Critique de film
Le film
Affiche du film

Charlie et ses deux nénettes

L'histoire

Charlie (Serge Sauvion), la quarantaine, rencontre en sortant de l’agence pour l’emploi deux cousines inséparables et délurées de 20 ans, Guislaine (Jeanne Goupil) et Josyane (Nathalie Drivet), elles aussi à la recherche d’un travail après s’être fait toutes les deux licenciées. La discussion entamée sur le trottoir se poursuit au café. Les deux filles ayant pris connaissance que Charlie faisait autrefois les marchés en plein air, le poussent à reprendre cette activité en se proposant de l’aider. Les marchés ne fonctionnant plus très bien en région parisienne à cause de la multiplication des grandes surfaces, ils décident d’aller faire une tournée en province pour vendre des toiles cirées. Les voilà partis à parcourir les routes de France ; les affaires vont bon train, le trio s’entend à merveille, mais la rencontre avec un autre marchand, Tony (Jean-Pierre Marielle), va faire éclater le groupe car Josyane en tombe amoureuse...

Analyse et critique


Joël Séria n’est quasiment aujourd’hui connu du grand public que pour ses fameuses et jubilatoires Galettes de Pont-Aven avec entre autres la prestation inoubliable d’un Jean-Pierre Marielle déchaîné. Il faut dire que sa filmographie ne contient que huit longs métrages, pas tous d’ailleurs forcément mémorables, et que sa carrière pour la télévision n’est guère plus renommée, ne signant ici et là que quelques épisodes de séries tels Nestor Burma ou Série noire. Charlie et ses deux nénettes est son deuxième film après le sulfureux Mais ne nous délivrez pas du mal, dont le thème n’était autre que la dévotion de deux jeunes pensionnaires d’une institution religieuse pour le vice. Le film qui nous concerne ici ne possède plus rien de ce parfum de scandale, même si certains feront encore grise mine lorsqu’ils se rendront compte du ménage à trois amoureux constitué par un quarantenaire et deux jeunes filles encore mineures, la majorité étant encore fixée à 21 ans en 1973, l’âge ayant été abaissé à 18 ans seulement en juillet de l’année suivante. Car oui, par une ellipse assez géniale, le spectateur comprend petit à petit que, durant cette nuit passée dans un hôtel miteux, alors qu’il ne restait qu’un seul grand lit pour le trio et qu’ils avaient quand même décidé de se coucher serrés tous trois côte à côte en tout bien tout honneur, Charlie et ses deux comparses n’avaient pas fait que dormir ou discuter.


Mais attention, il n'y a rien de glauque ni de graveleux dans cette séquence mais au contraire une grande tendresse et un naturel confondant, tous trois ayant l’air de ne rien regretter, ayant apprécié un moment de plaisir tout simple dont on ne saura jamais s’il se sera ou non renouvelé. Séria nous laisse nous faire notre propre idée, n’ayant pas ici pour intention de provoquer, même si dans sa description de la société de l’époque il n’épargne pas par petites touches ni la morale réactionnaire bourgeoise ni la bêtise et la méchanceté de certains de ses compatriotes. Joël Séria, auteur complet de son film, ne raconte pas grand-chose - et ce n’est pas un reproche, les ressorts dramatiques n’étant pas forcément nécessaires pour aboutir à un bon film - mais, avec un sens aiguisé de l’observation, dépeint avec affection et sympathie, mais surtout sans rien de méprisant, toute une frange de la "caste" populaire, les petites gens, une certaine France du début des années 70 avec ses bals populaires, ses fêtes foraines, ses bistrots, ses caravanes... A posteriori, le film se révèle être une passionnante radiographie de cette époque qui se fait au travers d'une histoire on ne peut plus simple : la traversée de l’Hexagone par Charlie, Ghislaine et Josyane, leurs déambulations routières pour vendre des toiles cirées sur les marchés de la région parisienne puis de la province. Le réalisateur connaissait parfaitement ce travail et ce milieu pour avoir lui-même fait les marchés pour "mettre du beurre dans ses épinards" alors qu’il était simple comédien.


Si Marielle - déjà grandiose - dans son personnage de bonimenteur hâbleur et roublard s’avèrera un parfait goujat, notre trio est au contraire constitué par trois protagonistes avec qui nous aurions bien aimé partagé quelques moments tellement ils respirent une profonde gentillesse, surtout Charlie (rôle au départ pensé pour Belmondo puis proposé à Marcel Bozzuffi mais qui échoua finalement au formidable Serge Sauvion, la voix française de l’inspecteur Columbo), quarantenaire bohème et sans attaches qui vit de sa débrouillardise sans jamais que ce soit au détriment des autres. Au contraire d’une honnêteté et d’une correction sans failles, il est franc et prévenant, prêt à tout pour aider et protéger ceux qu’il aime sans jamais rien leur imposer. Mature au point de ne jamais être jaloux, au point de coucher avec ses deux "nénettes" mais sans les avoir obligées, juste en profitant de l’instant présent et de bons moments consentis à trois ; un personnage remarquablement attachant de par son désintéressement ! Quant aux deux cousines souriantes et délurées, si elles n’ont pas de grandes différences de caractère ni de personnalités très marquées, elles représentent la plupart de ces jeunes femmes qui voulaient s’émanciper d’une famille ou (et) d’un milieu trop rigides et qui souhaitaient avant tout pouvoir rire et profiter de la vie, sans nécessairement d’obligations et sans se faire harceler par des patrons. Elles gloussent beaucoup et peuvent parfois sembler agaçantes mais la complicité de Jeanne Goupil (l’épouse de Séria) entre de Nathalie Drivet est telle qu’on s’habitue vite à ces deux jeunes filles toujours joviales et d’un optimisme béat malgré leur situation, qui s’extasient devant un bon repas, un tour d’auto-tamponneuse ou un petit déjeuner pris à l’hôtel. Leur constante gaieté, leur entrain euphorisant, leur esprit libertaire et parfois irrespectueux mêlé à une certaine candeur font un bien fou.


Cinématographiquement, ce n’est pas forcément très soigné, la direction d’acteurs semble parfois en roue libre, mais ces choix probablement voulus de mise en scène rendent Charlie et ses deux nénettes encore plus délicieux par cette volonté de grande modestie ; un peu comme si nous nous trouvions devant un film amateur, ce ton le rendant encore plus réaliste et naturel, suite de rencontres, de repas, de nuits de fêtes (bals populaires, fêtes foraines). Un road-movie au ton assez atypique, entre Jacques Rozier et Pascal Thomas (on peut difficilement faire mélange plus agréable), au charme entêtant : il capte parfaitement bien et avec bienveillance l’air du temps et nous fait voyager dans toute la France à bord d’une vieille fourgonnette 404 bâchée, dans des paysages tour à tour ensoleillés et enneigés. Sur un joli thème musical de Philippe Sarde parcimonieusement utilisé, Charlie et ses deux nénettes est un film naturaliste tendre et plutôt optimiste qui prône la liberté, l’insouciance et le nomadisme avec un ton d’une grande fraicheur sans pour autant bien évidemment tomber dans la mièvrerie, tout au contraire plutôt libertaire et antisocial, parfois même un poil désabusé lorsque par exemple est évoquée la métamorphose inéluctable du commerce avec la multiplication et le croissance des grandes surfaces qui risquent de faire disparaitre les marchés, vider les centres-villes et détruire les liens sociaux. Plutôt bien accueilli par la presse, ce fut néanmoins un échec commercial qu’il est toujours temps de faire oublier. Car on ne crache jamais sur un moment sans prétention de sincérité, d’authenticité, de spontanéité revigorante, surtout quand il fait l'apologie du refus d’une vie de labeur, du droit à la liberté d’agir et de penser différemment. Très attachant.


En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 26 octobre 2023