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Critique de film
Le film
Affiche du film

Raison et sentiments

(Sense and Sensibility)

L'histoire

Au siècle dernier en Angleterre, à la suite du décès de leur père, les sœurs Dashwood et leur mère sont contraintes de réduire drastiquement leur train de vie et de quitter leur propriété pour s'exiler à la campagne. L'aînée, Elinor, renonce à un amour qui semble pourtant partagé, tandis que sa cadette, Marianne, s'amourache du séduisant Willoughby. Si la première cache ses peines de cœur, la seconde vit bruyamment son bonheur. Jusqu'au jour où Willoughby disparaît.

Analyse et critique

Raison et sentiments s’inscrit dans un véritable momentum des adaptations de Jane Austen durant les années 90. La romancière avait connu un transposition hollywoodienne oubliée d’Orgueil et préjugés en 1940, mais s’était régulièrement rappelée au bon souvenir des téléspectateurs britanniques à travers plusieurs feuilletons et téléfilms au fil des décennies. Cependant le succès de la mini-série Orgueil et préjugés en 1995 et le phénomène littéraire du Journal de Bridget Jones de Helen Fielding (publié en 1996), qui en est une variation moderne, font soudain de l’œuvre de Jane Austen une référence pop pour les jeunes générations - érigeant un Colin Firth en sex-symbol outre-Manche. Au cinéma et à la télévision, les adaptations se multiplient soudain avec une réussite mitigée - le gros bonbon inconsistant Emma l’entremetteuse (1995) avec Gwyneth Paltrow, le trop méta mais pas assez touchant Mansfield Park (1999) de Patricia Rozema (1999) - mais aussi des relectures témoignant de la dimension pop acquise par Jane Austen comme le teen movie Clueless (1995) d'Amy Heckerling revisitant Emma. Le film d’Ang Lee fut assurément un des sommets de cette Austen mania, largement salué par la critique en son temps. Raison et sentiments est le premier roman tardif de Jane Austen paru en 1811, dont le succès d’estime ouvrira la voie à d’autres bien plus importants, en faisant d'elle l'une des autrices les plus populaires de l’époque même si la vraie grande reconnaissance et l'analyse littéraire se feront après sa mort. Le livre est en quelque sorte une révision d’un texte de jeunesse intitulé Elinor and Marianne, qu’après un long silence créatif Jane Austen se décide à reprendre pour entamer la carrière que l’on sait.

L’histoire dépeint les amours contrariées de deux sœurs, Elinor et Marianne, dont les caractères diamétralement opposés (fougueux et passionné pour l’une, calme et mesuré pour l’autre) vont les amener à réagir bien différemment face à cette haute société anglaise cruelle et frivole où tout rapport repose sur la notion de classe. Les deux héroïnes étant sans fortune, elles vont aller au-devant de bien des déconvenues. Romantisme, mélange de retenue et d’emphase, et féroce satire bourrée d’humour, Raison et sentiments constituait de brillants débuts pour l’auteure. Néanmoins, on est en droit d’y trouver quelques légers défauts totalement corrigés dès le merveilleux Orgueil et préjugés à suivre. Austen reste ainsi trop évasive dans certains liens primordiaux entre certains personnages (on reste très distant des relations entre Marianne et le Colonel Brandon, et le mariage entre eux en conclusion n’est guère touchant) et à l’inverse surligne parfois trop par le dialogue le caractère pourtant bien établi des deux sœurs (on ne compte plus les crises de Marianne, Elinor est mesurée jusqu’à l’excès parfois). L’excellent scénario d’Emma Thomson atténue largement ces petits soucis. Tout ce qui n’était que de l’ordre descriptif dans le livre se voit ici approfondi sous la caméra d’Ang Lee. Le lien affectif se tissant entre Edward Ferrars (Hugh Grant) et Elinor (Emma Thomson) est ainsi longuement développé en début de film, le cadre rural apaisant où évoluent les deux personnages accompagne bien la nature douce de leurs caractères. Emma Thomson, tout en élégance et sensibilité retenue, est parfaite et Hugh Grant, gauche et effacé, rend plus attachant encore Ferrars que dans le livre. Il en va de même pour Marianne dont l’emphase a été un peu atténuée, et Kate Winslet (dont l'appétence pour les films en costumes à cette période lui vaudra le surnom de « Corset Kate ») lui prête la fièvre amoureuse attendue sans pour autant la rendre égoïste.

La romance exaltée (magnifique séquence de sauvetage sous la pluie) et tragique avec le fourbe Willoughby est ainsi idéalement menée dans son charme trop appuyé en laissant deviner l’issue, comme dans le cruel cynisme intéressé qui l’achèvera. Le script ajoute une foultitude de petites saynètes pour montrer l’interaction entre Marianne et son prétendant malheureux, le Colonel Brandon, qui renden ainsi leur rapprochement plus touchant, notamment grâce un Alan Rickman résigné qui bouleverse souvent lors des divers camouflets qu’il subit. A quelques broutilles près (les personnages les moins actifs disparaissent, comme la deuxième sœur Steel ou la fade Mrs Jennings) et certaines coupes nécessaires, le film est donc très fidèle. Ang Lee adopte une esthétique feutrée et ne tombe pas dans une flamboyance inappropriée, même si de jolis moments se dégagent avec une très belle scène de bal ou la première rencontre entre Marianne et Willoughby. La mise en scène du réalisateur est réellement au service des personnages et tente souvent de cerner l’émotion dissimulée au détour d’un regard à la dérobée, d’un geste inapproprié, des données essentielles dans cette société où le paraître et la dissimulation sont si importants. C’est particulièrement vrai pour Elinor, forcée de donner bonne mesure face aux tourments qu’elle subit, et Emma Thomson est aussi brillante dans la contenance (la scène où elle apprend que Ferrars est fiancé avec cette détresse fugitive dans le regard) que quand l’émotion la déborde enfin lors de l’ultime entrevue heureuse avec Ferrars.

L’alchimie fraternelle est réellement palpable avec Kate Winslet et on saluera à nouveau les légers ajouts qui rendent le drame plus fort, tel Marianne brisée observant sous la pluie la demeure de Willoughby, mais aussi le dernier regard de ce dernier à la fin qui exprime ce qu’un très long dialogue nécessitait dans le livre, son regret. La très belle musique de Patrick Doyle joue également un grand rôle dans sa manière de guider subtilement les émotions tout au long du film. Il n’y a bien que l’aspect caustique qu’Ang Lee ne parvient pas à rendre aussi fort malgré quelques moments amusants (la révélation de Miss Steel à la sœur de Ferrars quant à leur lien est un grand moment). Le goujat vaniteux Robert Ferrars est assez raté notamment, et il manque réellement quelques joutes verbales et phrases assassines qui auraient ajouté du piquant. Une très belle transposition donc et l'un des meilleurs films de Ang Lee, qui ravira les amateurs de Jane Austen et qui à coup sûr donnera envie aux autres de s’attaquer à ses ouvrages. L’Austen mania se confirmera d’ailleurs dans les années 2000, avec notamment une adaptation très saluée d’Orgueil et préjugés (2005) par Joe Wright avec Keira Knightley.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 2 septembre 2022