet), sachez qu'il est d’emblée évacué, le film débutant quasiment par le pillage nocturne d’une maison de l’aristocratie sudiste et l’assassinat de ses habitants par les Jayhawkers (partisans du Nord), immédiatement suivi par les représailles tout aussi sanglantes des Bushwakers ayant piégé une escouade nordiste. Et puis tous ces jeunes gens se battent moins par idéologie que pour des motifs personnels, surtout par fidélité envers des proches, parents ou amis. Si le sujet est passionnant, la réalisation très classique (dans le sens le plus noble du terme) n’est pas en reste, ample, lyrique et inspirée tout aussi bien durant les spectaculaires séquences d’action au sein de la fureur des combats que dans les scènes plus calmes et intimistes grâce à un scénario d’une remarquable intelligence et à la qualité de la direction d’acteurs, tous les jeunes comédiens méritant des éloges de Tobey ‘Spiderman’ Maguire à la chanteuse Jewel en passant par le charismatique Skeet Ulrich ou les excellents Jeffrey Wright et Simon ‘Mentalist’ Baker. Sans oublier une photographie de toute beauté signée Frederick Elmes (collaborateur habituel de David Lynch) et une superbe partition du compositeur attitré de Atom Egoyan, Mychael Danna, qui se fait remarquer de la plus belle des manières dès l'Opening Title.

En conclusion, je peux reprendre mot pour mot celle que j’écrivais pour terminer ma chronique du chef d’œuvre de John Huston, La Charge victorieuse : avec sobriété, dépouillement et sans aucun sens du pittoresque, Ang Lee nous embarque aux côtés de combattants anonymes avec un souci presque documentaire dans sa description de la pitoyable réalité de la guerre, nous quitte sans heureusement nous avoir donné l’envie d’en découdre et termine même son film par une conclusion d’une profonde humanité montrant la fraternité des hommes par-delà les conflits qui peuvent les faire se battre. Il est temps de redonner de la visibilité à ce bide monumental et de découvrir ce film superbe, ample et humain, jamais didactique ni manichéen ! Hollywood n’a pas fini de nous captiver avec ce sujet et Chevauchée avec le diable en est l’un des plus parfaits exemples, un beau morceau de cinéma au souffle épique et aux propos nuancés sur la guerre et ses conséquences, le tout baignant dans une atmosphère aussi tendue que mélancolique. Du grand et beau spectacle !

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 6 juillet 2023